LES EXCENTRIQUES
FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Fernand Fleuret
- VI -
Gabrielle Réval

 
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"Quant à moi, je ne faisais rien que de regretter la Normandie et sonder l'abîme de l'avenir."

Fernand Fleuret, Éloge de Raoul Dufy.


Fernand Fleuret sombre à nouveau dans un profond accès de dépression et écrit à Féret : "J'ai cherché et je n'ai point trouvé, j'ai frappé et on ne m'a pas ouvert. J'ai mis un grand "FINIS" aux oeuvres que je n'ai jamais écrites." L'échec de Friperies lui paraît définitif, d'autant qu'à l'époque il se croit mourant. De santé précaire, il souffre d'une hypertrophie cardiaque qui lui vaut d'être
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Portrait de Fleuret par Raoul Dufy
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réformé par le conseil de révision. Les excès et les privations de la vie de bohème n'arrangent rien. Le visage creusé par la fièvre, Fleuret tousse beaucoup, au point de faire craindre à ses camarades qu'il n'ait contracté la tuberculose. Beauclair se voit contraint de le mettre à la porte : "Castex a la trouille : à son âge, il ne veut pas devenir tuberculeux, c'est dur pour un grand reporter. Et il ne veut pas crever. Vous comprenez?... Et bien! guérissez-vous!"
On lui conseille pour se remettre sur pieds de s'éloigner de Paris. La Côte d'Azur est alors une sorte de mouroir pour les malades des poumons : "Novembre, écrit Henry Jean-Marie Levet, tribunal suprême des phtisiques / M'exile sur les bords de la Méditerranée..." A l'été 1907, Fleuret part donc, en compagnie de l'ami Raoul Dufy, pour la Provence. Ils n'ont pas un sou en poche et des chaussettes trouées. Ce qui n'a en soi guère d'importance tant il est vrai que, pour Fleuret, "la vie est sur un plan, l'art est sur un autre". Rien ne semble pouvoir entamer l'assurance et la fantaisie de Dufy. Fleuret, le timide, admire la fantaisie de son compagnon : "Dufy, pareil à tous les grands artistes, est optimiste. On l'a vu, par exemple, ignorant de l'équitation, enfourcher sans étriers des chevaux ombrageux et galoper sur les pelouses; novice dans l'art de gouverner une barque, s'aventurer en mer, et marchander des châteaux quand ni l'un ni l'autre n'avions de quoi payer notre modeste traiteur."
La Provence déroute d'abord Fleuret, Normand "familier avec la verdure mouillée de sa province et celle de l'Angleterre." Il remâche son désespoir. La mort souffle dans son cou et la foi de son enfance l'a quitté : "Il n'y a point de Maître. Le dortoir souterrain où nous irons coucher sur des paillasses d'humus, n'a pas de surveillant. Nulles pantoufles brodées ne réveilleront les corridors; nul Proviseur ne viendra balancer sa lanterne pour scruter les visages. nous ne rêverons même pas l'un à l'autre. Nous ignorerons le suçoir du ver, cette puce des morts. Nous l'ignorerons comme la goutte d'eau qui tombera à coups égaux sur nos fronts et les percera patiemment. Littérature encore que tout cela : ni dortoir, ni goutte d'eau, ni ver peut-être, mais une boîte de bois, plus tard le pêle-mêle de la fosse commune et la crémation."
Pendant ce temps Dufy aligne "trente dessins tous les matins", et revient déjeuner avec la certitude d'avoir d'ores et déjà fait fortune. Le soir, à la lumière d'une bougie volée par Fleuret, il grave sur bois des illustrations pour une nouvelle édition de Friperies. A l'heure du dîner, ils grignotent du nougat, "ce nougat des enfants provençaux qui n'est qu'un grossier magma d'amandes et de caramel et qui fait penser au ciment romain". Ne pouvant plus payer leur pension, les deux artistes déménagent à la cloche de bois, se résignant à brûler la plupart des dessins de Dufy, et se réfugient à Marseille, chez Friesz. Là, au-dessus du Vieux Port, ils vivent de polenta "à raison de dix sous par jour."
Au moins Marseille est-il un port avec sa foule bigarrée, ses bruits et ses odeurs. Fleuret s'y remet peu à peu de ses malheurs. Il regarde passer les marchandes de poisson et les piles de paniers qu'elles portent sur la tête : "Elles marchaient gravement, toujours en savates, débraillées, les poings sur les hanches et la bouche pleine de cris. La plupart de ces femmes étaient jeunes et magnifiques." Vivant "dans l'heureuse paresse qui est la loi de nature", Fleuret partage ses journées entre de longues échappées dans le passé en compagnie de Mlle de Scudéry ou Ninon de Lenclos, et l'exploration, "au milieu des mélopées arabes et des rondes italiennes", des quartiers chauds de Marseille.
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La villa Mirasol
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De Marseille, au début de 1908, Fleuret gagne Cap d'Ail pour se reposer chez sa marraine, Gabrielle Réval. Née en 1870, à Viterbe, en Italie, elle n'est autre que la petite-fille de Dominique Fleuret, le vétéran des guerres de l'Empire, et donc la cousine de Fernand. Le Larousse du XXe siècle lui consacre en 1928 cette notice : "Sortie de l'École normale de Sèvres comme professeur, elle quitta bientôt l'Université, et utilisa les observations faites dans ce milieu pour écrire des études de forme romanesque et de portée sociale." Sévriennes ou Lycée de jeunes filles ont été de tels succès que Gabrielle Réval, veuve d'un certain M. de Laforterie, a pu se faire construire au Cap d'Ail une belle villa baptisée "Mirasol". Elle n'a pas revu son filleul depuis le baptême et lui découvre "un visage curieux, tourmenté, des yeux couleurs de mer, des cheveux très blonds". Elle succombe aussitôt au charme de ce jeune homme "vêtu pauvrement, mais avec la recherche négligée d'un prince italien" (J. de Saint-Josse, Fernand Fleuret et ses amis).
A "Mirasol" Fernand Fleuret trouve un asile inespéré. Il devient pour Gabrielle "le plus cher et le plus aimé des poètes". Elle veille tendrement sur lui et le présente à "la société cosmopolite qui parcourt la Côte d'Azur du Cap Martin aux îles de Lérins" (J. de Saint-Josse, Fernand Fleuret et ses amis). Et, lorsqu'il se lasse des mondanités, il peut toujours se retirer à l'écart pour lire ou écrire à ses amis de Paris, ou encore descendre à Marseille, retrouver Friesz et Dufy.
Fleuret séduit Gabrielle par sa fantaisie et sa légèreté. Voulant visiter avec elle l'Ecole Normale de Sèvres, il écarte le concierge qui fait barrage d'un magistral "Prosper Bricole, de l'Académie Française, mon ami!", avant d'écrire sur un mur "Vive Gabrielle Réval!". Prosper Bricole représente pour Fleuret l'académicien type. Il développera le personnage en 1932, avec le Discours prononçé à l'Académie Française par M. Prosper Bricole pour la réception de M. Charles Baudelaire. Fleuret imagine que l'Académie Française élit Charles Baudelaire au fauteuil de... Joseph Prudhomme. Ce qui lui donne l'occasion de se moquer une fois encore de "l'Illustre Compagnie", en opposant Baudelaire, dont il admire le "goût aristocratique de déplaire", à Prosper Bricole, moralisateur verbeux et burlesque : "La Vélole, Messieurs, puisqu'il faut l'appeler par son nom, est un mal, et vous le savez par ouï-dire, qui menace les nobles fonctions de l'esprit après s'être intriduit par les parties inférieures de notre corps misérable. Or le romantisme est tout infecté de cette vélole, dont l'origine érotique se reconnaît assez dans les sujets déshonnêtes qu'affectionnent nos petits auteurs. Mais si la Luxure libère des lois humaines, elle libère aussi de Dieu. Voici pourquoi la Justice détruit les livres qui offensent la pudeur et peuvent conduire aux crimes que l'athéisme inspire; et pourquoi vous avez failli, Môssieu, connaître toute la rigueur du Code."
Gabrielle Réval crut sans doute qu'elle pourrait protéger Fleuret contre lui-même, guérir le poéte de son tourment. Toujours est-il qu'elle l'épousera. Plus tard, Fleuret confiera à un ami : "L'amour empoisonne ma vie. Les femmes sont insupportables, elles croient tout ce qu'on leur dit. Que ne font-elles semblant de le croire. C'est bien mieux."


© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mars 2003)

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