LES EXCENTRIQUES
FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Fernand Fleuret
- XI -
Dr. Ludovigo Hernandez

 
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"La Bourgeoisie se sentit renaître au bord de la faillite, (...)
et le sourire idiot de Joseph Prudhomme refleurit sur ses lèvres.
Son premier soin fut de
liquider les tableaux de peinture moderne dont on l'avait abusée,
de vider chez les bouquinistes ses bibliothèques de
belles éditions vierges du coupe-papier,
et de remplacer par du toc ses diams et ses perlouses.
C'est de là qu'était venu tout le mal,
de même que jadis, au temps de 93,
il était venu de Watteau,
des débauches de Fragonard, de Boucher,
d'un tas de petits polissons,
ces pelés, ces galeux
que les Goncourt retrouvèrent sur les quais
pour quelques centaines de francs!"

Fernand Fleuret, Le Cornet à Poux.


L'année 1921 voit apparaître un nouvel avatar de Fleuret. Il naît lors d'un voyage en Espagne où Othon Friesz et Fleuret accompagnent Gabrielle Réval dans une tournée de conférences sur le thème des femmes dans la littérature. A Madrid, quelqu'un a l'idée fâcheuse de proposer à Fleuret de donner lui aussi une conférence. Sans doute inspiré par le fantôme malicieux de son ancêtre Dominique Fleuret, l'Aventurier, Fernand choisit de faire l'éloge de Napoléon 1er. La provocation réussit au-delà de tous ses espoirs. Malgré cet incident, qui lui permet de poursuivre son voyage sans qu'on lui demande plus jamais de parler? Fleuret succombe aux charmes de l'Espagne qui va, directement ou indirectement, inspirer toute une partie de son oeuvre.
A son retour, il crée le docteur Ludovigo Hernandez, érudit espagnol, dont il fait, en souvenir de ses rêves de voyages au long cours, un chirurgien (à la retraite) de la marine portugaise. Comme Fleuret, Hernandez passe le plus clair de son temps à fréquenter les salles de lecture de la Bibliothèque nationale. Il s'y documente pour son grand projet : la réhabilitation de Gilles de Rais. Condamné par un tribunal ecclésiastique pour hérésie, apostasie et évocation du démon, accusé de meurtre et de sodomie sur des centaines d'enfants, Gilles de Rais, maréchal de France, compagnon de Jeanne d'Arc, a été étranglé et brûlé à Nantes en 1440. Ludovigo Hernandez doute de sa culpabilité et croit à un crime judiciaire, suivant en cela Voltaire et Salomon Reinach, entre autres.
En 1921, la "Bibliothèque des Curieux" publie Le Procès inquisitorial de Gilles de Rais, maréchal de France, avec un essai de réhabilitation par le Dr. Ludovigo Hernandez. Ludovigo renvoie au prénom de Louis Perceau et Hernandez à celui de Fernand Fleuret. Pourquoi choisir ce masque? "C'était, répond Fleuret, une fantaisie comme une autre, une fantaisie innocente qui m'a épargné les injures que l'on ne prodigue pas aux plaisants." Tel un des bouffons de Shakespeare, Fleuret choisit donc de faire passer la vérité sous le déguisement de la fantaisie.
Il prend le sujet suffisamment à coeur pour y revenir, à visage découvert cette fois, dans De Gilles de Rais à Guillaume Apollinaire, publié par le Mercure de France en 1933 : "Et maintenant, si je ne demande pas que l'on élève à Gilles de Rais une statue en place de Nantes, si je n'espère pas dans la découverte d'un fait nouveau qui permettrait de réhabiliter juridiquement la mémoire du maréchal, j'ose du moins affirmer que j'ai acquis la certitude que Gilles fut la victime innocente d'une des plus abominables machinations de l'Histoire."
Basant son argumentation sur les pièces mêmes du procès, Fleuret attaque violemment l'abbé Bossard, auteur d'un Gilles de Rais en 1885, qu'il accuse d'avoir voulu "prévenir toute tentative privée de réhabilitation" et dont il aurait attendu "plus de charité chrétienne et de clairvoyance professionnelle". Constatant que devant
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Fleuret, cuivre de Laboureur, 1928
(tous droits réservés)

le tribunal inquisitorial Gilles de Rais n'a pas eu le secours d'un avocat, Fleuret se lance dans un plaidoyer étincelant qui tient à la fois du livre d'histoire et du roman policier : "Il fallait des pièces à conviction. On leur apporte dans un plat une poussière fine comme de la cendre, qu'on dit être les restes d'un enfant. "D'un enfant brûlé la veille, peut-être", ajoute l'abbé Bossard. L'émotion l'empêche d'affirmer que les cendres sont encore chaudes : parbleu, ce sont des cendres de foyer!... Essayez, Monsieur l'abbé, de réduire un porcelet en cendres, dans un délai de douze heures, avec les moyens primitifs de crémation dont il est parlé dans l'interrogatoire, et vous m'en direz des nouvelles!... Mais quoi? pas un petit os calciné, pas un bouton de fer, une agrafe, une boucle, pas seulement une molaire?"
Fleuret se frotte les mains. une fois encore l'unanimité se fait contre lui. Son projet de fonder une Société des Amis de Gilles de Rais soulève, selon La Fouchardière (L'Oeuvre, 30 octobre 1924), un tollé général : "Les patriotes estimèrent indécent et maladroit de rappeler qu'un maréchal de France ait pu, même au XVe siècle, employer les loisirs d'une paix provisoire et prématurée, à des divertissements qui consistèrent, en gros, à occire, après les avoir détériorés, plusieurs centaines de petits garçons... Les autres crièrent bien haut qu'ils ne voulaient pas être les amis d'un maréchal de France; que d'ailleurs un militaire supérieur était capable de tout, et qu'un maréchal du XVe siècle pouvait bien avoir fait disparaître 400 enfants âgés de huit à seize ans, puisque cinq ou six maréchaux du XXe siècle, grâce aux perfectionnements de la balistique moderne, ont pu faire disparaître 1.500.000 adultes dont les noms seuls demeurent sur des plaques de marbre dans les villages de France."
L'hypocrisie de la morale publique amuse Fleuret. Constatant que la réhabilitation de Jeanne d'Arc fut relativement facile, il poursuit : "C'est qu'il est plus aisé de laver une fille devant la postérité des accusations imprécises de relapse et de sorcière que d'attirer la bienveillance sur un homme soupçonné de bougrerie, de crimes qui salissent les imaginations les plus pures. Dites de quelqu'un qu'il est faussaire, ivrogne, débauché, parjure, traître à sa patrie, dur à ses enfants, ce n'est pour sa mémoire que demi-mal, mais spécifiez qu'il est pédéraste, inventez des anecdotes et le voilà au rebut de l'humanité : je ne connais rien de plus comique!"
Enhardi par ce premier succès, le docteur Ludovigo Hernandez continue d'explorer l'Enfer de la Bibliothèque nationale d'où il ramène, pour la "Bibliothèque des Curieux", un petit ouvrage sulfureux Les Procès de Sodomie aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Il récidive en 1929 avec Les Procès de Bestialité aux XVIe et XVIIe siècles, toujours à la "Bibliothèque des Curieux". Il s'agit des procés faits à ceux qui ont "forniqué avec des ânesses, des chiennes noires ou tachetées, des truies, des vaches ou des cavales, les uns montés sur des fagots, qui leur serviront de bûcher, les autres sur des herses, avec un entêtement rustique et borné de parvenir à leurs fins honteuses, au prix des plus grands efforts et des équilibres les plus subtils..." Fleuret constate drôlement que le nommé "Cochon ne choisit pas une truie pour épouse et que le susdit Poulain préféra une truie à une jument", mais la préface ne laisse aucun doute sur sa sympathie pour les malheureux condamnés : "Pauvres et grimaçantes victimes, misérables témoins! le vieux Breughel d'Enfer eût aimé vous peindre, sous vos habits cannelle, vos culottes de panne rouge, et vos bas blancs, auprès de la petite église pointue devant laquelle on dresse l'amoncellement des fascines, ou sur le mail de la petite ville, dont les maigres platanes sont chargés de curieux ricaneurs et tâte-fessiers!... Et n'est-ce pas le cas de répéter le refrain du Chevalier de Rivière, sur l'infortuné Vigeon, ce maître d'école convaincu de commerce avec un oison, et dûment supplicié :
Vraiment, voilà bien de la foule
Pour un simple fouteur de poule!...

Et de constater qu'il est toujours, de nos jours, "des cafards prêts à dénoncer comme infernales la gauloiserie de nos pères et la liberté d'écrire."
On imagine sans peine que Gabrielle Réval, romancière féministe, conférencière réputée, et qui en 1928 à les honneurs du Larousse du XXe siècle (Fleuret n'est lui cité que comme époux de Gabrielle Réval), n'approuve pas plus les frasques littéraires que les escapades nocturnes de ce mari toujours absent, qui passe ses journées à la Bibliothèque nationale et s'échappe le soir pour retrouver ses amis et ses amies dans l'atelier près de la gare Montparnasse, où Othon Friesz élève "dans un bassin grand comme un mouchoir de curé, un crocodile encore petit garçon", ou dans la chambre mansardée de Robert Campion, dans l'Ile de la Cité. De Campion, poète normand exilé à Paris, Fleuret dit : "Il riait, il apportait l'optimisme et la santé, et tout le monde riait de le voir rire." Les deux hommes passent des nuits entière à boire et, au petit matin, ouvrent la fenêtre et, face à la Seine qui "charriait jusqu'à Rouen les regrets dont il la chargeait pour sa patrie et qui passaient, au printemps, entre les pommiers en fleurs ", entonnent à pleins poumons "Je veux revoir ma Normandie", au grand dam des voisins.


© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mars 2003)

FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE

 

 
   

 
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