LES EXCENTRIQUES
FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Fernand Fleuret
- XV -
Le Voyageur

 
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"Je préférais déjà les Songes et l'Artifice aux réalités effectives.
Sur le déclin de ma jeunesse, je m'aperçois que je n'ai guère étreint que des chimères,
dédaigneux des corps sensibles qui se donnaient à moi."

Fernand Fleuret, Soeur Félicité.


Dans les années 30, Fleuret fait face à des difficultés matérielles grandissantes. Gabrielle Réval, âgée et malade, a vu sa fortune sérieusement entamée par la Crise. Sa vogue de romancière et de conférencière n'est plus qu'un souvenir. Elle a du quitter l'avenue Mercédés pour s'installer, avec Fleuret, au 67 de l'avenue Kléber. Les crises de dépression laissent Fleuret abattu, épuisé. Il apparaît somnolent, comme engourdi, et éprouve de plus en plus de difficultés à écrire. L'envie lui vient parfois d'en finir d'une façon ou d'une autre. "Que n'ai-je trente-cinq ou quarante ans, écrit-il à un ami, pour aller me faire casser la gueule en Espagne, à droite ou à gauche!"
En 1935, le Prix de la Renaissance vient couronner Echec au Roi. Dans ce roman historique, dans la lignée de Dumas, Fleuret raconte les dix dernières années du règne de Henri IV et son assassinat qu'il attribue au parti catholique. Parmi les jurés de ce prix de six mille francs créé pour récompenser les oubliés des prix littéraires, d'anciens lauréats comme Léon Paul Fargue, Pierre Mac Orlan, Henry de Jouvenel, Pierre Hamp... Il faut aller chercher Fleuret à la Bibliothèque Nationale où il travaille comme d'habitude. Sa timidité l'empêche de parler et il se contente de sourire pour remercier.
Il continue de publier. Par bonheur pour ses lecteurs, il réunit ses préfaces, articles et souvenirs divers en cinq volumes que publie le Mercure de France : La Boîte à Perruque, De Ronsard à Baudelaire, De Gilles de Rais à
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Fleuret en 1937
(tous droits réservés)

Guillaume Apollinaire
, Serpent-de-Mer et Cie et Le Cornet à Poux. Pour Pascal Pia, ces recueils ont "aussi attachants que les Vies Imaginaires de Marcel Schwob ou que le Flâneur des Deux Rives de Guillaume Apollinaire." Fleuret y montre toutes les facettes de son humour irrévérencieux et de son érudition souriante. Qui d'autre pourrait disserter aussi bien de Remy de Gourmont que du serpent de mer? Et mettre en exergue à un de ses livres cette phrase : "Il ne faut jamais aller là-dedans qu'avec quelque officier, car, autrement, les forçats vous font mille niches : entre autres, ils soufflent des cornets pleins de poux sur les habits..."?
Attaqué, à propos d'Echec au Roi, par La Croix qui l'accuse de falsification historique, Fleuret attaque en justice le journal catholique et obtint sa condamnation le 10 avril 1937. Cette même année, sa mère disparaît tragiquement. La vieille dame n'a pas supporté d'être inquiétée par le fisc pour une erreur vénielle. Fleuret est venu au secours de sa mère et lui a évité les poursuites, mais elle ne parvient pas à surmonter la honte d'avoir été accusée de fraude. Venue passer l'été avec son fils, elle erre dans Paris toute une journée, après une tentative de suicide. Victime d'un refroidissement, elle meurt le 15 juillet. Fleuret, écrasé de chagrin, s'accuse d'avoir par sa négligence provoqué cette mort. Son caractère change brutalement. Il devient agressif, cherche querelle pour un oui ou un non.
Les médecins le bourrent de calmants. En vain. Au cours de l'été ses amis s'inquiètent d'un comportement de plus en plus erratique. Fleuret se plaint d'être poursuivi par des spectres. Nous avons vu comment il tient des conversations avec Apollinaire ou le douanier Rousseau. Certains fantômes sont plus menaçants. A la campagne, chez Maître Garçon, il rentre blême d'une partie de chasse en annonçant : "J'ai manqué tuer quelqu'un que j'avais pris pour une ombre." Il maigrit et, en marchant, récite l'Ave Maria pour imposer le silence aux esprits qui le persécutent.
Le 10 mai 1938, Gabrielle Réval doit emmener Fernand Fleuret dans la clinique du Docteur Delmas, un spécialiste des maladies mentales, à Ivry. Très malade, elle doit elle-même abandonner l'appartement parisien et vendre la villa "Mirasol". Elle meurt le 15 octobre 1938 chez son fils à Lyon. Fleuret apprend la nouvelle par un autre pensionnaire de la clinique qui lui montre un article nécrologique. Fleuret saisit le journal et le jette à terre en criant "Merde!". Il n'a déjà plus que de rares moments de lucidité au cours desquels il s'inquiète de sa guérison proche et met en ordre ses derniers projets littéraires. Le reste du temps il refuse de quitter sa chambre où, les volets clos, il dort ou tient d'interminables conversations avec des visiteurs invisibles, où il fait les demandes et les réponses :
- Je te dis Fernand que tu as tué ta mère! Tu es damné Fernand!
- Tu oses dire cela, misérable! Non, je n'ai pas tué ma mère!
- Mais qu'est-ce qu'on t'a fait, mon pauvre enfant, qu'est-ce qu'on t'a fait?
La peur de l'Enfer qui le tourmente le conduit à renier ses écrits et particulièrement Raton. Pour empêcher les démons d'entrer en lui par les pieds, il dessine des croix sur la semelle de ses souliers. A André Salmon, il confie très sérieusement qu'il a commis un sacrilège effroyable, impardonnable. Et c'est d'une voix blanche qu'il avoue : "J'ai pissé dans un bénitier!" La certitude lui est en effet venue d'être damné. Ce n'est pas l'opinion de l'abbé Bousquet, l'aumônier de la clinique, qui n'éprouve que sympathie et admiration pour "Fernand Fleuret, homme de lettres, auteur de belles études sur Ronsard, poète distingué, rédacteur au Mercure de France, créateur de l'étonnant Jim Click et des Derniers Plaisirs de Don Juan." Le prêtre vient le visiter "non seulement pour adoucir sa triste destinée (...) mais encore pour jouir avec lui des plus belles choses : l'entendre parler de littérature et d'art, l'écouter déclamer avec distinction des vers d'Hugo (...) Au fond sa grande vertu était la bonté, sa grande faculté, le coeur. (...) Il reste pour moi le profit d'avoir approché un esprit original, droit, qui souffrit plus que d'autres et me donna l'occasion d'une amitié réelle."
Sans famille, sans ressources, Fleuret ne peut rester plus longtemps dans un établissement privé. Ses amis, Maurice Garçon, t'Serstevens, et quelques autres, tentent d'organiser une vente de ses livres et de ses tableaux pour lui constituer un viager. Leurs efforts sont réduits à néant par la déclaration de guerre en septembre 1939.
Evacué avec les autres malades du Dr Delmas à Pornichet, Fleuret ne donne plus aucun espoir de guérison. En 1941, ses factures demeurant impayées, le docteur Delmas fait transférer Fleuret à l'asile de Sainte Anne. Le docteur Durand diagnostique que Fleuret "a un délire énorme. Tantôt il affirme qu'il est né de la veille, tantôt il se croit possédé, tantôt il prétend être Jésus. Son état est très sérieux et il est fort regrettable que la faiblesse de son coeur ne nous permette pas de tenter l'électrochoc qui donne souvent des résultats inespérés."
Fleuret restera six longues années enfermé à Sainte Anne. Il n'écrit plus mais aime à recopier certains de ses poèmes. Parfois il dédicace à un visiteur ou à un malade un poème de Mallarmé ou de Verlaine dont il croit être l'auteur. Rendant hommage à Ch.-Th. Féret, Fleuret avait écrit : "C'est dans tes vers que je te retrouve, où d'autres te retrouveront, et dans un temps très lointain, bien après même que ces feuilles auront été balayées par l'oubli." Mais à l'heure de sa propre mort, il se refuse même cette consolation. A une amie dévouée qui vient le visiter chaque jour, il dédicace, trois mois avant de s'éteindre, un exemplaire de Friperies : "A la même qui conserve mes livres pour la Postérité réduite à sa personne.
Au printemps 1945, un phlegmon mal soigné provoque une septicémie. Fernand Fleuret tombe dans le coma et meurt dans la nuit du 17 au 18 juin. On l'enterre auprès de sa mère au Père-Lachaise.
Les années ont passé. A l'exception de la Vie de la bienheureuse Raton, fille de joie et de Jim Click, parfois réédités, l'oeuvre de Fernand Fleuret demeure inaccessible. Il n'existe d'ailleurs pas de bibliographie complète. Les dictionnaires, quand ils ne l'oublient pas, ls'en débarrassent en deux lignes. Cet oubli, Fleuret l'avait pressenti : "Hélas! je crains fort qu'aujourd'hui celui qui n'a pas connu la gloire de son vivant ne la tente encore moins dans l'avenir." La faute n'en est pas au talent de l'auteur de Jim Click. "Aucun commerce, écrit Pascal Pia, n'a été plus agréable ni plus fructueux que la fréquentation de Fleuret et de ses livres. J'aurais dû le dire plus tôt et montrer comment par une rencontre extraordinaire, l'érudition, l'humour et la poésie faisaient de Fleuret un personnage comme il ne s'en trouve que de loin en loin, et comme, peut-être, il n'y en avait pas eu depuis Nerval." (Pascal Pia, Feuilletons littéraires)

Souhaitons à l'ombre de Fernand Fleuret d'avoir retrouvé celle de Guillaume Apollinaire. Puissent-elles continuer de hanter les rues du côté des Batignolles...

Le voyageur
A Fernand Fleuret

Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant
La vie est variable aussi bien que l'Euripe
Tu regardais un banc de nuages descendre
Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures
Et de tous ces regrets de tous ces repentirs
Te souviens-tu

Vagues poissons arqués fleurs submarines
Une nuit c'était la mer
Et les fleuves s'y répandaient

Je m'en souviens je m'en souviens encore

Un soir je descendis dans une auberge triste
Auprès de Luxembourg
Dans le fond de la salle il s'envolait un Christ
Quelqu'un avait un furet
Un autre un hérisson
L'on jouait aux cartes
Et toi tu m'avais oublié

Te souviens-tu du long orphelinat des gares
Nous traversâmes des villes qui tout le jour tournaient
Et vomissaient la nuit le soleil des journées
O matelots ô femmes sombres et vous mes compagnons
Souvenez-vous-en

Deux matelots qui ne s'étaient jamais quittés
Deux matelots qui ne s'étaient jamais parlé
Le plus jeune en mourant tomba sur le côté

O vous chers compagnons
Sonneries électriques des gares chant des moissonneuses
Traîneau d'un boucher régiment des rues sans nombre
Cavalerie des ponts nuits livides de l'alcool
Les villes que j'ai vues vivaient comme des folles

Te souviens-tu des banlieues et du troupeau plaintif des paysages

Les cyprès projetaient sous la lune leurs ombres
J'écoutais cette nuit au déclin de l'été
Un oiseau langoureux et toujours irrité
Et le bruit éternel d'un fleuve large et sombre

Mais tandis que mourants roulaient vers l'estuaire
Tous les regards tous les regards de tous les yeux
Les bords étaient déserts herbus silencieux
Et la montagne à l'autre rive était très claire

Alors sans bruit sans qu'on pût voir rien de vivant
Contre le mont passèrent des ombres vivaces
De profil ou soudain tournant leurs vagues faces
Et tenant l'ombre de leurs lances en avant

Les ombres contre le mont perpendiculaire
Grandissaient ou parfois s'abaissaient brusquement
Et ces ombres barbues pleuraient humainement
En glissant pas à pas sur la montagne claire

Qui donc reconnais-tu sur ces vieilles photographies
Te souviens-tu du jour où une vieille abeille tomba dans le feu
C'était tu t'en souviens à la fin de l'été
Deux matelots qui ne s'étaient jamais quittés
L'aîné portait au cou une chaîne de fer
Le plus jeune mettait ses cheveux blonds en tresse

Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant

La vie est variable aussi bien que l'Euripe

Guillaume Apollinaire, Alcools.



© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mars 2003)

FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE

 

 
   

 
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