LES EXCENTRIQUES
FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Fernand Fleuret
- VII -
Guillaume Apollinaire

 
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"Nous avons dégainé sans effort des passions fines et rapides comme des épées,
puis nous nous sommes distraits de l'escrime avec des carlins et des éventails."

Fernand Fleuret, De Gilles de Rais à Guillaume Apollinaire.


Fernand Fleuret rencontre Guillaume Apollinaire à l'automne 1908. Celui-ci a renoncé à son emploi à la banque Châteaufort et Poitevin pour tenter de vivre de sa plume. Tour à tour poète, journaliste, critique d'art, il a aussi écrit, pour des motifs strictement alimentaires, deux romans licencieux, Mémoires d'un jeune don Juan et les Onze Mille Verges, et collabore, à partir de 1909, aux collections "particulières" des "Maîtres de l'Amour" et du "Coffret du Bibliophile" que publient les frères Briffaut. La préparation d'une étude sur l'Arétin l'amène à solliciter l'autorisation d'accéder à "l'Enfer" de la Bibliothèque nationale : "C'est pour moi une question vitale car j'ai besoin d'argent n'ayant pas d'autre travail en ce moment."
Tous deux poètes, tous deux curieux, Fleuret et Apollinaire ont aussi en commun le goût de l'érudition et de la mystification. En 1907, Fernand Fleuret répond à un concours organisé par une société littéraire d'Évreux. Un prix de 700 francs doit récompenser une étude consacrée à un poète régional. En une nuit de travail Fleuret fabrique de toutes pièces un certain Jean Gauthier Thirel de la Pinsonnière, poète, noble, chouan et émigré, et son oeuvre. Si le jury affirme bien se souvenir de ce littérateur, il ne donne que la 5e place à Fleuret car, ayant vécu en exil, de la Pinsonnière "ne fut que très peu mêlé aux affaires de notre région". Mais personne ne s'aperçoit que les vers que Fleuret lui attribue sont empruntés à Corneille, Mallarmé et quelques autres.
Apollinaire n'est pas en reste. Critique littéraire pour La Phalange, il consacre son article du mois de septembre 1908 à des auteurs imaginaires. L'année suivante, pour Les Marges, il assure une chronique baptisée "La littérature féminine" sous le nom de Louise Lalanne. Plusieurs autres revues sollicitent la collaboration de la poétesse, publiant même quelques uns de ses vers, écrits en fait par Marie Laurencin, avant qu'Apollinaire ne révèle l'imposture en 1910.
C'est donc à la Bibliothèque Nationale, et plus précisément à la table de la Réserve, qui "était bien l'un des derniers salons où l'on cause", que Fernand Fleuret fait la connaissance d'Apollinaire : "Il y avait là une vingtaine de places où chaque habitué était jaloux de la sienne, comme le sont les petits rentiers et les vieux militaires dans les cafés de province.
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Guillaume Apollinaire
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De temps à autre, ces savants levaient la tête et jetaient un coup d'oeil furtif vers le fauteuil de leur interlocuteur préféré. C'est par lui qu'ils se délassaient de leurs recherches, à lui qu'ils demandaient un éclaircissement, ou qu'ils poussaient triomphalement une colle." Ce jour-là, l'auteur de L'Hérésiarque "portait un gilet gris-bleu à boutons de métal, où étaient figurées des galères, et qui provenaient d'un ancien uniforme de la Hanse hollandaise. Ce gilet lui était plus cher qu'au Père Ubu son gilet à phynances. Il l'avait acheté à Amsterdam, disait-il, où il n'était peut-être jamais allé."
Cultivant une érudition aussi profonde que fantaisiste, chacun des deux homes trouvent en l'autre le compagnon idéal pour égayer les longues heures que des travaux mercenaires les contraignent à passer le nez dans des bouquins. Le blond et mince Fleuret et le brun et trapu Apollinaire forment un couple inattendu et quelque peu dissipé : "Ainsi perdions-nous tous les jours une bonne heure en bavardages, à cette table de la Réserve où nous travaillâmes côte à côte pendant plusieurs années. Il arrivait souvent que je lusse ses livres et qu'il lût les miens. Mais sa lecture n'était jamais très assidue. tantôt il semblait sucer distraitement des bonbons, faisant la moue, ou torturant sa bouche enfantine; tantôt les yeux vers la coupole, il murmurait inlassablement un refrain de sa composition, toujours le même : Foutre! foutre! foutre! foutre! foutre! foutre! (...) Enfin, nous sortions, ivres de liberté. Emboîtant le pas à de jeunes personnes dont nous n'avions souvent vu que le chignon, nous allions au hasard d'une poursuite sans dessein, et quelquefois fort loin, à Montsouris ou aux Batignolles."
Lors de ces longues déambulations à travers Paris, Fleuret qui brandit sa canne à pommeau d'or et Apollinaire qui fume sa pipe Jacob s'amusent comme des collégiens. Ils inventent des chansons, improvisent "des complaintes populaires sans queue ni tête". C'est en se rendant à la banque du frère d'Apollinaire, rue Notre-Dame-de-Lorette, que, selon Fleuret, ils composent à deux mains le Voyageur, poème qui figure, dédié à Fernand Fleuret, dans Alcools. Abandonnant la poursuite des jeunes femmes, ils rentrent, toujours à pied, jusqu'à Auteuil. En chemin, les compères font escale dans un de ces bistros qu'Apollinaire connaît comme sa poche : "Il savait quelle était la spécialité de chacun : celui-ci possédait le meilleur aramon de Paris; celui-là se distinguait pas son vin doux; cet autre était unique pour son raki de Constantinople. A cette place, Moréas lui avait parlé de son père et de sa petite maison de Grèce entourée d'oliviers; là, Jarry avait tiré son revolver, ou versé l'encrier dans son Pernod. il s'intéressait avec bonhomie aux conversations des petites gens qui boivent debout au comptoir et cherchent à s'étonner réciproquement par leurs prouesses musculaires."
En janvier 1909, Apollinaire s'est installé, pour se rapprocher de Marie Laurencin qui vit chez sa mère rue La Fontaine, au second étage du 15 de la rue Gros. Au rez-de-chaussée un atelier de bourrellerie empeste tout l'immeuble. Là il vit "sans argent, avec le souci constant du lendemain" (Lettre d'Apollinaire à Van Bever). Fleuret vient souvent partager l'unique repas quotidien, du "bouilli froid" que la mère d'Apollinaire lui prépare chaque dimanche pour la semaine, accompagné d'une poire "de petite taille". Lorsque Apollinaire se sent d'humeur à cuisiner il confectionne des ratatouilles qu'il assaisonne de tabac à priser sous prétexte qu'il s'agirait d'une recette du Jockey-Club "pour donner le goût de gibier à la viande de veau"! Ces agapes expédiées, leurs vestes accrochées à l'espagnolette d'une fenêtre, attablés devant un verre de vin, les deux amis lisent des poèmes ou des contes et rêvent à leur avenir. L'appartement de la rue Gros, outre une bibliothèque bien fournie, contient de curieux et précieux souvenirs : "Il n'avait pas encore de sculptures nègres, mais le portrait d'Ubu Roi, taillé dans un marron par Alfred Jarry et pendu au mur, lui tenait lieu de fétiche. (...) Il y avait aussi son portrait par le Douanier Rousseau, que tout le monde connaît, et qui est une horreur charmante."
C'est Fleuret qui fait obtenir à Apollinaire la préface au catalogue de l'exposition du "Cercle de l'Art Moderne" du Havre en juin 1908. Fleuret avait rédigé celle de l'exposition de 1907. Apollinaire, en présentant Friesz, Dufy, Braque, Bonnard, Matisse et Van Dongen, entame véritablement sa carrière de critique d'art : "Avant tout, les artistes sont des hommes qui veulent devenir inhumains." C'est aussi Fleuret qui corrige les épreuves de L'Hérésiarque "en y laissant beaucoup de fautes, selon ma coutume".
En contrepartie, Apollinaire présente Fleuret à Elémir Bourges, l'aide a obtenir ses entrées dans des revues comme Marges, où Eugène Montfort publie Carco, Toulet, Derème, Klingsor et toute l'école des "Fantaisistes", ou encore au Mercure de France que dirige Alfred Vallette et qu'ont fondé en 1889 neuf jeunes gens audacieux, dont Louis Dumur, Edouard Dubus et Remy de Gourmont. C'est au Mercure de France que Fleuret rencontre celui qu'il considère comme "le premier des écrivains, le Régent des Lettres contemporaines". Rien ne l'a préparé à la surprise de se trouver face à face avec celui qu'il imagine "sur la foi d'une photographie publiée dans la première Anthologie des Poètes Normands, (...) sous les traits d'un bel homme barbu et coiffé d'un feutre romantique un peu de guingois sur l'oreille(...). Je ne sus que bien plus tard, par son frère Jean, que Remy, sollicité d'envoyer son portrait, s'était décidé pour celui de Francis Jammes... Pauvre Gourmont qui souhaitait encore de faire palpiter le sein des inconnues et de se soutenir dans l'admiration intolérante des jeunes gens!" Brutalement défiguré en 1891 par les efforts conjoints d'un lupus tuberculeux et des médecins, Gourmont doit affronter les grimaces de répulsion des femmes et les jets de pierre des enfants.
Un soir, donc au Mercure de France, Fleuret voit entrer Gourmont : "Je me levai en tremblant devant un homme courtaud, rustique et défiguré, qui me tendit une grosse main sans pression. Il bégayait en soufflant, péniblement, et, à l'embarras de sa personne, je jugeai qu'il était encore plus timide que l'enfant que j'étais. Il prit le siège qui lui était toujours réservé en face de Van Bever, et, pour se donner un maintien, se mit à polir sa canne avec son mouchoir !
"Eh bien! eh bien!" me faisait-il de temps en temps, en levant sur moi des yeux admirables, des yeux d'un bleu de pervenche, tout chargés de rêve et de pensée. Eh bien ! je n'osais rien dire. J'étais stupide d'admiration et d'effroi. Notre timidité réciproque disparut à la longue, après plusieurs rencontres, et nous en arrivâmes à tenir des conversations d'une heure. Je compris qu'il ne fallait pas regarder Gourmont quand il parlait, sinon il bégayait davantage et finissait par se taire. Ces conversations avec un débutant étonnaient l'entourage, car Gourmont ne parlait à personne. J'en avais conclu qu'il était bon, qu'il voulait m'encourager."
Et Dieu sait si Fleuret a besoin d'encouragements! A son retour de convalescence, une mauvaise surprise l'attend. L'éditeur Druet, qui s'était engagé à publier Friperies illustré par Raoul Dufy, décide in extremis qu'imprimer cent exemplaires du livre de ces deux inconnus mettrait sa boutique en grand péril! Le salut vient d'un autre collaborateur du Mercure de France, Adolphe Van Bever. Cet érudit aimable, qui édite avec Paul Léautaud la série des "Poètes d'Aujourd'hui" et s'occupe de publier des éditions critiques de Ronsard, Baudelaire ou Verlaine dans la collection des "Maîtres du livre", présente Fleuret à l'éditeur Sansot. Celui-ci dirige une collection baptisée "Erotica selecta" et Fleuret lui propose d'éditer les Satyres du sieur de Sigogne, augmentées de notes et d'une biographie de celui.
La poésie baroque est alors ignorée voire méprisée. L'intérêt que lui porte Fleuret s'explique "parce que sa fantaisie de poète partait d'un immense savoir, d'un jugement parfait et d'une connaissance entière de notre langue, de ses ressources et de sa musique." (Alfred t'Serstevens, Les Nouvelles Littéraires, 28 juin 1945). Le jeu des poètes baroques avec les mots, leur goût des acrobaties verbales trouvent un écho favorable chez Fleuret. Charles-Timoleon de Sigogne (1560 - 1611), qui fut un des favoris de Henri IV, est un digne représentant de ce qu'on nomme alors la poésie satirique :

Contre une dame.
Seiche piece de bois, triste ordonnance d'os,
Ventre maigre et fleury, vieil ratelier du dos,
Portrait vif de la mort, porctrait mort de la vie,
Fantosme qui paroit sous un masque trompeur,
Qui fait craindre la crainte, et fait peur à la peur,
Et destourne l'envie, à la mesme une envie;

Maigre defiguré qui n'a rien que la peau,
Encores une peau qui n'est que drapeau,
Une peau qui se fronce en cent rides altieres,
Une peau dont le teinct, tout cuit, et tout hallé,
Resemble, espouvantable, au parchemin collé
Dessus un test de mort, qu'on trouve aux cimetieres....

(Cité dans Anthologie de la poésie baroque, Armand Colin, 1968).


Aussi peu délicat que soit l'art poétique du Sieur de Sigogne, Fleuret lui trouve le grand mérite d'être "le reflet fidèle d'une société pittoresque, le témoin argotique des soudards, des veneurs, des valets de chiens, des bateleurs et des filles qui encombraient les cabarets au temps de Mathurin Régnier", bref d'aider à faire revivre tout un pan du passé de l'histoire de France. Comme Marcel Schwob l'a fait pour François Villon, Fleuret tente de tirer de l'oubli et de réhabiliter les poètes baroques. Ce travail d'érudition patiente - il faut retrouver les textes, les collationner, les identifier, les rétablir - convient parfaitement au jeune homme. A compulser poèmes et mémoires, il s'évade d'un présent décevant et tourne le dos au futur pour rêver d'un passé picaresque. "Le retour au Passé, écrit-il à Féret, n'est que la négation de l'Espoir, et c'est une ironie voilée".
Tiré à 499 exemplaires, Les Satyres du sieur de Sigogne est publié en 1911. Fleuret a mis beaucoup d'espoir dans ce travail savant. Il tombe de haut ; personne ne se soucie de rendre compte d'un poète inconnu présenté par un autre poète tout aussi obscur. Le livre, se plaint Fleuret, "est un four noir, malgré un service de presse abondant. Non seulement personne n'en parle, mais encore aucune bibliographie de revue ou de journal ne l'annonce". Bref, un enterrement à la sauvette.
Apollinaire, qui commence à pouvoir négliger les travaux simplement alimentaires, le met en garde : "Je suis peiné de vous voir vous enfoncer dans cette érudition, aimable à la vérité, mais où j'ai dû pénétrer par nécessité, mais où je ne voudrais pas que vous vous perdiez (...) N'oubliez pas que je suis de ceux qui mettent vos vers au-dessus de la plupart de ceux que l'on compose aujourd'hui."


© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mars 2003)

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