LES EXCENTRIQUES
FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Fernand Fleuret
- XIII -
La bienheureuse Raton

 
Chapitres
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"Mais ne riez pas, hommes dérisoires : les blessures que vous faites se referment par miracle,
et vous ne sauriez occuper longtemps une âme qui s'est vouée à Dieu ou aux Muses."

Fernand Fleuret, Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie.


Les intentions des Derniers Plaisirs, brouillées par la mauvaise réputation de libertin et de pasticheur de leur auteur, échappent largement au public. Il en va de même pour le second roman de Fleuret, Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie, qui demeure son oeuvre la plus célèbre à ce jour. Là aussi le sujet a de quoi choquer les bien-pensants : Raton est une jeune Normande, "propre, gentille, douce, agréable, et (...) élevée selon les principes", placée à Paris comme camériste auprès de la duchesse d'Aiguillon. Elle a, lors d'une messe, la révélation de sa vocation religieuse et décide d'entrer au couvent des Carmélites de la rue d'Enfer. "Mais, lui dit la duchesse, sais-tu qu'il y faut cinq mille livres de dot? Entrer là! Mais tu es folle, ma pauvre Raton!...". La jeune femme décide alors de vendre son corps pour acheter le salut de son âme : "J'aurais marché sur des épines, mais, puisque vous m'avez indiqué
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Illustration de Chas Laborde
pour "Raton", 1931
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la voie de l'opprobre qui mena Marie-Madeleine à vos pieds, je la suivrai sans remords. Je vous bénirai, Seigneur, mon seul Maître, et mon seul amour, dans la plus grande répugnance que j'aie jamais ressenti, même devant l'ordure, et je prierai pour ceux qui me la feront éprouver."
Outre l'innocente Raton, le principal personnage du roman est l'abbé Lapin, qui ne demande à Dieu que "la grâce de rire et de faire rire." Inspiré de Max Jacob et de Fleuret lui-même, l'abbé, poète, ivrogne, entremetteur, trafiquant de faux tableaux, prêche un christianisme qui frôle l'anarchie : "Mais qu'est-ce donc que la loyauté et la vertu des Pharisiens, sinon des règles qu'ils imposent aux déshérités, dans la crainte qu'ils ne viennent demander de partager leurs biens?". Fleuret se délecte de ce personnage qui accepte avec humour sa déchéance : "A présent je dois me prostituer devant les sots. J'aime à croire que l'Ancien des Jours tiendra compte au vieux comédien de l'admiration offensante du vulgaire, qui est la plus cruelle des risées, comme des coups de pied au cul dont les Grands me font parfois honneur." Comme Fleuret, l'abbé Lapin trouve une consolation dans le vin. Ce qui permet à l'auteur de placer un vigoureux plaidoyer pour l'ivrognerie, vice aimable "que Dieu ne condamne point. N'a-t-il pas mué l'eau en vin? Même il l'a multiplié ce vin. Et qui plus est, il l'a consacré à son culte, comme la chose la plus généreuse, celle qui nous donne un avant-goût du ciel."
A côté de Raton, la prostituée divine, Fleuret fait de cet étrange abbé, faussaire et maquereau malchanceux, un authentique clown mystique, un fou de Dieu, qui, libéré par sa chute des faux-semblants de la société, touche la vérité : "Ce qui dépasse vos frivolités d'un moment, ou n'épouse pas vos turpitudes journalières, n'est qu'infatuation, déraison ou folie!"
Passant du bordel au couvent, Raton n'y rencontre pas meilleur accueil : "Les religieuses tout d'abord ébranlées par les cinq plaies des stigmates, y compris la plaie au côté, et, de plus, la couronne d'épines, flottaient dans l'incertitude. Mais, quand Raton découvrit un passé encore si rapproché, elles se laissèrent dériver vers l'opinion de leur Révérende-Mère et ne prièrent plus au chevet de leur soeur qu'avec répugnance. Ciel! cette bouche s'était donnée; ce corps s'était vautré dans la plus vile débauche; ces mains!..." Les stigmates sont en fait les atteintes de la vérole qui va emporter Raton. Reculant devant le scandale, l'Église préfère fermer les yeux et accorder à Raton ce qu'elle désirait. Elle sera déclarée sainte et martyre. Les voies du Seigneur sont impénétrables. De cette histoire l'abbé Lapin tire une morale prudente : " Que celui qui croit être ferme, prenne garde de tomber..."
Sous l'apparence d'un roman libertin, à l'érudition impeccable, Fleuret retrouve, sans tomber dans le pastiche, l'humour féroce d'un Swift ou d'un Voltaire pour décrire une société corrompue et hypocrite. Il ne manifeste guère de tendresse pour le XVIIIe. Deux figures emblématiques sont particulièrement maltraitées. Fleuret bouscule le marquis de Sade, qu'il a toujours considéré comme un écrivain déplorable et dont les tristes débauches ne l'impressionnent guère. Au "divin marquis", il promet un avenir de mouchard "quand il aura dissipé sa fortune et pratiqué pendant cinq lustres le régime des prisons". Rétif de la Bretonne apparaît sous les traits de Monsieur Nicolas, un fétichiste verbeux, qui n'atteint la jouissance qu'en feignant de reconnaître en chaque putain nouvelle sa fille perdue, et disparaît en lui volant ses mules. Rétif incarne pour Fleuret l'homme de lettres de métier, qui n'est "qu'un encrier, et tout lui est prétexte à répandre de l'encre, encore de l'encre, toujours de l'encre". Dans une scène hilarante, il le montre expliquant qu'il doit "terminer le 23e chapitre de la Première Partie de mon Paysan Perverti, qui formera quatre volumes en huit parties, d'environ 1200 pages, le tout orné d'excellents gravures en taille-douce, au prix de huit livres broché." Ajoutons que Fleuret est d'avis que l'auteur des Nuits de Paris doit son introduction dans des milieux interlopes et parfois dangereux à ses fonctions d'indicateur de police. Bref il n'a pour Rétif qu'une "sympathie mitigée" et des 190 volumes qu'il a écrit n'en retient guère que 4. Lui préférant de beaucoup Voltaire, Diderot ou même Rousseau.
Le traitement réservé à Sade et Restif devrait alerter critiques et lecteurs intelligents quant au but véritable de l'auteur. D'ailleurs, au chapitre XIII, l'abbé Lapin lui-même se fait le porte-parole de Fleuret : "O Raton! si tu n'étais une sainte, je dirais que tu es l'image du Poète. Pourtant, je le puis dire, car la sainteté et la poésie vont ensemble, ou se peuvent prendre l'une pour l'autre. Tu vis paisiblement dans ton rêve, ne cherchant noise à personne, et chacun te berne à son gré, car tu es la confiance même, c'est à dire la faiblesse." Mais il est plus facile de s'en tenir aux apparences et de ne voir dans Raton qu'un roman licencieux, voire pornographique.
Fernand Fleuret, qui a "peur d'avoir été trop loin dans le libertinage, et aussi d'avoir écrit trop vite", devine le danger et rédige une prière d'insérer pour préciser ses intentions : "Sous une fiction apparemment déconcertante, il semble qu'il ait voulu dépeindre la Poésie et la Vertu environnées des circonstances odieuses ou ridicules dont le monde entoure communément l'une ou l'autre. C'est un livre où se rencontrent l'idéalisme et la satire, malgré son tour frivole et libertin dans le goût du XVIIIe siècle et malgré l'outrance même des situations."
On en revient donc toujours à la satire et à sa valeur morale. Les bien-pensants préfèrent ne retenir que "l'outrance des situations". Le titre même du livre suscite le scandale. Fleuret se plaint à Féret : "La presse refuse les articles sur mon livre, ainsi que les prières d'insérer... Je me demande ce qu'est devenue la liberté de s'exprimer qui florissait sous la monarchie et dont la République s'attribue l'institution." Les journaux catholiques boycottent évidemment un livre qui leur semble ridiculiser la foi chrétienne. Mais le reste de la presse n'est guère plus ouverte d'esprit, qui supprime du titre du roman les mots "fille de joie". Tant de pruderie, de la part de journaux dont les colonnes par ailleurs regorgent de réclames pour des préservatifs, des aphrodisiaques ou des antiseptiques, fait ricaner Fleuret : "Toute cette publicité, souvent ordurière, n'empêcha pas des journaux d'opinions très opposées de refuser des articles ou de simples réclames de librairie au sujet d'un livre portant en sous-titre : Fille de Joie. Tous invoquaient le veto du Pape, dont ils se fichaient comme de Dieu." Et il conclut : "Quelle époque dérisoire! Malgré tout, mon livre se vend très bien."
A travers Raton et le XVIIIe siècle, Fleuret s'en prend aussi au XXe siècle : "Jamais l'on a vu une époque aussi bête. La Presse est sa marâtre, la Politique son père ivrogne." L'hypocrisie et le conformisme de son temps l'exaspèrent. Il se révolte devant les efforts, d'où qu'ils viennent, pour encadrer, réglementer la pensée. "Mais qui donc, écrit-il, engueule ce lui qui ne marche pas entre les clous? Ceux des clous de droite, et ceux des clous de gauche. A-t-on idée d'un individu qui ne prend ni le chemin de droite, ni le chemin de gauche? L'un et l'autre s'unissent pour le vitupérer : "Marchez entre les clous!"". La République lui apparaît comme le triomphe de la bourgeoisie. Une bourgeoisie qui "a cru qu'elle pouvait imiter la Monarchie, et qui, en moins de cent cinquante ans, a ruiné tout ce que les siécles avaient amassé d'expérience, de patience, d'intelligence, de foi, de labeur, de culture et d'argent. J'oubliais la gaieté, l'insouciance et le stoïcisme, quand il n'y avait plus de place pour les premières." Ce droit à l'indépendance que réclame Fleuret, ce rejet des marchands et des médiocres, ne peuvent que le mettre hors la société. Il devrait donc pas s'étonner si, à refuser de marcher entre les clous, il devient "un libertin pour ceux qui croient; un libertin pour ceux qui ne croient pas."
En fait, les réactions de la presse le blessent profondément. Si Fleuret affecte des allures de fantaisiste et de dilettante, il doute de lui-même. L'écriture de Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie a été douloureuse : "Je n'ai plus de goût à rien, je ne pense à rien et je ne sais plus écrire. Mon roman de Raton dont j'ai écrit plus d'un tiers est impubliable. Ce sujet ne vaut rien. Ou je ne sais rien en tirer." Aussi remercie-t-il chaleureusement un des rares critiques qui ose rendre compte du livre. Ce critique atypique est le dessinateur Gus Bofa (1883-1968), qui tient alors une chronique littéraire atypique, "Les livres à lire... et les autres", dans Le Crapouillot. A la lecture de son article, Fleuret lui écrit: "Tout ce que vous dites sur Raton me paraît juste, et même courageux,
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Lettre de Fernand Fleuret à Gus Bofa
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attendu que la plupart de vos confrères gardent un silence prudent. C'est, disent-ils, à cause du Pape! Et pas un de ces bougres-là ne croit en Dieu!" Et pour bien marquer sa reconnaissance, il promet : "Je vous enverrai Falourdin, qui doit reparaître en mars, dans Une oeuvre, un portrait. Je fais exception pour vous, car il n'y aura pas de service de presse, attendu que je ne demande rien à ceux que j'engueule, mais vous n'êtes de ceux-là, non, foutre!"
En 1931, l'Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie connaît une seconde carrière grâce aux éditions Mornay. Pour ce tirage de luxe, Chas Laborde réalise 62 compositions aquarellées où il évite soigneusement la pornographie pour se consacrer sur l'innocence blonde et charnue de Raton, qu'il oppose aux trognes ravagées par le vice des hommes qui en profitent. Ce travail donne un répit bienvenu au dessinateur qu'accablent les soucis d'argent. A son jeune modèle, Bébé Müller, il déclare : "Je suis un miraculé de Sainte Raton." Tant pis si des bibliophiles pudibonds tordent le nez et parlent d'un mauvais pastiche dans le goût du XVIIIe siècle. Chas Laborde illustre de nouveau Fleuret en 1933. Il s'agit cette fois d'une nouvelle, ou plutôt d'un "extrait des Mémoires du comte de Beauchamp", La Naïade, éditée pour le compte des laboratoires G. Beaubourg.
Une autre maison d'édition pour amateurs de beaux livres, Au Sans-Pareil, publie en 1926 Soeur Félicité. Cette nouvelle, qu'illustre avec intelligence Yves Alix, évoque le séjour de Fleuret au Petit Séminaire de Mortain. Le choc entre le monde des rêves où s'enferme l'enfant et celui, réel et décevant, des adultes nous est présenté par Fleuret comme décisif et marquant de son empreinte le reste de son existence. Le ton en est désespéré : "Où es-tu, Félicité, si ta cendre n'ajoute pas sa pestilence à ce sol corrompu? Décrépite et désabusée, peut-être vas-tu t'asseoir à ton tour sur la pierre de l'Abbesse que tu dois bientôt rejoindre. Autour de toi, ce ne sont plus que de vieilles mendiantes infirmes, des paralytiques et des aveugles, tout un monde terreux et fantomal, comme si les cris de la jeunesse ne se faisant plus entendre, les ombres anciennes reprenaient possession de leur empire et s'y promenaient au grand jour. (...) Et moi, tu ne m'as pas oublié, Félicité? Suis-je ton regret ou ton remords?" La désillusion n'est pas que littéraire. Fleuret constate amèrement qu'il ne reste plus grand chose du paysage de son enfance : "Une automobile est garée dans le cloître dont plusieurs colonnes ont été détruites et remplacées par des pans de mur. Le clocher n'est plus le même. J'eus envie d'écrire au préfet pour lui dire mon indignation, mais j'ai réfléchi qu'il s'en foutait assurément."


© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mars 2003)

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