LES EXCENTRIQUES
FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Fernand Fleuret
- V -
Raoul Dufy

 
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"Ah! combien de dépouilles de nous-mêmes nous faudra-t-il traîner derrière nous,
comme des enveloppes de chrysalides, jusqu'au jour où nous aborderons la tombe.
Combien de cercueils pour un homme?..."

Fernand Fleuret, Conférence sur Coutances et Remy de Gourmont.


La fortune de Fernand Fleuret connaît en juin 1904 un changement aussi brutal qu'inattendu lorsque on retrouve Jules Perrin pendu dans sa cave. On découvre à cette occasion que l'honorable retraité menait une vie digne du Docteur Jekyll et de Mister Hyde : "Déjà sexagénaire, il courait les cafés de Granville, et les petites auberges de l'arrière-pays, en compagnie d'un personnage curieux et famélique, le Comte de Bonneval, à la recherche de bouteilles fraîches et de jeunes tendrons" (J. de Saint-Jorre, Fernand Fleuret et ses amis).
Après le suicide de son mari, Madame Perrin quitte "La Hogue" pour s'installer dans une maison qu'elle possède à Colombes, près de Paris. Elle y est bientôt rejointe par sa fille, Emma Fleuret, revenue d'Angleterre. A la fin de l'année, Fleuret abandonne à son tour la Normandie. Enfin il peut répondre à l'invitation de son ami Féret : "Quelle joie de vous avoir à Paris. Logez à Montmartre (...) Il y a encore des coins de verdure. Ce n'est pas cher. Il y a de belles filles!"
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Portrait de Fleuret par Othon Friesz
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Arrivé à Paris, Fleuret s'efforce d'avancer sa carrière littéraire. Au printemps 1905, Féret lui présente l'éditeur Eugène Rey qui accepte d'imprimer, à compte d'auteur, le premier livre de Fleuret. Écrit avec Louis Gatumeau et vendu 2 francs, Quelques autres est une brochure d'aspect modeste, tirée à 250 exemplaires seulement, mais ambitieuse. Manifeste esthétique, elle prend la défense des imprécateurs comme Baudelaire, Léon Bloy, Octave Mirbeau contre les bourgeois et les marchands du Temple. Fleuret et Gatumeau opposent le commerce et l'idéal et célèbrent les artistes véritables qui, à la façon de Balzac ou Flaubert ont tout sacrifié à leur art.
Quelques autres ne rencontre aucun succès, ni critique, ni commercial. Seul Jehan Rictus salue les bonnes intentions des deux jeunes auteurs : "C'est quelque chose d'oser se mettre en travers du Camelotage Universel". Mais les bonnes intentions ne paient ni le pain, ni le vin. La grand-mère Perrin menace régulièrement de mettre Fernand à la porte s'il ne travaille pas. Chaque jour le jeune homme fait donc le trajet de Colombes à Paris pour y chercher un emploi. Féret, qui lui a rédigé des modèles de lettres de demande d'embauche, lui obtient un rendez-vous avec Henri Beauclair.
Alors secrétaire-général de la rédaction du Petit Journal, un des mastodontes de la "presse à un sou" avec le Petit Parisien et le Journal, Henri Beauclair (1860-1919) affecte une éternelle mauvaise humeur. Lorsque Fleuret, qui a préparé avec soin un petit compliment, évoque la parodie des poètes décadents que Beauclair a écrite en 1885 avec Gabriel Vicaire, les Déliquescences, poèmes décadents d'André Floupette, le publiciste explose : "Sacré nom de Dieu! En voilà assez!... Je serai donc toujours l'auteur de cette connerie! Foutez-moi donc la paix!... Qu'est-ce que vous voulez?... Une place de rédacteur?... Ben, y en pas, là!" Fleuret va battre en retraite mais Beauclair qui est un "bourru bienfaisant", n'a pas fini : "Ben non y'en a pas! Mais je vous prends comme secrétaire. Acte de présence de midi à quatre heures. Cent cinquante balles. Ça vous va?"
En Beauclair, Fleuret a trouvé le patron idéal, qui non seulement a connu Verlaine et la plupart des Symbolistes mais encore encourage Fleuret à écrire des vers durant les heures de bureau! Entre deux colères, Beauclair manifeste une affection bourrue pour son secrétaire : "Au moins, félicitez-vous d'être ici comme en prison. On ne travaille bien qu'en prison ou en province. Imaginez un conservateur de musée ou de bibliothèque dans une petite ville. Eh bien! c'est toujours un poète ou un archéologue, ce qui revient au même (...) Moi, je voudrais bien être à votre place, pour refaire des vers!..."
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Raoul Dufy et Othon Friesz
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Avec les cent cinquante francs que lui octroie le Petit-Journal, Fleuret peut vivre non dans l'aisance mais dans l'insouciance. Il a, nous l'avons vu, le goût du dessin. Lors de ses années de bohème parisienne, il entre en relation avec le peintre Othon Friesz (1879-1949), qui, comme lui, aurait voulu être marin et imiter "son grand-père qui fut corsaire, et son père qui avait fait sept fois le tour du monde en y mettant beaucoup de fantaisie." Ancien élève de l'École des beaux-arts du Havre, Friesz a participé avec Raoul Dufy à la première exposition des "Fauves" en 1905. Il reçoit ses amis dans sa chambre, d'un vieil hôtel de la place Dauphine divisé en logements, juste au-dessus d'un épicier à qui il doit une fortune en charbon de bois et boîtes de conserve. La pauvreté semble à Fleuret bien plus tolérable à Paris qu'à Flers : "Être là dans l'atmosphère de juvénile enthousiasme, contempler les toiles accrochées au mur et que le peintre rapportait de Falaise ou de la Creuse, entendre Le Sieutre chanter ses chansons paysannes, dire ou écouter des vers, parler de l'avenir avec assurance et plaisanter sur notre manque d'argent, nous n'en demandions pas plus." Et sans doute Fleuret envie-t-il cet ami dont les parents n'ont jamais contrarié la vocation et qui leur "en garde une reconnaissance infinie."
Autre compagnon de ces temps de vaches maigres, Raoul Dufy. Il partage avec Fleuret le goût des livres et de l'illustration, et un sens certain de l'humour. Fleuret s'enchante lorsque Dufy, à qui un critique demande ce qu'il fait de la Nature, répond : "Oh! la Nature, monsieur, ce n'est qu'une hypothèse." Esthétiquement, Fleuret apprécie que les innovations de son ami s'appuient sur des bases classiques. Et il constate ironiquement que ses détracteurs accusent Dufy à la fois d'archaïsme et de modernisme : "Et voilà comment un tel révolutionnaire cherche ses raisons dans le passé, de même qu'il s'inspire des almanachs de colportage pour celui de Cocagne et celui des Lettres et des Arts, des fresques de Pompéi pour ses figures les plus discutées, et encore des vieux papiers peints pour ses paysages." Dufy, quant à lui, affirme devoir à Fleuret sa vocation d'illustrateur : "J'ai toujours eu d'instinct le goût des livres, mais je dois à la fréquentation et à l'amitié de Fernand Fleuret d'avoir compris les raisons de cet amour et ce qu'il pouvait avoir d'importance dans mon oeuvre et pour moi." (Cité par Pierre Camo, "Dans l'atelier de Dufy", Le Portique n°4, 1946)
Pendant tout ce temps, Fleuret ne cesse d'écrire. En 1907, il fait imprimer chez Eugène Rey Friperies, une plaquette de vers, tirée à cent exemplaires et dédiée à Ch.-Th.Féret. Tous les espoirs de Fleuret reposent sur ces 20 poèmes, dont deux en prose, qu'il a conçus comme un témoignage intime : "La plaquette de Friperies, je l'avais publiée parce qu'il me semblait que j'allais mourir. Dans mon esprit, c'était comme un coffret où se serait confessé mon coeur d'enfant. A cet effet je lui destinais un autre titre : Pyxis, c'est à dire petite boîte (...) je le remplaçai par Friperies, qui évoque l'idée de dépouille ou de souvenirs pêle-mêle abandonnés."
Le ton est mélancolique, celui d'un désespoir accepté. De l'avenir, Fleuret fait table rase :

Que ceux-là, du Futur, par la laideur heurtés,
Ramasseraient leur vie ainsi qu'un faix de hardes
Et s'en iraient vers l'âge où vous avez été,
Avec l'Amour, enfant pesant qui les retarde!


Il n'est de douceur et de paix que dans autrefois, dans un monde qui n'existe plus si ce n'est dans l'imagination du poète :

Tu viendrais d'un pays qu'on nommerait Passé,
Et tu m'apporterais un peu de ses nouvelles
Entre tes vieux cartons et tes vieux almanachs...
(...)
Tu serais l'Inconnue Étrange de Là-bas,
Mon beau chagrin vêtu de robes surannées...


Fleuret choisit volontairement une langue et une forme classiques car il se recommande "de la raison et du goût foncièrement français". S'il se réfugie volontiers dans l'archaïsme (un des poèmes est écrit dans la langue du XVIe siècle), c'est "comme dans un musée provincial de tapisseries, de costumes, de rouets et de cornemuses, où les Fées, les Preux et les Preuses de Chrestien de Troyes, les bergers des Noëls Bourguignons, de Bernard de La Monnoye, ont élu domicile." Ce "coffret" il le dépose lui-même au ministère de l'Intérieur. Le fonctionnaire du Dépôt légal se saisit du mince volume à couverture semée de fleurettes : "Il feuilleta ma plaquette avec une telle attention que j'osai penser qu'il s'intéressait à mes vers, qu'il allait en lire à haute voix, féliciter mes vingt ans (...) et me promettre son appui dans la carrière. (...) Enfin le beau vieillard me dit brusquement en fronçant un sourcil olympien : " Où est le nom de l'imprimeur?... Quel est l'imprimeur de ce machin-là?..." Après de vaines recherches, le fonctionnaire avise le nom de Tennyson sur la couverture (Fleuret l'a cité en épigraphe) et décide qu'il s'agit là de l'imprimeur. Le formulaire officiel enfin rempli, il jette la plaquette à la volée dans un panier.
Ce geste augure mal du sort du livre. Friperies est une bouteille à la mer que personne ne retrouve. Pourtant Fleuret est choisi, cette année-là, avec André Salmon, Jules Romains et Marinetti, pour représenter la jeune poésie au Salon d'Automne. L'échec de son livre le blesse plus qu'il ne veut bien l'avouer : "Je fus toujours une sorte de néo-classique, vêtu par dandysme d'habits neufs. Je n'ai jamais cru à mes illusions, elles furent des déjeuners sur l'herbe. C'est tout cela que respire Friperies. Le retour au Passé n'est que la négation de l'Espoir, et c'est une ironie voilée. J'ai préféré cette grisaille à l'ardeur des grands mots, car les gens qui se grisent de mots sont les alcooliques du sentiment. il en est d'autres qui pataugent dans la pitié et s'y couchent ivres-morts. Pouah!"


© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mars 2003)

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