LES EXCENTRIQUES
FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Fernand Fleuret
- I -
Maman Perrin

 
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"C'était un coquillage moucheté, en forme de grain de café monumental,
et qui rendait le bruit de la mer Caraïbe quand on le portait à l'oreille.
Avec lui, on pouvait bien rêver une heure ou deux."

Fernand Fleuret, La Boîte à Perruque.


La Normandie réclame Fernand Fleuret comme un de ses fils. Poètes du terroir, de Van Bever, prétend même le faire naître à Saint-Pair-sur-Mer (Manche), le 30 juillet 1884. En réalité Fleuret a vu le jour, bien loin de là, en Lorraine, à Gondrecourt (Meuse), et en 1883... Cette ambiguïté sur son lieu et sa date de naissance devait sans doute amuser un homme qui poussa le goût de la plaisanterie et de la mystification jusqu'à naître un 1er avril.
Sa mère, Emma Perrin, fille unique d'un négociant en toiles vernies établi à Paris, a épousé un miroitier nommé Fleuret que le Dictionnaire de biographie française qualifie d'"homme de peu de moralité". Peu après la naissance de son premier et dernier enfant, le couple quitte la Meuse pour Saint Mandé. En quatre ans le miroitier Fleuret dilapide la dot de sa femme pour payer dettes de jeu et filles faciles, allant jusqu'à vendre le berceau de son enfant.
De ce père, Fernand Fleuret ne dit rien. Son ombre planera cependant sur toute sa vie : "J'ai bien peur, écrit-il en 1926, que mon père ne m'ait légué une lourde hérédité." Mais les premières années de l'enfant restent marquées par l'image de son grand-père, "un vieillard au nez aquilin, aux moustaches à la gauloise, long comme un tambour-major, chauve et taciturne comme une cigogne", qui en 1889 l'emmène presque tous les jours à l'Exposition universelle : "Je lui donnais la main et mes petites jambes (...) touchaient à peine le sol. (...) Mais nous n'entrions pas à l'Exposition, mon grand-père étant parcimonieux; nous allions dans les jardins du Trocadéro. De là, nous contemplions la Tour Eiffel, nous regardions les chalands chargés de sable naviguer péniblement sur le fleuve."
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Fernand Fleuret enfant
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Au retour de ces excursions, le grand-père de Fernand sort sa clarinette. Il ne sait jouer qu'un morceau, "Gloire immortelle de nos aïeux". "Cet air ridicule, écrit Fleuret, m'a plus servi que tout ce qu'on aurait pu me dire touchant les préoccupations de mon grand-père : c'est grâce à cet air que je peux aujourd'hui pénétrer ses secrets et sa mélancolie." Souvent des larmes viennent aux yeux du vieillard, des larmes nées du regret "aux portes de la Mort, à la fin d'une vie provinciale de médiocrité, de n'avoir pas connu l'Aventure."
Cette Aventure s'incarne en la personne de Dominique Fleuret, l'arrière-grand-père qui, né en 1787 à Bertheléville, quitte la Meuse et la ferme familiale pour suivre les armées de Napoléon en Espagne : "Tantôt vous traversiez le Guadalquivir, où vous perdîtes vos souliers; tantôt aplati contre terre, vous faisiez le coup de feu dans les tristes plaines de la Manche; et je n'ai point bu de vin, je le jure, sans avoir souhaité votre repos parmi les morts." Lorsque il meurt, le grand-père laisse à son petit-fils en héritage la nostalgie de cet aïeul qu'il n'a pas connu, "Dominique Fleuret, Aventurier, fils d'une vieille lignée de soudards, et père du rêveur aux yeux bleus qui regrettait vos exploits sur la clarinette mélancolique et dans les jardins du Trocadéro".
Lassée des mauvais traitements que lui inflige son époux, Emma Fleuret se réfugie avec son fils chez ses parents. Jules Perrin, qui a pris sa retraite en Normandie, à Saint-Pair-sur-Mer dans une grosse villa, "La Hogue", qu'il a fait construire en 1891, à moins de trois cents mètres de la mer. Loin de tuer le veau gras pour fêter le retour de la fille prodigue, lui reproche sa dot disparue. Il exige qu'elle travaille. Fernand voit donc sa mère devoir faire des ménages ou du repassage et s'humilier pour payer sa pension et celle de son fils. Au bout de quelques mois la jeune femme met la Manche entre sa famille et elle. Abandonnant son fils à la garde de ses parents, elle part chercher un emploi en Angleterre.
Fernand Fleuret est un petit garçon en blouse à col marin et jersey rayé qui s'en va, dès qu'il le peut, pour de longues balades avec son chien sur les plages ou dans la campagne normande : "Étendu parmi les ruines, je regardais onduler la couleuvre dans les herbes folles, la mésange se suspendre à la ronce, les carabes mordorés se hisser sur les tristes fleurs. J'étais seul avec ma peine, en ce lieu qui ressemblait à mon cœur prématuré. Je n'ai pas entendu le fatal Ménétrier dont l'odeur de terreau flottait autour de moi, mais j'apprenais à te savourer en secret, harmonieuse enchanteresse de mes jours, Mélancolie!".
Pour échapper à la solitude et à l'ennui, il s'invente des histoires, inspirées des légendes du bocage et des souvenirs de la chouannerie. Effaçant le décor triste et banal de "La Hogue", il imagine que la villa a été construite sur l'emplacement du tombeau d'un chef viking, dont les cendres ont été jetées à la mer sur ordre de l'Église et le sarcophage de pierre utilisé comme un abreuvoir pour les chevaux avant de finir au musée d'Avranches. Fernand Fleuret sent bouillonner dans ses veines "le sang normand (...) avec son mépris des morales, des règles et des lois". Le guerrier païen devient pour lui comme un ancêtre : "Mais ce sarcophage m'appartient. Un jour je ferai un boucan de tous les diables pour rentrer en sa possession."
Orphelin de fait, il adopte avec enthousiasme la légende familiale qui prétend que le beau-père de son arrière grand-mère paternelle, Maman Perrin, n'était autre que le fils illégitime de Marie Gardet, lingère, et de Louis Jean-Marie de Bourbon, duc de Penthièvre (1725-1793), bâtard légitimé de Louis XIV, grand amiral de France et beau-père de la princesse de Lamballe. Fleuret ne renoncera jamais à cette belle histoire et ira même jusqu'à cultiver une certaine ressemblance physique avec les Bourbons. Ressemblance qui fait écrire à son ami le poète Ch.-Th. Féret : "Dans ton port où revient un Louis XV triste /S'ennuie un roi blasé, de son trône perdu".
Au fil des ans, Fleuret enrichit sa généalogie imaginaire au gré des rencontres : "La présence d'un Pierre Fleuret, dit Court-Toujours, dans la bande des "mandrins", m'inciterait à l'indulgence ou pourrait me gonfler d'orgueil. Je me contente d'un Fleuret qui, vers 1820, gravait sur bois (...) et dont une des images les plus appréciées est le Soldat-Laboureur. Ce Fleuret était aussi un chanteur forain et composait lui-même ses complaintes. En outre, il me plaît beaucoup de savoir qu'il jouait du tambourin (...) Faiseur d'images, joueur de tambourin, innocent vagabond, je t'ouvre ma généalogie, où se coudoient des princes , des artistes, des artisans et des soudards!..."
L'ambiance de "La Hogue" ne respire pas la gaîté. Les soirées se passent devant la haute cheminée. Fernand lit le Magasin Pittoresque tandis que sa grand-mère travaille à son ouvrage. Il ne s'intéresse guère à sa lecture : "Mais j'attendais surtout, n'ayant l'air de rien, car la rêverie m'était interdite comme un témoignage de nonchalance et de paresse, que la musique commençât." Si pesante est l'impression d'ennui et de solitude que, "pour conjurer la nuit hantée de bruit sinistre, ainsi que les regrets et les appréhensions de l'âge", Jules Perrin sort d'une boîte, qui ressemble à un cercueil d'enfant, son violon.
Et la musique s'élève pour le plus grand et secret plaisir de Fernand : "Dès les premiers accords, le Songe me venait prendre par la main et me faisait monter, pareil à Cendrillon, dans un carrosse doré." L'enfant s'abandonne à la musique qui l'emmène jusqu'à un de ces petits manoir de la campagne normande, où des jeunes filles vêtues comme au temps de Mozart lui offrent des tartines de miel et du vin de Tokay dans des timbales d'argent : "Ainsi, par la vertu de ce violon, vivais-je dans un temps ancien qui se présentait à moi sous des images animées; et voilà pourquoi, lorsque l'on m'accuse de pastiche, j'ai de bonnes raisons de sourire de ceux qui veulent ignorer que toutes ces choses et ces formules vétustes faisaient déjà partie de moi-même, qu'elles étaient ma vie secrète aussi bien qu'extérieure, et qu'enfin je n'en connus pas d'autre avant l'âge de virilité."
L'enchantement dure jusqu'à ce que Fernand doive consoler son chien que les notes aiguës font hurler à la mort ou que son grand-père lui ordonne, plutôt que de rester là à ne rien faire, de dessiner le violon : "Ce serait un excellent exercice, car les raccourcis en sont très difficiles." Parfois, pris par ses démons intérieurs, Jules Perrin, "désespéré de n'être pas Paganini", lance l'instrument d'un bout à l'autre de la pièce...
Cette enfance solitaire est profondément marquée par la présence de ces deux vieillards qui vivent désormais dans leur passé. Ils parlent "ensemble des spectacles et des concerts d'avant 1870. Ils avaient vu l'Empereur et l'Impératrice dans leur loge (...) Victor Noir dînait avec eux chez un de mes oncles quand il alla se faire tuer chez le Prince Napoléon qu'il parlait de souffleter." Mais la figure centrale des premières années de la vie de Fleuret demeure la formidable Maman Perrin, son arrière-grand-mère qu'il vient visiter le dimanche après la messe de huit heures.
Personnage digne de Dickens, Maman Perrin garde des serins en cage : "Mais les serins de Maman Perrin n'atteignaient jamais un grand âge : elle avait la manie de leur donner des lavements avec une seringue à oreille, et les serins crevaient immanquablement dans la soirée. Je ne sais comment il se faisait que la plupart de ses oiseaux avaient une patte cassée. Maman Perrin y appliquait une allumette serrée de fil blanc, que le serin s'efforçait de défaire quand il ne se sentait pas surveillé."
Lors de ses visites, l'enfant découvre la lecture. Assis aux pieds de Maman Perrin, il la regarde, sans mot dire, lire au coin d'une fenêtre les Mille et une nuits ou les Aventures de Gil Blas. Pour qu'il se tienne tranquille, elle lui donne le Robinson Suisse "où il y avait de si belles images". Parfois elle lui raconte comment dans sa jeunesse elle a regardé passer Napoléon ou comment sa belle-mère a vu promener sous ses fenêtres la tête de Mme de Lamballe au bout d'une pique : "Bref, Maman Perrin avait beaucoup vu et beaucoup entendu dire pour un enfant de huit ans né dans la paix."
La vieille dame est comme un pont lancé sur l'abîme du temps, un passage par delà le Styx : "Maman Perrin avait quatre-vingt dix ans quand j'en avais huit. Elle était ma bisaïeule, et s'appelait, de ses prénoms, Anne-Marie-Victoire. Je les avais oubliés, parce que, depuis plus d'un demi-siècle, tout le monde l'appelait Maman Perrin. (...) Mais où sont les bouches qui l'appelaient encore Anne, Victoire ou Marie, au temps de Napoléon, de Louis XVIII et de Charles X? Tissues d'ombre elles-mêmes, elles ne profèrent que des fantômes de mots..." Tout ce qu'elle touche se charge de la magie du passé, jusqu'à "sa canne d'épine à pommeau de baleine, qui avait commandé à Fontenoy, la canne d'ordonnance des officiers de S.M.".
Des souvenirs que la vieille dame garde sur le manteau de la cheminée de son salon fascinent l'enfant, et surtout ce qu'il pense être deux tablettes de chocolat sous des globes de verre. Un jour, profitant de l'absence de sa bisaïeule, il s'empare d'une des tablettes et y croque : "Je le baptisai chocolat espagnol, et pensai que mon grand-père l'avait rapporté de Séville, où il y a des danseuses à castagnettes et boléro. Aussi grignotai-je mon chocolat en agitant la main gauche, dont je claquais le pouce et l'index et en dansant quelque chose qui voulait être espagnol." A son retour, Maman Perrin lève les bras au plafond : "Ciel! il a cassé le globe! Il a du manger la momie!..." Et, saisissant des pincettes, elle poursuit l'enfant à travers le salon en criant "Attends! Attends! Attends! Attends!".
C'est le dernier souvenir que Fleuret gardera de son aïeule. Pour avoir mangé un fragment de momie que son grand-oncle Robert, de garde au pied d'une Pyramide, tandis que Champollion y fouillait, avait volé et ramené d'Égypte, l'enfant est définitivement chassé de la vue de Maman Perrin. Il apprend sa mort un an et demi plus tard, alors qu'il est au Petit Séminaire de Mortain. Dans sa tête résonne encore les "Attends! attends! Attends! Attends!" de colère de la vielle dame : "Mais toi, pourquoi ne m'as-tu pas attendu jusqu'aux vacances, chère Maman Perrin?... J'aurais pleuré derrière ton cercueil; j'aurais porté des fleurs sur ta tombe..."


© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mars 2003)

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