LES EXCENTRIQUES
FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Fernand Fleuret
- XIV -
Jim Click

 
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"Nous n'arrivons à pas grand-chose,
et, pourtant, ce mince résultat est celui d'efforts considérables.
Bien rares sont ceux-là qui parviennent à leurs fins.
L'humanité les honore parce qu'ils la servent, l'amusent ou la flattent,
mais, croyez que les circonstances les ont secondés, et que la réalisation qu'ils ont atteinte
est le plus souvent inférieure à ce qu'ils avaient conçu.
Ayez donc quelque grand dessein, quelque grande ambition, Jim,
puisqu'il faut mettre beaucoup en oeuvre pour acquérir presque rien."

Fernand Fleuret, Jim Click, ou la merveilleuse invention.


Le 9 août 1928, Ch. Th. Féret, qui s'était retiré dans la banlieue parisienne, meurt victime d'une hémorragie post-opératoire. Deux mois auparavant, ils canotaient encore ensemble sur le lac du bois de Boulogne. Féret ramait tandis que Fleuret tenait la barre. Rêvaient-il alors de drakkars et de vikings? De cet ami cher ne restent que des souvenirs, aussi fragiles que des feuilles mortes. Les paysages normands, maintenant que Féret n'est plus là pour les magnifier, perdent
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Couverture de "Jim Click", 1930
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charme et éclat. Un pèlerinage sur les lieux de l'enfance de son ami laisse Fleuret désenchanté : "Je t'ai cherché par le souvenir. Mais nous ne retrouvons rien. La vie rajeunit sans cesse son visage; le souvenir lui-même revêt des habits capricieux. (...) Adieu! je n'ai plus de patrie..."
Gabrielle Réval, malade, vieillissante, réside presque toute l'année à "Mirasol" où elle roule des pensées mélancoliques et écrit à Fernand : "Quand je serai loin, très loin de toi, dans le pays où l'on ne se retrouve pas, peut-être penseras-tu que j'ai été ou que j'ai voulu être à tes côtés celle qui t'aida contre toi-même, contre les pièges que ta vie te tendit." Fleuret vit à Paris, de plus en plus seul, livré à lui-même et aux démons qui l'habitent. Son verdict sur son temps est aussi lapidaire que découragé : "Jamais on ne vit une époque aussi bête!"
Les époux restent en contact, s'écrivent, se voient parfois à "Mirasol". Contre vents et marées, Gabrielle Réval continue d'encourager Fernand à écrire. C'est à elle qu'il dédie en conséquence son nouveau roman Jim Click, ou la merveilleuse invention, qu'il a mis trois ans à terminer. Sous-titré "roman d'aventures", le livre, publié par la N.R.F., est bien plus que cela. Une fois encore, Fleuret joue à effacer la barrière entre fiction et réalité. S'il inventait un auteur fictif pour signer sa très sérieuse étude sur le procès de Gilles de Rais, il prétend ici n'être que le traducteur d'un certain J. H-D. Robertson, qui en 1810 "publia à Edimbourg, et sans nom d'éditeur, un curieux ouvrage intitulé : Jim Click, or the wonderful invention. De passage à Londres, je le trouvai chez un bouquiniste qui ne sut me renseigner ni sur l'auteur, ni sur le livre, bien qu'il eût consulté tous les catalogues et bibliographies possibles et fait appel à des critiques et gens de lettres de ses clients, car il paraît, qu'à Londres, ces messieurs achètent et lisent des livres."
Poussant plus loin le jeu, Fleuret évoque dans son roman un amiral anglais, nommé Gunson, vainqueur de la marine de Napoléon à la bataille de Barajar. Cette façon de créer une version alternative de la réalité n'est pas sans évoquer certains romans de Vladimir Nabokov. Pince-sans-rire, Fleuret nous avertit : "Je ne connais pas d'amiral Gunson, j'ignore la bataille de Barajar; mais il se peut, après tout, que l'un et l'autre soient célèbres dans le monde sous d'autres noms, comme cela s'est souvent vu." Toute ressemblance avec lord Nelson et la bataille de Trafalgar n'est évidemment pas fortuite.
Le narrateur du roman, J. H-D. Robertson, ressemble par bien des côtés à Fleuret. A la Bibliothèque du British Museum il travaille "sur les utopistes, les Thomas Morus, les Bacon, les Campanella, les Cyrano de Bergerac, les Gabriel de Foigny, et autres rêveurs et anciens et modernes qui rempliraient à eux seuls un meuble de grande dimension." De façon plus sinistre, Robertson passe pour fou car il donne "dans le travers de vouloir corriger ou régénérer le monde". Acceptant l'invitation d'un médecin aliéniste, le docteur Vilkind, personnage grotesque, qui aurait "soigné Swift en lui faisant d'abord parcourir cinq mille anglais tous les matins (...) afin qu'une abondante sudation purgeât l'âcreté de ses humeurs", il séjourne dans une maison de santé où il découvre un "mémoire in-folio dédié à S.M. Georges III, par son très humble et très obéissant serviteur le Dr Click". Le médecin explique à Robertson que Jim Click était un malade interné dans son asile et dont "la folie consistait à vouloir identifier avec la réalité la fiction qu'il avait conçue dans l'égarement de la satire."
Fils d'horloger, Jim Click tombe amoureux d'une jeune brute nommée Horatio Gunson : "Que j'eusse été heureux de l'avoir pour ami, de l'aimer et de le craindre! Heureux comme les filles, à qui de jeunes butors tirent les cheveux par derrière et pincent les bras jusqu'au sang. "Allez vous êtes une fille!" avait dit mon père. Je ne m'en trouvai pas honteux. Je le fus seulement d'avoir été deviné." Les deux enfants grandissent. Gunson, ignorant et sauvage, s'enfuit à 13 ans pour devenir marin. Jim Click, lui, se consacre à l'étude et à la science, suivant de loin la carrière de son idole : "Mais je ne l'avais tant admiré et ne l'admirais tant encore qu'en le regardant vivre à ma place. Là réside peut-être la véritable raison du culte populaire pour les héros."
Et surtout Click travaille à préparer une surprise pour son héros. Gunson a un goût enfantin pour les automates. Sa vie solitaire, Click la voue donc à construire un robot doté de parole à la ressemblance de son ami. En fait l'automate ne sait dire que quelques phrases, "Oui, damnée vieille bourrique!" ou "Il fait très beau temps ce matin, en vérité!", mais "en cela même comme il était ressemblant! (...) Je pense qu'il en est ainsi de ce que peuvent dire les grands hommes ou ceux qui prennent quelque ascendant sur nous. Le trouble où nous jette leur parole et leur présence ne nous permet pas de les comprendre toujours. Cependant nous avons la certitude que ce qu'ils disent ne peut être que juste, bienveillant et profond."
Las, lors de leur première entrevue, le pantin tue l'amiral d'un coup de poing. Par peur, par patriotisme et par gloriole scientifique, Jim Click décide alors de substituer la machine au guerrier. Et tout se passe au mieux : les femmes se pâment, les foules s'enthousiasment devant cet automate raide, capable de débiter cinq ou six phrases, toujours les mêmes. Mieux encore, toujours guidé par son pitoyable démiurge, le guerrier mécanique remporte la bataille de Trafalgar! Fleuret se livre ici à une satire à l'acide de la vie militaire et réaffirme son dégoût de la guerre.
Paradoxalement, c'est le roi Georges III, préoccupé de ses arbres fruitiers plus que de Napoléon et qui passe pour fou, qui tient le discours le plus sensé : "Les rois de l'Ancien Testament, et ceux de la haute Antiquité étaient avant tout des bergers ou des agriculteurs. Je ne saurais donc rougir du surnom de Georgy le Fermier, que l'on m'a donné par dérision, car il atteste mes goûts paisibles et le souci que je puis avoir de mes troupeaux. Oui, Georgy le Fermier voudraient que ses fantassins ne fussent armés que de hoyaux, son artillerie et sa cavalerie de herses et de charrues, que ses navires enfin, ne portassent que des graines et des céréales. Mr Pitt sourit de son mauvais sourire quand je lui fais part de mes idées."
Folie contagieuse puisque Jim Click, encouragé par le succès de son androïde militaire, propose de fabriquer un androïde magistrat "car il importe peu qu'une machine sans conscience ni sentiment rende les arrêts de la justice, comme il importe peu que la justice soit juste", et même des armées de soldats automatiques qui "ne feraient ni plus ni moins que les hommes : charger en douze temps, marcher au pas, prendre celui de la course avec la baïonnette au bout du fusil, tirer, crier hourra pour le roi d'Angleterre, et tomber comme des dominos", et bien sûr un monarque mécanique!
L'idée centrale du roman est que les hommes s'efforcent de se conformer au modèle social, qu'ils ne sont donc guère plus que des automates. Le roman lui-même parodie avec une merveilleuse habileté le genre du roman d'aventures à la Stevenson et, pour une fin à la Edgar Allan Poe, le roman d'horreur. Le dernier chapitre révèle que, loin d'être fou, Jim Click a parfaitement raison : fiction et réalité ne sont que des mots. Découvrant cela, le docteur Vilkind préfère "la mort et l'anéantissement de sa maison au triomphe des utopies qu'il combattait."
Si Fleuret choisit d'écrire une langue volontairement démodée, choisissant des mots rares ou obsolétes, le roman, dans son jeu avec les genres, avec les notions de réalité et de fiction, se révèle infiniment plus moderne qu'une bonne partie de la littérature de l'époque. Mais le fantastique et la fantaisie n'ont jamais été les genres favoris des Français qui se font une gloire de se dire "cartésiens", sans trop savoir d'ailleurs ce que cela signifie. L'humour de Fleuret n'a pas grand-chose à voir avec ce que son ami Gus Bofa appelle la "vieille gaîté française". Il prend un tour résolument étrange, voire inquiétant... La folie rôde dans un monde où les morts ne sont pas vraiment morts et poursuivent les vivants, leur montrant "le masque de la mort, mais une mort chevelue et barbue, plus horrible encore que l'autre."
Avec la complicité de Gus Bofa, Fleuret pousse encore plus loin sa partie de cache-cache avec ses contemporains. A l'occasion de la sortie de Malaises, l'extraordinaire album que Bofa consacre aux "pannes de moteur sentimental", c'est à dire au cafard et à l'inquiétude,
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Lettre de Fernand Fleuret à Gus Bofa
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Fleuret publie un article dans le très sérieux Arts et Métiers Graphiques (n°38, 1933). Remarquable étude de l'oeuvre du dessinateur, l'article se termine par un paragraphe qui dut singuliérement émouvoir les bibliophiles : "J'ai gardé pour la fin l'illustration de Jim Click, ouvrage tiré à dix exemplaires et dont je ne possède pas un seul. Il contient trente-cinq eaux-fortes coloriées à la main, d'un pinceau fort vif qui rappelle les images de Rowlandson. Une des plus saisissantes est celle qui représente Lady Hackman ivre-morte sur son lit, et Jim Click priapique, qui s'approche dans l'ombre, éclairé par son sexe, de même que le chien est conduit par son nez."
En 2000, François San Millan constate dans sa Bibliographie de Gus Bofa : "Nul doute que cette référence soit un autre de ses [Fleuret] canulars qui fait toujours courir les collectionneurs. N'existe pas!" Ni Fleuret, ni Bofa n'aimaient beaucoup les bibliophiles, qui trop souvent négligent de lire les livres qu'ils achètent et les serrent, comme des lingots d'or, dans un coffre. Ils durent donc bien s'amuser à les lancer ainsi sur la piste de dix mystérieux collectionneurs américains. Il reste cependant un détail fort curieux. Fleuret écrit des illustrations imaginaires de Jim Click : "Mais la plus tragiquemet burlesque est celle qui représente Jim Click sur son lit de mort : on ne voit que ses deux pieds nus au premier plan, et ces deux pieds énormes aux orteils écartés paraissent bafouer la terre entière." Or c'est ainsi qu'en 1940, Gus Bofa se représentera sur son lit de mort, ses deux pieds (chaussés) au premier plan...
Cependant l'influence de Gabrielle Réval sur son époux n'est pas toujours bénéfique. On s'est mis, à "Mirasol", en tête de faire tourner les tables. Le spiritisme, répandu par le Livre des Esprits de Léon Denizard Hippolyte Rivail, alias Allan Kardec (1804-1869), connaît alors de beaux jours. Il semble que d'abord Fernand Fleuret s'amuse de ces expériences. Un jour que le médium a convoqué l'esprit de Ronsard, Fleuret lui pose cette innocente question : "Mon cher Maître, ne voudriez-vous pas me rappeler le nom de votre secrétaire dont il est impossible de me souvenir?" Embarras du médium... Un autre jour, après un trucage particulièrement grossier, il glisse au médium : "Vous savez, je n'aime pas que l'on se moque de moi..." La dame répond avec une merveilleuse franchise : "Mon petit Fleuret, ne m'empêchez pas de gagner ma vie!" (cité par J. de Saint-Jorre, Fernand Fleuret et ses amis). Mais à la fin des années 20, le poète ne parvient plus à séparer l'illusion de la réalité. "Les lettres reçues de sa femme à cette époque, écrit Saint-Josse, lui conseillaient de prier et de brûler de l'encens dans sa chambre. Il y est question aussi de voyantes, de conversations à distance, de coupe-papier, et d'un couteau pointu pour détruire ou détourner les mauvais fluides."
Malgré ses angoisses, ses tourments, Fleuret redouble d'activité. Un temps, le théâtre l'attire. Avec Guillaume Apollinaire il avait eu l'idée d'adapter la Célestine, la pièce picaresque de Fernando de Rojas. Projet sans suite, qu'il reprend au début des années 20 avec Roger Allard. Une lecture de la pièce a lieu chez Pierre Mac Orlan, rue du Ranelagh, pour Elémir Bourges : "Après chaque acte, je regardais Bourges. "Continuez, disait-il, c'est très bien!" J'avais pourtant l'impression qu'il dormait et que le silence soudain le réveillait. A la fin du quatrième et dernier acte, j'attendis plus longtemps. Son mutisme me gênait. Pierre Mac Orlan et moi nous entreregardâmes, absolument désespérés... - Eh bien, quoi? s'écria Bourges, c'est très bien. Pourquoi ne lisez-vous pas l'acte suivant? - Mon cher Maître, c'est que tout le monde est mort... - Ça ne fait rien! Ça ne fait rien! Lisez le cinquième acte, mon petit Fleuret.."
Jacques Copeau annonce Félicité à l'affiche de son théâtre pour la saison 1922-1923 mais fait faillite entre-temps. Renée Falconetti (1901-1946), qui est en 1928 la Jeanne d'Arc de Dreyer, se dit intéressée puis renonce. En fin de compte, la Célestine ne sera jamais jouée, du moins dans la version de Fleuret.
Sans se décourager, Fleuret unit ses forces et celles de Georges Girard. L'Ecole des Maîtres propose une vue ironique du monde des marchands d'art : "Eh! mon cher, par le temps qui court, les poètes qui ne font pas critique d'art sont bien obligés de gagner leur vie. Et, par une singulière ironie du sort, il semble qu'ils ne le puissent faire qu'en servant les Peintres et la Peinture, l'Art nourricier par excellence. Aux mieux partagés, le soin flatteur de révéler aux peintres les beautés de leurs chefs-d'oeuvre; aux plus maltraités de la fortune, l'humble tâche de coltiner leurs tableaux." Un fâcheux concours de circonstance empêche là aussi la pièce d'être montée. Fleuret développe sa satire de l'art moderne dans Caravaca, artiste peintre, l'histoire d'un bon garçon qui veut devenir épicier mais que son père pousse vers la carrière, combien plus lucrative, d'artiste peintre. Publiée en 1933 à la N.R.F., cette pièce en trois actes reste, elle aussi, inédite au théâtre.
Pour sa troisième pièce, Fleuret a plus de chance. Fraternité est jouée le 28 janvier 1931 en lever de rideau au Théâtre de l'Atelier. Fleuret y exprime une fois de plus sa méfiance vis-à-vis de la politique et le pessimisme que lui inspire l'époque. Dans la petite république de Libertad, deux frères se disputent le pouvoir, jusqu'à ce que le peuple se révolte et les fusille tous les deux. Mais déjà droite et gauche commencent à se déchirer et un perroquet crie à qui veut l'entendre "Préparez... armes!". Fleuret demande à Gus Bofa de dessiner les costumes et le décor : "Songez-y toujours et faites-nous des Brésiliens comme vous seul pouvez les faire. N'oubliez pas que le Padre a le chapeau de don Bazile et un petit calot dans sa poche (...) Saludo hombre!"
Fleuret n'en abandonne pas pour autant ses préoccupations pour le passé et l'histoire. Il publie d'abord, en 1929, Description des passages de Dominique Fleuret. Il s'agit du carnet de route de l'aïeul de Fernand Fleuret de la guerre d'Espagne à la bataille de Waterloo. Dépourvu de la moindre prétention littéraire, ce manuscrit sans orthographe ni ponctuation vaut par sa sincérité et donne une image des guerres napoléoniennes débarrassée du vernis de l'épopée. Dominique Fleuret est "le héros qui balbutie avec la voix de deux cent mille hommes, (...) le bruit confus de leurs pas, (...) leur conscience obscure".
"Et je vous aime encore, écrit Fernand Fleuret dans la préface, d'être sans hypocrisie. Quand vous prenez une ville qui a trop résisté à votre gré, vous osez écrire : Nous avons brûlé, pillé, assassiné. Assassiné! Aujourd'hui, ce sont toujours les autres qui assassinent... Et si l'on vous dépouille sur le champ de bataille, vous dites : c'est la loi de la guerre... Et vous suivez tranquillement votre route, les poches retournées, en songeant qu'après tout vous en aviez fait autant, et que si peu d'argent n'était même pas à vous!"
Dominique Fleuret participe à la bataille de Waterloo et le récit qu'il en fait est aussi simple qu'impressionnant : "Nous n'avions pas encore rejoint notre colonne, que nous voilà pêle-mêle avec des dragons anglais. enfin, la plus grande partie de nous se sont jetés le ventre à terre dans les blés. La cavalerie anglaise passe par-dessus nous et avait soin de sonder dans le dos avec leurs grandes lattes, comme les médecins tâtent le pouls, pour voir si l'on est mort." Puis vient la fin de l'aventure et le retour sans gloire au pays. Les mémoires du troupier s'achèvent sur ces phrases: "Nous avons traversé la France. Nous avons fait deux cent lieues en treize jours. Nous avons trouvé les premiers cosaques à Moulins en Bourbonnais. Depuis Moulins à Chateauneuf, nous n'avons décessé d'être insultés. Nous avons résisté. Nous étions vingt cinq. FIN : nous sommes chez nous. Merde."
Après le soudard de l'Empire, Fernand Fleuret s'intéresse à la vie de deux hors-la-loi célèbres. Il rédige en 1932 la présentation de Cartouche et Mandrin d'après les livrets de colportage avec des images populaires. Ce texte propose une remarquable étude historique, d'une grande finesse, de la littérature de colportage, et de l'image qu'elle propose du brigand bien-aimé : "En ces temps d'heureuse anarchie, on embrassait l'état de brigand comme on eût choisi celui de danseur, de juriste ou de bonnetier, c'est à dire avec l'indifférence, sinon le consentement public : état comme un autre, mais qui comportait un risque, celui de payer le tribut de sa vie à la société. A part cela, l'on considérait que l'on vous devait des égards pour votre audacieuse entreprise, et, finalement, de la pitié, une pitié déférente envers celui que la fortune abandonne." Fleuret montre comment la tolérance dont jouit un Cartouche vient de l'assimilation dans l'imaginaire populaire du brigand au militaire, "celui que le régime envoyait de temps à autre au-delà des frontières pour alléger le sol de la mère-patrie, ou, si l'on veut, pour assassiner et piller ailleurs."
Allant encore une fois à contre-courant, Fleuret se refuse à admirer les tristes exploits de ces prétendus bandits bien-aimés : "Il est dérisoire de poser un homme en héros, en "ami du peuple", quand il empoche les impôts contre lesquels il s'élève, en fait ses revenus et ses ripailles. Et quand il tue, ici une enfant dans les bras de son père, là une femme grosse à coups de baïonnette dans le ventre, il fait figue de "brute et de lâche"." Pied de nez à l'historien Funck-Brentano et à l'Institut, il conclut ainsi le récit de la vie de Mandrin : "Je m'arrête d'autant plus aisément que je ne ressens aucune sympathie pour ce triste héros que l'on ose comparer aux Flibustiers de l'île de la Tortue. Quant aux biographes mandrinistes, je leur tire allègrement mon chapeau, en les assurant de toute la discrétion que je mettrai désormais à ne pas les relire."
Plus donc que pour les bandits de grand chemin, le coeur de Fleuret, cet anarcho-monarchiste, bat pour "les pêcheurs de Tibériade, les purs, les pauvres, les doux anarchistes, ceux que l'on peut appeler les anarchistes modérés, ceux qui prennent une pomme au voisin, un petit pain au boulanger, ceux qui volent en ne volant rien, ceux qui condamnent la loi du plus fort, ceux qui s'élèvent contre la guerre et pourtant se font tuer; ceux qui réclament un salaire d'un travail qu'on leur refuse et ne reçoivent qu'une aumône." La vue des oisifs bronzant sur les plages de Juan-les-Pins ou de Monaco lui inspire quelques sarcasmes et cet appel : "O vous, Camarades mineurs (...) qu'attendez-vous pour sortir de terre et nous casser la gueule?"


© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mars 2003)

FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE

 

 
   

 
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