LES EXCENTRIQUES
FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Fernand Fleuret
- II -
Soeur Félicité

 
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"La poésie est le pain de la solitude, de l'amour et de la détresse."

Fernand Fleuret, Le Cornet à poux.


Fernand Fleuret apprend à lire et écrire à l'école communale de Saint-Pair mais, lorsqu'il a sept ans, Jules Perrin l'envoie poursuivre ses études comme pensionnaire au Petit Séminaire de Mortain : "C'est au fond de la
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Eau-forte d'Yves Alix
pour "Soeur Félicité", 1926.
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Manche dans un désert de rochers et de sapins, on y peut parcourir plusieurs lieues, sans rencontrer âme qui vive de tout l'après-midi. (...) Il y brille souvent plusieurs arcs-en-ciel qui mesurent l'étendue de sa tristesse. Des dolmens et des pierres levées, couverts d'un lichen lépreux, semblent attester que la terre est morte. La mer luit à l'horizon."
L'établissement, où Fleuret demeure de 1890 à 1895, occupe une abbaye du XIIIe siècle et accueille une centaine d'élèves. On y maintient, en dépit de tout, les valeurs de l'Ancien Régime. Le directeur est un grand vieillard aux longs cheveux blancs dont l'enfant admire "ce grand air de noblesse qui trahissait le gentilhomme sous la robe du prêtre. Je le vois portant l'épée au siège de La Rochelle ou le fusil à pierre des chouans du Bocage."
Trop jeune encore pour suivre les cours, "le petit" est d'abord laissé plus ou moins libre. Son caractère est un mélange de timidité farouche et d'esprit frondeur : "Je savais enflammer une règle appointée que je tournais vivement entre mes paumes contre le bois de mon pupitre. J'en allumais de vieux lacets, pour la plus grande incommodité de la classe". Pour qu'il laisse travailler les autres, on lui fourre entre les mains un livre pris au hasard : le Génie du Christianisme, la Vie du Bienheureux Curé d'Ars, les Mémoires de Mme de la Rochejaquelin ou Les Chouans de Balzac. Les souvenirs des guerres de Vendée échauffent particuliérement son imagination : "J'avais été séduit par les aventures, les coups de fusil à travers les haies. Guerre sans discipline, dont le héros amateurs étaient voués à la défaite certaine! Que j'en goûtais l'élégance inutile et dédaigneuse!..."
L'aumônier, qui est un ancien officier de marine, évoque volontiers l'île d' "O-Tahiti" et les femmes indigènes qui viennent en nageant à la rencontre des navires. Mais Fleuret juge que "ce vieillard maniéré" manque par trop d'un vrai talent de conteur : "Au début, ses histoires m'avaient séduit; depuis peu, je ne pouvais les supporter, les ayant en grande partie retrouvées dans le Journal des Voyages et de vieux exemplaires de la Propagation de la Foi."
Lors des récréations qui se déroulent dans l'ancien cimetière de l'abbaye, le petit Fernand préfère rester à l'écart des jeux brutaux de ses aînés. Assis sur une pierre tombale, il s'amuse à faire rouler une paire de dés. Les dés sont un cadeau de Soeur Félicité, la lingère, qui veille sur lui comme "une jeune soeur, pleine d'attentions et de gentillesse"; la tombe est celle de Marguerite de la Tour d'Auvergne, qui fut une des abbesses du couvent, et mourut en 1715. Ce nom seul suffit à faire rêver l'enfant. Il se voit gentilhomme normand et amoureux de Marguerite : "La famille ne me considérait point comme un parti avantageux, me suscitait un rival. Marguerite dut choisir entre le couvent et lui. (...) Puis j'avais cherché la mort sur les champs de bataille et dans les aventures périlleuses." Ces aventures, il les recrée avec ses camarades au cours de batailles pour rire : "Les poches pleines de cailloux, haletant et couvert d'une noble poussière, je m'écriais : "Vive le Roi, Monsieur! Nous avons défait ces faquins."
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Eau-forte d'Yves Alix
pour "Soeur Félicité", 1926.
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A sa bien-aimée Fernand donne les traits de Soeur Félicité. Celle-ci ne comprend sans doute pas que les cadeaux que lui fait le jeune garçon s'adressent à une autre. Un soir, elle attire Fernand dans la sacristie avec la promesse qu'il verra apparaître Marguerite : "Et Félicité, cédant au transport inconnu qu'elle ne pouvait plus contenir, me prit la tête à deux mains et me couvrit le visage de baisers. Puis elle me saisit les bras que j'agitais pour la repousser. Elle glissa jusqu'aux poignets et me serra si fort que je la crus devenue folle. (...) Je me débattis. Elle me contint en me pressant contre elle. La tête entre ses seins, sur sa chair mouvante, j'eus l'impression qu'elle commettait une chose abominable et sacrilège dans ce lieu consacré. Alors je la mordis à la poitrine et au bras, si cruellement qu'elle lâcha prise."
Peu importe au fond que l'incident soit réel ou fantasmé. Nous ne gardons ou fabriquons que les souvenirs qui peuvent donner une cohérence à notre personnage. Effrayé par ce brutal contact avec la réalité, l'enfant se réfugie un peu plus avant dans l'idéal. Sa dévotion pour Marguerite tourne à l'obsession : "Je m'appliquai à parfaire son personnage idéal avec des traits directement empruntés à la réalité, aux livres et aux gravures. Je m'épris plus étroitement des choses d'autrefois, jusqu'aux objets les plus usuels qui me racontaient son train familier." Pour Fleuret la vie prend le parfum des amours mortes, des vieux rubans, des fleurs fanées : "J'étais vraiment amoureux de Marguerite. La fin de ces rêveries poétiques m'apportaient toujours la même déception : à quoi bon? Pensai-je, elle est morte depuis 1715! Son corps majestueux n'est plus que poussière. Il est mêlé à la terre pourrie! Plongeant mes mains dans l'humus gras et fétide, j'en retirais des poignées que je respirais avec une horreur mêlée de délices."
Tout lui fournit de quoi alimenter ces rêveries moroses, même les interminables monologues de l'aumônier à propos des Cafres, des Hottentots, des Kamtschadales ou des Schangallas. Volontiers il s'imagine trouvant la mort et l'oubli sous les casse-tête, nommés patou-patou, ou les sagaies "de je ne sais plus quels insulaires". Mais les jours passent, et les années, et l'enfant ne meurt pas : "Plus tard, rassasié de ma folie, je n'en gardai que l'attrait du Passé et de la Mort." Le passé devient son pays des rêves, son île des enfants morts.
En 1895, Jules Perrin retire Fernand du Petit Séminaire et le fait inscrire au lycée de Coutances. L'enfant est toujours pensionnaire mais cette fois dans un de ces lycées voulus et construits par Napoléon Bonaparte sur le modèle des casernes. De cet épisode de son enfance, Fleuret garde en mémoire "l'ombre de mon grand-père, qui me conduisait au collège en penchant un front que j'encombrais de soucis et qui me parlait de l'avenir d'un ton prophétique et menaçant". Il se souvient aussi d'un "pion famélique" du nom de Giquel. Surnommé Jésus-Christ à cause de sa barbe rousse, le pion habite seul une grande maison, au loyer modique car elle est hantée. On l'y retrouvera un jour pendu : "Il s'est suicidé pour deux femmes. Rien que cela ! qui l'eût cru ?"
Enfermé derrière des grilles et levé au son du tambour, Fernand Fleuret se rebelle. Il lui faut deux ans pour venir à bout de la patience des autorités. En 1897, le proviseur lui signifie son renvoi : "1° pour avoir tiré un coup de pistolet; 2° pour avoir percé le pot de chambre du pion; 3° pour avoir brisé la bicyclette du censeur un jour que j'étais au cachot; 4° pour faire des vers; 5° pour ne rien faire d'autre; 6° pour avoir donné un coup de pied sur la tête de M. Eon, professeur de gymnastique et géométrie; 7° pour avoir craché tous les matins pendant six mois sur le paillasson, le verre d'huile de foie de morue que j'étais obligé de prendre à l'infirmerie."


© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mars 2003)

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