LES EXCENTRIQUES
FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Fernand Fleuret
- IX -
Falourdin

 
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"Falourdin! Sois maudit, toi qui nous reviendras
Avec les rameaux verts portés par les colombes;
Qui d'un pleur hypocrite arroseras les tombes,
Qui flétriras les bons, chercheras des pourquoi,
Et, la main, sur le coeur, diras : Ce n'est pas moi!"

Fernand Fleuret, Falourdin.


Août 1914. Jamais il n'a fait aussi beau, aussi chaud. Aux murs des villages et des villes de France fleurissent des affiches tricolores : "Par décret du président de la République, la mobilisation des armées de terre et de mer est ordonnée ainsi que la réquisition des animaux, voitures et harnais nécessaires au complément de ces armées..." L'appel à la nation s'achève sur ces mots qui se veulent rassurants : " La mobilisation n'est pas la guerre. Dans les circonstances présentes, elle apparaît au contraire comme le meilleur moyen d'assumer la paix dans l'honneur. "
Le gouvernement rappelle les hommes jusqu'à quarante-huit ans et au 15 août 1914 près de 4.000.000 de Français sont sous les drapeaux. Contrairement à une idée reçue, la France ne se soulève pas d'enthousiasme à l'idée d'en découdre avec l'Allemagne et de récupérer l'Alsace et la Lorraine. Pour le dessinateur Gus Bofa, "à l'exception de vieux militaires et de quelques civils en veston d'alpaga, qui avaient fait la campagne de 70, je ne pense pas qu'aucun Français souffrit de cette honte périmée (…) Je ne sais plus qui avait inventé cette formule admirable, renouvelée des Bons Pères : Y penser toujours ! N'en parler jamais ! Qui nous laissait libre de vaquer à nos petites affaires et à nos petites joies, malgré notre Honneur un peu fatigué dans les affaires (…) moyennant que nous sachions prendre, à l'occasion, si on parlait de la Revanche, l'air grave, discret et recueilli qui convenait à cette idée nationale. Au vrai, nous savions très bien que nous ne la prendrions jamais, cette Revanche. "
Mais, passé le premier moment de stupéfaction et d'angoisse, les Français acceptent l'inévitable. Au lieu des 13% de réfractaires que pronostiquait l'état-major, 1,5% seulement des appelés ne rejoignent pas. Charles Péguy reflète bien l'opinion quasi-générale quand il écrit en 1914 : " Nous sommes partis, soldats de la Républiques, pour le désarmement et la dernière des guerres." Nombreux sont les artistes qui, comme Chas Laborde, ressentent la "curiosité insensée de voir la guerre." Roland Dorgelès, anarchiste, abstentionniste et antimilitariste, s'engage, bien qu'il ait été
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Falourdin,
bois gravé de Raoul Dufy, 1916
(tous droits réservés)

par deux fois réformé. Le dessinateur alsacien Hansi part comme engagé volontaire à 41 ans. Pierre Loti est, à 64 ans, mobilisé sur sa demande. Si Marcel Proust échoue à persuader l'état-major qu'il peut contribuer à l'effort de guerre, Jean Cocteau parvient lui à se glisser jusqu'au front comme ambulancier. Mobilisés ou engagés volontaires, Charles Péguy, Alain-Fournier, Louis Pergaud, Danrit, Blaise Cendrars, Pierre Mac Orlan, le philosophe Alain, Braque, Léger, Dunoyer de Segonzac, Derain, Dufy, Jean-Emile Laboureur, André Mare ou encore l'éditeur Pierre Corrard regagnent leurs régiments. Et aussi Guillaume Apollinaire qui écrit à Fleuret en avril 1915 : "Toute cette vie est fantastique, et c'est plus extraordinaire que je n'aurais cru, surtout les tranchées et les premières impressions du premier obus, tout près de soi; ça vaut la peine d'être vécu."
Peu de temps avant sa mort, Remy de Gourmont note tristement : "La guerre a augmenté la sensibilité aux dépens de l'intelligence." Propagande et bourrage de crâne se donnent libre cours et jouent sur les sentiments pour imposer leurs mensonges. Les rares voix qui osent déranger le plaisir de penser et sentir en commun sont aussitôt étouffées. Le Mot, où Paul Iribe et Jean Cocteau réclament au moins "la décence dans la polémique et la politesse dans la haine", ne connaît qu'une brève existence. Fleuret, déclaré de nouveau inapte au service, demeure à Paris avec son épouse. La façon dont on manipule et dirige l'opinion le révolte. "On reconnut, écrit-il, que l'on pouvait tout imposer par voie de presse à quarante millions de "coglioni" qui ne se disaient plus les fils de Voltaire, et qui se seraient réclamés de Panurge si on le leur avait fait dire."
Don Quichotte de l'ironie, il décide de s'attaquer aux menteurs à gages qui ont conduit les Français à la catastrophe et avant tout à la grande presse aussi médiocre que vénale. Il la fustige dans un étonnant pamphlet, Falourdin, macaronée satirique, dédiée à André Mary, bourguignon, par Fernand Fleuret, cavalier français, avec les remarques de Jacotus Brededin, Dr ph, lecteur à l'Université d'Ampelople. La plaquette est attribuée à un éditeur de fantaisie, le "Trépied Pythien" à Delphes, et datée de "l'An IIIème du Délire de Lamachus", c'est à dire 1916.
L'extraordinaire de ce pamphlet est qu'il est entièrement rédigé en vers, des alexandrins de bonne facture. Par ce choix Fleuret entend renouveler la Satire, devenue par l'usage de la prose "aussi anonyme que le sicaire qui la manie", et retrouver "l'imagination et le sombre lyrisme" d'un Agrippa d'Aubigné. Falourdin est la mise en pratique des théories de Fleuret sur l'art satirique : "Sa forme prosodique n'est pas à chercher; elle est fixe (...). Il serait bon que le poète renforçât sa naïveté naturelle par l'archaïsme qu'ont employé tous les satiriques, conteurs et épigrammistes, non pas l'archaïsme livresque, mais celui qui s'entend encore dans les provinces, et qui est propre aux tours narquois et familiers: telles expressions de Marot, Montaigne et Rabelais qui rient au coin des lèvres des paysans de France."
Et s'il choisit cette forme, c'est aussi parce qu'il méprise sincèrement la prose des journaux, vaste fourre-tout où l'absence de style accompagne l'absence de conviction : "A vrai dire, la Presse tend à remplacer toutes choses, les genres littéraires et les institutions sociales. (...) Elle est l'Ode et le Dithyrambe, qui disparaîtront bientôt, faute d'épithètes, mais non faute de héros : les deux millions de bonnetiers parvenus, de liquoristes enrichis dans les vermouths, de baladins vergogneux, de politiques bifrons, de mouchards très précieux et de plumitifs sans grammaire, où la Démagogie recrute ses barons. Elle est l'Élégie qui pleure indifféremment sur les chiens perdus, les forçats repentis, les catins poignardées et les enfants martyrs. (...) Elle est l'Éloquence des Comices Agricoles et des Pompes Funèbres. (...) Elle est la Critique dans la mesure que l'Aveugle du Pont des Arts, cherchant à tâtons les trous de sa clarinette fut un Musicien."
Fleuret se place sous la tutelle de Rabelais. Falourdin, géant à groin de porc et oreilles d'âne qui incarne ici la Presse, porte le nom d'un des ancêtres de Gargantua. Autre influence, le Moeurs des Diurnales de Marcel Schwob, qui, en 1903, représente les journalistes en oiseaux "qui n'ont que des intestins et des parties sexuelles, mais point de cerveau", et dont les excréments sont recueillis comme des oracles qui ne sont vrais "que pour vingt-quatre, douze ou six heures". Ces volatiles entrent en délire à "la couleur de l'or, la vue des guerriers et des armes, l'aspect des femmes nues".
Pour être en vers, le pamphlet de Fleuret n'en est pas moins violent. Aux sarcasmes succèdent des visions burlesques et ordurières, comme celle de la France partant en guerre en prenant pour guide le cul de Falourdin, "d'une blancheur confuse". En quelques strophes vengeresses Fleuret décrit la confusion des premières semaines de la guerre jusqu'au moment où les revers accumulés précipitent les assemblées et le gouvernement en déroute jusqu'à Bordeaux:

Le peuple des badauds conduits par un derrière,
(...)
Bref, la cohue entière, avec ses tours humaines,
Son Momon priapique et ses énergumènes,
Ses pédants, ses bedeaux, ses fous de carnaval,
Ses charrois, ses canons, son bellique arsenal,
Confiante toujours, d'ailleurs n'y voyant goutte,
Pour prendre à travers champs abandonnait la route,
Car, n'eût-il pas été dérisoire et mesquin,
Par un Géant conduits, que de suivre un chemin?
(...)
Le désordre bientôt confondit toutes gens :
Des vieillards décrépits s'improvisaient sergents;
L'un veut qu'on avance, et l'autre qu'on recule;
L'un se plaint qu'on enfonce, et l'autre qu'on bouscule;
- Hardi! hé là! holà! hardi! pousse au canon!...
- Ne serrez pas si fort, lâchez-moi, sacré nom!...
- L'Académicien, rengainez votre épée,
Vous éborgnez le monde!... - O Dieu, quelle équipée!...
- Mais c'est vrai, l'on enfonce! Au secours! Au secours!
- Taisez-vous! C'est la loi : Ni plaintes ni discours!...
- Monsieur le Député, qui fleurez la colique,
Ne pourriez-vous ailleurs vider votre barrique?...
- La Victoire, en chantant!... - Qui me dégagera!...
- Ecoutez!... les corbeaux!... - Hourra! hourra! hourra!
- L'eau me vient aux jarrets!... - Taisez-vous, ou je tire!
Sommes-nous en danger, quand nous voyons reluire
Le Géant Falourdin?... Vite sur les chevaux!
Tâchons de nous enfuir au moins jusqu'à Bordeaux!...
- Maman! maman! maman!... Dia! dia! ho hue!
Laissez le Président sortir de la cohue!...
- Adieu, tout est fini!... vive la Nation!...
- L'Intran! La Liberté! Dernière édition!..."


Fleuret n'épargne personne n'est épargné, ni les députés, "ces verbeux qu'à la Chambre on dirait pétomanes", ni les Sorbonnards "pareils aux croque-morts devant les corbillards". Il accable également les hommes de finance qui "sonnaient La Marseillaise en guise d'angélus" et les "Tartufes gâteux de la philanthropie" ; les chansonniers et les caricaturistes, "potaches de l'enseignement secondaire recalés aux examens", et l'Académie française, qui choisit "ses adhérents parmi les ennemis des Lettres, des Arts et du sens commun".
Comme Remy de Gourmont, il savoure le plaisir qu'il y a, dans une polémique, à mécontenter les deux partis et renvoie dos à dos la droite et la gauche, les catholiques et les libres-penseurs, "les bedeaux de la Croix" et "l'ignare Chie-en-lit de l'Ecole Normale". Ne respectant rien, il traite même Maurice Barrès de "dadais des bancs de rhétorique". Fleuret, qui se proclame royaliste, attaque la République, la "Démagogie / Dont les Tartempions, obscurs et passagers / Saigneraient l'Univers pour trois mots mensongers." Et il envisage avec jubilation certaine d'être par deux fois fusillé : "Sous le feu de la droite, on dit qu'il cria : "Vive l'Anarchie!" et sous le feu de la gauche : "Vive le Roi!" Malgré cette apparente ambiguïté, le sieur Fleuret, comme le poète Mary, était monarchiste, et, comme le poète Mary encore, méprisé des deux partis extrêmes."
La mention d'un éditeur de fantaisie ne trompe pas la censure qui fait saisir et détruire la quasi-totalité des 50 exemplaires! Dénoncé comme défaitiste, traité de "bolchéviste", Fleuret subit à nouveau les foudres des censeurs lorsque il se risque à publier une seconde édition "corrigée et considérablement diminuée" de son pamphlet à Nevers en 1917. Le censeur local ne renonce à faire emprisonner le poète que sur les protestations d' "anciens officiers combattants qui goûtaient Falourdin sans réserve." Les amis de Fernand Fleuret, comme le poète Louis Chadourne (1890-1925), qui devait mourir des suites de la guerre, prennent sa défense dans la presse. Un autre poète, Roger Allard, célèbre l'intelligence et le lyrisme de Fleuret : "Avec de l'esprit et du courage c'est assez pour faire de l'auteur de Falourdin le premier poète satirique d'aujourd'hui." (Le Carnet Critique, 15 décembre 1917). Fleuret, lui, se souvient de ses chers poètes satiriques, et de l'exécution de Claude Le Petit : "Nous ne brûlons plus Claude Le Petit, ni le chevalier de la Barre, pour quelques chansons impies ; mais il est toujours des Jésuites prêts à dénoncer comme infernales la gauloiserie de nos pères et la liberté d'écrire."
Le 11 novembre 1918, on enterre Guillaume Apollinaire, mort de la grippe espagnole. Blaise Cendrars marche derrière le corbillard, qu'escorte une demi-escouade de soldats, avec Picasso, Max Jacob, Jean Cocteau, Pierre Mac Orlan, Léon-Paul Fargue, Fernand Fleuret et beaucoup d'autres. Boulevard Saint-Germain, le convoi "fut assailli, comme par des huées, par la foule déchaînée des manifestants qui célébraient l'Armistice, hommes et femmes bras-dessus, bras-dessous qui chantaient, dansaient, s'embrassaient et braillaient comme en délire le fameux refrain de la fin de la guerre " …Non, il ne fallait pas y aller, Guillaume. Non, il ne fallait pas y aller !… " C'était excessivement pénible ." (Blaise Cendrars vous parle...).
Fernand Fleuret est resté en correspondance avec Guillaume Apollinaire, qui lui raconte la guerre, dont il estime qu'elle durera "cinq ou sept ans", et lui envoie une feuille de laurier où il inscrit "Cueilli à Nîmes le 27 septembre 1914 par G. Apollinaire, conducteur de pièce." Les deux hommes se revoient lors des permissions d'Apollinaire et, bien sûr, après sa blessure à la tête. En juillet 1916, Apollinaire présente lors d'une matinée littéraire au salon d'Antin des poèmes de Max Jacob, Reverdy, Roger Allard et... Fernand Fleuret. Fleuret est de même associé à un des derniers projets de son ami, L'Heptaméron des gourmets, où sept auteurs (Apollinaire, Fleuret, André Mary, Henri de Régnier, Laurent Tailhade, Lucien Descaves et Emile Godefroy) doivent imaginer sept festins donnés par le roi de Cocagne.
Mais Fleuret ignore que son ami a contracté la grippe espagnole qui va l'emporter en cinq jours. Le 8 novembre, il est à sa table de travail, près d'une fenêtre, "quand un corbeau vint se percher sur la barre d'appui. Et ce corbeau, après m'avoir regardé tristement, reprit son vol vers le boulevard Saint-Germain. Alors il me vint à l'esprit qu'Apollinaire était mort (...). Je chassai cette idée, pareille aux phantasmes de la fatigue qui traversent parfois la pensée des écrivains, et j'essayai de me remettre au travail." Plus tard, Lucie Faure-Favier lui apprend la nouvelle de la mort du poète. Fleuret n'est pas le seul d'ailleurs à avoir été visité d'un pressentiment. L'ancien secrétaire d'Apollinaire, Géry Piéret, alors au front, l'a vu apparaître dans la tranchée. Quant à Blaise Cendrars, il raconte que l'article auquel Apollinaire travaillait au moment de sa mort s'intitulait "Ma dernière maladie".
La mort d'Apollinaire semble marquer pour certains la fin d'une époque. Cendrars se souvient qu'en suivant le cortège funèbre il entendait "les vieilles gloires de la queue du symbolisme, tous ces poètes immortels oubliés aujourd'hui, glousser, (...) se demander ce qu'allaient devenir les jeunes poètes après la mort d'Apollinaire et se réjouir, comme s'ils venaient de gagner la bataille des Anciens et des Modernes."(Blaise Cendrars vous parle...)Il n'est pas trop fort de dire que Fleuret ne se consolera jamais de cette disparition prématurée. Bien qu'il prenne soin de ne jamais repasser par la rue Gros, il ne peut empêcher que le fantôme de son ami revienne le hanter. Trouvant Fleuret affalé à la terrasse du café de Flore, Louise Faure-Favier lui reproche gentiment d'avoir trop bu. Le poète répond le plus naturellement du monde : "Mais je n'ai pas tout bu. Apollinaire en a bien pris la moitié!" Fleuret a habitué ses amis à des scènes de ce genre. Ainsi un jeudi de 1910, raconte-t-il à Othon Friesz comment il vient de rencontrer dans la rue le douanier Rousseau qui, avec "son bon sourire, mais cette fois, un peu triste et contraint", l'a chargé de dire à Friesz qu'il lui était absolument impossible de venir chez lui ce soir. Friesz regarde Fleuret d'un air inquiet : "Naturellement... Naturellement, puisqu'il est mort et enterré depuis trois jours!..." Longtemps ils ont cru que Fleuret cherchait à se payer leur tête. Mais c'est avec effroi qu'André Billy se souvient d'une scène que lui fit Fleuret "dans une taverne du faubourg Montmartre parce que je refusais d'aller serrer la main d'Apollinaire qu'il voyait assis à une table voisine et qui, disait-il, me lançait des regards désespérés."


© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mars 2003)

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