LES EXCENTRIQUES
FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Fernand Fleuret
- III -
Mabel de Jersey

 
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"J'ai réveillé mes soeurs romantiques, j'ai déroulé leurs anglaises et respiré leurs épaules nues.
Et j'ai connu la servante rousse qui inspira des chansons aux rouliers..."

Fernand Fleuret, De Gilles de Rais à Guillaume Apollinaire.


Fleuret n'éprouve ni remords, ni regret. Il étouffait au lycée entre ces "monuments d'ennui (...) sur lesquels des savants ont mis des étiquettes. On y lit : Alexandre, le Grand Cyrus; l'Histoire de la Révolution, du Consulat et de l'Empire, et maints autres titres que l'on montre du doigt aux polissons des collèges, qui en détournent la vue, pleins d'une violente antipathie." Apprendre, se cultiver ne peuvent venir que d'une envie et d'une curiosité personnelles. Il sait bien mieux que ses maîtres trouver dans les livres de quoi satisfaire son imagination.
Jules Perrin, lui, n'est pas content. Les frasques de son "polisson" de petit-fils ne l'amusent pas. N'a-t-il pas trouvé drôle de remettre un préservatif à la cuisinière en lui faisant croire qu'il s'agissait d' "une bourse de nouvelle sorte et fort commode pour les gros sous. A la boucherie, ce fut un éclat de rire qui se propagea dans toute la ville. La cuisinière se plaignit vivement, ne cachant point le nom de celui qui l'avait trompée." ( Guillaume Apollinaire, Le Flâneur des deux rives) Pire encore, Fernand s'est mis en tête de devenir poète! Atterré à la perspective d'un nouveau scandale dans la famille, Jules Perrin décide que le temps est venu pour son bon à rien de petit-fils d'apprendre un métier honnête.
Fleuret se retrouve donc à Granville, dans un bureau de l'Enregistrement. La ville, "cet antique repaire de flibustiers", lui plaît, qui ressemble à "un monstrueux cuirassé chargé de tourelles". Elle parle à son imagination, le transporte loin du pesant climat de "La Hogue" : "C'était Naples, ou Marseille, ou Venise que Granville; une virago dure, brave et gaie." L'Aventure n'est pas loin et le jeune homme côtoie les matelots vêtus de vareuses bleues, avec leur brûle-gueule, en terre de Southampton, "toujours renversé pour que le tabac ne se consumât pas au vent, et leurs boucles d'oreilles qui leur assure, disent-ils, "une vue plus aiguë". Il se montre également sensible aux jolies Granvillaises, qui portent en pendants d'oreilles, des coquilles de moules serties d'or, vont jambes et pieds nus, vêtues d'un court jupon, et tirent l'aviron comme les hommes. Elles lui semblent les dignes descendants de "celles-là qui roulaient des barriques de cidre contre les assaillants de 93 et portaient fièrement, comme de mouches, les grains de poudre reçus presque à bout portant sur les remparts!..."
A coté du spectacle de la rue, son travail de gratte-papier paraît bien morne. Fleuret n'a pas de goût pour les affaires et préfère de beaucoup rêver devant la mer et les bateaux. Devant son peu d'assiduité, on le congédie rapidement. Ce qui ne le chagrine guère. Mais son grand-père ne se décourage pas facilement. Rameutant ses relations, il fait entrer Fernand comme commis honoraire chez des courtiers maritimes nommés Guillebeaux. Le jeune homme traîne les pieds : "Un commis honoraire dans ma langue, est un commis amateur que sa famille place dans un bureau pour lui donner le goût des affaires, quand il est poète et disposé à paresser irrémédiablement." Seul attrait de son travail,
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il peut, avec un ancien camarade de classe nommé Maillard, monter à bord des navires anglais et norvégiens et y boire "beaucoup plus de bière, de rhum et de whisky qu'il ne convenait à des adolescents."
Les connaissements doivent être soumis à M. Derroux, de la Douane, un personnage qui semble tout droit sorti de Messieurs les Ronds-de-cuir. Il souffre d'une étrange manie qui le pousse à tout compter à voix haute, jusque et y compris ses pas. Chaque matin, avant de s'asseoir à son bureau, M. Derroux fait l'inventaire de ses poches : "Merde! un, deux! J'ai oublié mon petit crayon pointu par le bout!... (entre parenthèse, la perte de ce petit crayon remontait, paraît-il, à dix ans). Un portefeuille, un!... Un canif, un!...Un mouchoir, un!...Quarante sous pour le tabac, le journal et l'apéritif, quarante!... Un cure-dent, un!... Une pipe de terre, une!..." Le contenu de ses poches ainsi inventorié et transféré dans le veston d'alpaga qu'il met pour travailler, M. Derroux annonce noblement : "Messieurs, maintenant, un, deux, je vais chier!".
La fréquentation quotidienne de cette épave administrative, qui tient sa cigarette avec une pince à linge en métal et rappelle "l'eau glauque des vieux bassins, où se reflétaient les rafiaux et les sinistres murailles de la forteresse. Cinquante ans, et peut-être plus, de connaissements, de bordereaux et autres feuilles : cinquante!...", ne contribue pas peu à dégoûter le commis honoraire de faire du zèle. Rapidement lassée du désordre que ce "commis honoraire sans honoraires" sème dans ses bureaux, la maison Guillebeaux lui annonce qu'elle a décidé de se passer de ses services.
C'est ensuite à une banque qu'échoit le privilège douteux d'accueillir Fernand Fleuret. Il s'y prend aussitôt de bec avec ses supérieurs. "Poète!, ricane le Caissier, enfin, comme l'on dit, cela vaut mieux que d'aller au café, n'est-ce pas, M. Fleuret?". Le nez dans ses livres de compte, M. Fleuret fait le dos rond et ravale sa colère : "Misérable cochon! Tu as également dit à la veuve d'un capitaine à la mer, qui voulait placer un petit héritage et ses économies, que les actions de la B... étaient de tout repos, quand tu cherchais à vendre les tiennes, et que, ce soir même, tu sais que cette pauvre femme est ruinée."
Le soir, avant de rentrer chez ses grands-parents, pour évacuer la tension accumulée, il se plante face à la mer, dans le surcot de marin qu'il affectionne : "Là, je me plaisais à imaginer qu'un brick, à sabords blancs et noirs, chassant au large sur ses ancres, m'avait dépêché une baleinière, bondissante comme une flèche à la crête des vagues, et qu'au milieu de difficultés incroyables j'allais pouvoir embarquer pour des pays de cocotiers, d'où je ne serais jamais revenu... Et dans le vent qui m'emplissait la bouche, bien que je fusse à l'abri, je hurlais ces vers de Byron (...) :
Adieu, adieu! my native shore
Fades o'er the waters blue;
The night-winds sigh, the breakers roar,
And shrieks the wild sea-mew.
Yon sun that sets upon the sea
We follow in this flight;
Farewell awhile to him and thee,
Ma native Land, Good Night!"

Las, ces rêves de départ ne durent que le temps de rentrer au foyer des Perrin. L'ambiance familiale s'est dégradée à un point tel que le jeune homme prend "l'habitude de m'aller coucher après le second plat, indifférent et fermant l'oreille au Mozart ou au Beethoven qui venait me caresser et me sourire jusque dans mon lit." Aux colères de son grand-père, aux lamentations de sa grand-mère, succèdent, à la banque, les sarcasmes du Directeur et du Caissier, pour qui jamais la poésie ne vaudra une belle page d'additions. Fleuret sent venir, et espère, "une catastrophe prochaine, quelque chose comme la Révolution française" qui balaiera ces "furieux à phynances".
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Sa prière est entendue le jour où débarque un Inspecteur venu pour vérifier les comptes. Tout se passe au mieux jusqu'au moment où le Directeur insiste imprudemment pour qu'on regarde aussi le livre d'effets et de sorties, que tient Fleuret. L'Inspecteur n'en croit pas ses yeux : "Messieurs, il y a déjà dans ces trente premières pages, une erreur de plus de cent millions! Pour une banque qui fait dix mille francs d'affaires dans ses bonnes années, cela n'est pas tolérable!"
A sa grande joie, Fernand Fleuret est congédié sur le champ. Quelques années plus tard, il croise le Directeur déchu qui, "tout jaune et tout blanchi", pointe sur lui un index réprobateur : "Monsieur, vous êtes un individu!..." Pour éviter le scandale, ses grands-parents décident d'éloigner la forte-tête. Sous prétexte que les voyages forment la jeunesse, Jules Perrin envoie Fernand en Angleterre afin d'y apprendre la langue. En fait, le jeune homme met le cap sur les îles anglo-normandes "si riantes et si libres de moeurs en ce temps-là". Il débarque à Jersey en 1899 avec l'espoir d'y préparer, dans un collège de Jésuites, le concours de l'École Navale. Mais le rêve d'embrasser "la plus poétique des carrières, celle de la Marine" ne dure que le temps pour le jeune homme de s'apercevoir qu'il est définitivement brouillé avec les mathématiques.
Loin de sa famille, momentanément libre de tout projet d'avenir, Fleuret savoure les paysages mélancoliques de l'île : "Je m'asseyais sur la jetée qui regarde la petite île fortifiée. La mer y est belle. J'aimais aussi les petits cimetières dans la campagne. (...) Les tombes anglaises ont la forme des tombes orientales. Ce sont des pierres levées dont le sommet est arrondi. Les plus anciennes (...) choient de tout leur long dans les fleurs. C'est alors que le mort est bien mort, qu'il a disparu de la mémoire des hommes, que les vers eux-mêmes le délaissent, et qu'il n'importe plus que son nom se lise encore."
Il se console de ne jamais devenir marin entre les pages des poètes anglais, et notamment Tennyson, et les les bras d'une brune Geneviève et d'une Mabel de Jersey : "Mabel aux cheveux d'or, qui zézayais l'Anglais entre tes dents si blanches et si bien rangées". Heureux "dans l'insouciance d'un azur presque immuable", Fernand écrit poème sur poème. Quand il revient en France au bout d'un an, s'il est toujours incapable de parler anglais, mais il a appris quelques chansons de marins, lit Shelley et est bien décidé à vivre de sa plume.


© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mars 2003)

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