LES EXCENTRIQUES
FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Fernand Fleuret
- IV -
Charles-Théophile Féret

 
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"Et puis, et puis, rentrer au moi-même maussade;
Réintégrer l'Ennui quand sa cloche a sonné,
Et n'être plus, derrière un rang de palissades,
Qu'un rêveur revenu d'un pays éloigné!"

Fernand Fleuret, Friperies.


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Granville
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Mais le siècle nouveau n'a pas entamé la résolution de Jules Perrin : il fera de Fernand, qu'il le veuille ou non, un homme respectable, conscient de sa valeur sociale. Comme le jeune homme dessine bien, on lui trouve, après un passage éclair chez un négociant en coton, une place d'apprenti à l'imprimerie Folloppe, à Flers-de-l'Orne. Adieu le port de Granville, ses navires et ses matelots; adieu les jolis îliennes de Jersey; adieu l'azur infini. Flers est une petite ville industrielle, sombre, laborieuse et désespérante : "La pluie quotidienne y noyait ma jeune énergie et plusieurs milliers de galoches, aux heures de sorties d'usines, piétinaient inlassablement mes rêves en lambeaux."
A l'Hôtel des Postes, qui accueille "d'humbles voyageurs, des rouliers et des camelots", Fleuret loue une petite chambre sans fenêtres : "On y accédait par un couloir extérieur, auquel donnait accès un escalier ténébreux, et la buée animale de l'écurie montait par les trous du plancher. Devant moi, je ne voyais que le derrière de l'hôtel, tout en briques, usées par la pluie, et l'ancienne cour pavée, souillée de litière et de crottin, s'étalait sous mes yeux."
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Flers
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L'imprimerie Folloppe exécute surtout des tracts et des prospectus publicitaires. Son seul graveur lithographe confie parfois à son apprenti une besogne moins routinière que les autres comme la composition "d'une affiche de courses en couleurs où un cheval se frôlait à un pavot épanoui" (souvenir d'Émile Dron, cité par J. de Saint Jorre). De ces années d'apprentissage, Fleuret gardera le goût des beaux livres et de la typographie.
Mais il souffre de n'avoir ni amis, ni perspectives d'avenir. L'existence à Flers est lourde à porter et rend la fuite dans le passé plus attirante encore : "C'est peut-être là que je pris le goût doux-amer des choses anciennes qui m'a trop longtemps détourné de mon époque, et encore l'amour de la solitude, qui n'est à tout prendre, que le sentiment de la résignation bien portée." Le mal-vivre terrasse le jeune homme : "Des jours monotones et sans horizon s'ouvraient désormais pour moi et m'encerclaient de deuil." Il a tapissé les parois de sa chambre de dessins de marquis et de marquises, "fantômes en paniers, à bicornes et à bas de soie", et l'alcool, où il noie sa douleur, fait tomber la barrière entre rêve et réalité : "Je m'épris d'une ombre à qui je donnais le nom de Lélia. C'était pour pleurer entre ses bras irréels quand j'avais soufflé ma bougie, dans mon lit glacial..."
Le hasard veut que loge à l'Hôtel des Postes Émile Dron, le petit directeur du Patriote Normand, une feuille socialiste. Séduit par le personnage rêveur de Fleuret, ses yeux tristes et sa discrétion anglaise, mais inquiet de ses accès de spleen, le journaliste l'entraîne dans de longues promenades à pied, le dimanche et tous les soirs que le temps permet : "Pour me consoler de cette fatigue, il me récitait du Vigny, du Lamartine et du Musset. Au bout de quelques vers, je mariais ma voix à la sienne, et nous allions à grands pas dans le délire lyrique."
Mieux encore, au début de l'année 1902, Émile Dron ouvre à son jeune ami les colonnes du Patriote Normand. Bien sûr, il ne s'agit au début que de rédiger de modestes critiques littéraires ou des pièces en vers, parodiques ou de circonstance comme ce poème pour l'inauguration du nouvel Hôtel de Ville de Flers le 28 septembre 1902 : "C'est la fête du Peuple inaugurant son droit / Sur les temples croulés et le socle des rois..." Mais être publié réconforte et encourage le jeune homme de 19 ans, qui a pris le pseudonyme d'Alain Tournevielle. Il recommence à croire en sa bonne étoile et en sa vocation de poète : "J'écrivais des proses mélancoliques au clignotement d'une bougie (...) Ayant accepté mon sort, j'en tirais une petite musique, pareille au grillon tapi dans la cendre et la suie."
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Charles-Théophile Féret
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C'est grâce au compte-rendu qu'il donne de la Normandie exaltée dans le Patriote Normand, que Fleuret entre en relation avec le poète Charles-Théophile Féret. Touché par les éloges de son cadet, Féret lui écrit, débutant ainsi leur amitié. Celle-ci est scellée dès la seconde lettre de Féret par un geste romanesque bien dans la nature exaltée de Féret : "Tiens, voici un sesterce. Je le brise et nous partageons les deux moitiés. Quand nos fils en rapprocheront les brisures qui s'épousent, ils sauront que leurs pères avaient fait un serment."
Charles Modeste Théophile Pochon est né à Sotteville-lès-Rouen d'une religieuse et d'un père inconnu. "Je suis le bâtard, explique-t-il à Fleuret, d'un médecin illustre qui viola ma mère. Pas de boniment. Il la viola." Sitôt l'enfant mis au monde, sa mère l'abandonne jugeant que "le fils d'un homme capable d'un tel crime ne ferait que des misères autour de lui." Élevé par sa tante, Charles Théophile est d'abord mousse puis copiste à la Bibliothèque Nationale, avant de se lancer dans les "affaires".
Ce petit homme (1m65), doué d'une santé de fer et d'une grande énergie, se passionne pour les Celtes et les Vikings et apprend à manier la hache, l'arc et le javelot. Malgré sa timidité et son lorgnon d'or, il se proclame "un Barbare, épris de luttes, de force..." et, quoique habitant à Paris, se fait à partir de 1900, sous le nom de Charles-Théophile Féret, le chantre de la "race" normande, exaltant le patriotisme régional. C'est ainsi que lors de la fête de la Normandie, organisée par le Journal, Ch.-Th. Féret déclame La Barque, un poème épique, au pied de Notre-Dame pendant qu'un drakkar descend la Seine!
L'enthousiasme de ce personnage fantasque, vivant dans ses rêves, a tout pour séduire Fernand Fleuret. "Je me venge, écrit Féret, de ne pas être le chef d'une horde pillarde en claironnant les exploits des pirates (...) Et pour me soulager, je lâche de temps en temps ma plume, et je
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Fernand Fleuret en 1902
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donne de grands coups de poing sur mon bureau. Ça danse!" C'est lui, qui dans un autre moment d'exaltation, annexe Fleuret à la Normandie : "Soyez donc né à Saint -Pair, je le veux!"
Les deux hommes ne se rencontrent que plus tard, lorsque Féret vient passer ses vacances à Coutainville. Fleuret tombe en admiration devant celui qu'il appelle "mon plus grand ami et le plus grand poète moderne de sa province" et dont les talents de conteur et la puissance d'évocation le fascinent. D'un paysage quotidien, Féret parvient à faire surgir le bruit et la fureur de l'Histoire : "Une autre fois que, couchés dans les herbes folles, nous regardions Granville s'embraser des feux du couchant, vous m'avez presque convaincu que nous venions de l'attaquer avec l'armée de Stofflet. (...) Et vous montriez le poing à la ville que nous venions d'incendier." Et de la bouche de l'étrange poète normand tombe une "voix inspirée, voix insensée, voix du passé et des tombeaux!" D'une façon quelque peu inquiétante, Féret s'associe dans l'esprit de Fleuret à Marguerite de la Tour d'Auvergne : "Et, plongeant la main dans le sol, vous offriez à mes narines l'odeur de la mort, dont je m'enivrais tant à Mortain. L'état mental de Fleuret donne déjà à l'époque des signes de déséquilibre. La contemplation des nuages dans le ciel le plonge un jour dans une telle panique qu'il se réfugie en pleurant dans les bras de sa mère qui le croit "devenu fou".
L'admiration de Fleuret n'est cependant pas aveugle. L'aspect donquichottesque du personnage de Féret ne lui échappe pas mais il ne l'en aime que plus pour cela et le compare à son autre héros, Barbey d'Aurevilly : "Oui, comme Barbey, vous étiez sublime ou ridicule, sans moyen terme, et comme Ernest Hello ou Léon Bloy, il fallait vous aimer ou vous haïr." Et puis il faut tout pardonner au poète de la "race normande" car, rédemption suprême, il a, comme Flaubert ou Fleuret, beaucoup aimé les mots : "Par cette recherche de vocables rares et sonores, archaïsmes, latinismes, hellénismes, il s'est forgé une langue à la fois suave et sauvage, parfaitement appropriée à son sujet."
Incontestablement généreux, Féret se démène pour aider son jeune admirateur. Ne se contentant pas de l'encourager à écrire, il le fait publier dans La Vie Normande, une revue mensuelle qu'il a créée, et inclut certains de ses poèmes dans son Anthologie des Poètes Normands. Il lui apporte aussi un secours plus concret, sous forme d'argent ou de cadeaux qu'il pense utiles : "Féret m'avait envoyé une lampe pour remplacer ma bougie, mais comme je n'avais pas assez d'argent pour acheter du pétrole, elle resta sur ma table à titre de meuble professionnel." Et surtout, il lui conseille d'abandonner Flers pour monter à Paris, lui promettant, dans la fièvre de son imagination, de lui présenter des académiciens.


© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mars 2003)

FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE

 

 
   

 
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