LES EXCENTRIQUES
FERNAND FLEURET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Fernand Fleuret
- VIII -
Louvigné du Dézert

 
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"Le critique ne découvre pas un poète : il vit depuis longtemps à découvert parmi les siens.
Son nom et ses vers sont sur leurs lèvres.
Mais quand le critique annonce au monde qu'il a découvert un poète,
d'autres réputations s'élaborent en secret,
et le nouveau venu qui va recevoir sur la scène publique les applaudissements et les couronnes
est déjà mûr pour la flétrissure :
la servilité, la richesse et l'embonpoint, quand ce ne sont pas les académies..."

Fernand Fleuret, Le Cornet à Poux.


En 1910, Fleuret recommande à Guillaume Apollinaire de proposer son projet d'un Bestiaire à Raoul Dufy. Celui-ci habite alors "un pauvre hôtel d'étudiants de la rue Linné" et c'est à pied qu'il va à Auteuil visiter Apollinaire, le jeudi, en compagnie de Fleuret. Il se met au travail avec enthousiasme. "Je vous vois, écrit Fleuret, rue Linné, attaquant à la gouge et au canif les bois du Bestiaire (...) et vous mangiez environ trois jours par semaine, car le bois coûtait déjà cher. "Tout le monde, plaisantiez-vous, n'en peut dire autant..." Non, tout le monde n'en peut dire, ni faire autant! Il y faut une puissance d'illusion que les artistes tels que vous possèdent seuls."
Guillaume Apollinaire est si satisfait des bois de Dufy qu'il conclut le bulletin de souscription du livre par cette phrase prophétique : "Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée sera digne d'être regardé comme un des plus beaux et des plus rare livres de notre époque." Cependant, en mars 1911, quand il est mis en vente, le livre, premier recueil de vers d'Apollinaire, orné des magnifiques illustrations de Dufy, est un échec cuisant. Et les 2/3 des 120 exemplaires finissent chez un soldeur!
Après un nouveau séjour à "Mirasol" auprès de Gabrielle Réval, qu'il épouse, Fernand Fleuret retrouve Paris et la Bibliothèque Nationale. Il démontre une nouvelle fois sa connaissance de la littérature baroque française en offrant au public érudit une plaquette tirée à 50 exemplaires : Le Carquois du Sieur Louvigné du Dézert, Rouennois. Louvigné du Dézert, à qui Fleuret consacre une préface et des notes érudites, représente l'esprit libertin du XVIe, mêlant blasphème et érotisme à une mélancolie certaine :
Dessus l'Oubly, Fleuve endormeur,
Le sommeil nonchalant arrive :
Corine, allons à la dérive
Sur ceste barque sans rameur!

Marges, la revue d'Eugène Montfort qui publie des textes de Fleuret, donne quelques poèmes de Louvigné, ce qui lui vaut une protestation indignée de Francis Jammes : "Je ne sais si cet horrible blasphémateur a été foudroyé
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Portrait d'Apollinaire par Metzinger
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dans ce monde ou dans l'autre, par la Justice de Dieu. Ce que je sais, et je vous le déclare avec une bien douloureuse sympathie, c'est qu'en laissant publier dans votre revue une telle chose, vous vous préparez et avant longtemps peut-être, le plus effroyable des châtiments." (cité par J. de Saint-Jorre, Fernand Fleuret et ses amis).
Le Carquois, fragments d'un "manuscrit inédit", est publié, pour perpétuer la tradition des livres licencieux imprimés, sous l'Ancien Régime, à l'étranger ou avec un nom d'éditeur fictif, "à Londres, chez Katie Kings, 47, Bedford street". Il n'existe bien sûr aucun éditeur de ce nom ni à Londres, ni ailleurs. Katie King est le nom de l'ectoplasme qui, dans les années 1890, apparaît au physicien anglais Sir William Brookes (1832-1919) lors des séances de spiritisme qu'il organise avec sa maîtresse le medium Florence Cook. Non content de tenir de longues conversations avec Katie King, Brookes assure en avoir réalisé une quarantaine de portraits photographiques. Manière donc pour Fleuret de nous dire qu'il s'agit là d'un éditeur et d'un auteur fantômes.
Louvigné du Dèzert n'est que le masque dont s'est affublé Fleuret. Il démontre là encore une fois l'attention qu'il porte à la langue sous toutes ses formes. A travers ses écrits, il se révèle capable d'écrire dans lee style du XVIIe ou du XVIIIe, mais aussi en patois normand ou en argot parisien! Enthousiaste, Féret qualifie le Carquois de chef d'oeuvre, "le seul pastiche génial de la littérature française". Dans le Mercure de France Apollinaire, qui n'est pas dupe de l'imposture, rappelle que Fleuret "est aujourd'hui, où ils sont rares, un des meilleurs versificateurs français, et comme il est vraiment poète ses productions méritent de passer aux âges qui viendront..." (Le Mercure de France, 16 novembre 1912).
Quelques mois plus tard, le nom de Fleuret, associé cette fois à ceux de Guillaume Apollinaire et Louis Perceau, est mêlé à un nouveau petit scandale. En 1913, les éditions du Mercure de France publient en effet L'Enfer de la Bibliothèque Nationale, une bibliographie critique des ouvrages érotiques détenus par la B.N. et, en général, interdits de communication.
Apollinaire et Fleuret travaillent depuis 1908 à cette bibliographie spéciale. Ils se sont adjoints pour l'occasion le renfort de Louis Perceau (1883-1942), journaliste et spécialiste de l'érudition libertine, qui publie sous divers pseudonymes comme Alexandre de Verneau ou Helpey, bibliographe poitevin. La réputation de "l'Enfer" est alors particulièrement sulfureuse. Le Grand Larousse de 1877 y voit le "recueil de tous les dévergondages luxurieux de la plume et du dessin". Craignant le scandale, l'administration de la Bibliothèque Nationale écrit aussitôt à son ministre de tutelle pour dégager sa responsabilité. Bien que Apollinaire, déjà injustement mis en cause dans l'affaire du vol de la Joconde, ne soit pas en odeur de sainteté auprès de l'administration, l'affaire ne connaît pas de suites car les trois auteurs de L'Enfer pouvant justifier de cartes de lecteur en bonne et due forme. On se contentera donc de leur rendre dorénavant un peu plus difficile la consultation des livres.
Ce qui n'empêchera pas Apollinaire et Fleuret de continuer leur collaboration avec les frères Briffaut. Entre autres besognes alimentaires, la collection "Erotica Selecta" publie l'Oeuvre libertine des Poètes du XIX° siècle de Germain Ampleca, pseudonyme de Guillaume Apollinaire, et, en 1913, les Oeuvres Satyriques de Berthelot, poète aussi obscur que médiocre, présentées et annotées par Fernand Fleuret.
Le catalogue de l'Enfer sera cependant le dernier travail mené en commun par Fleuret et d'Apollinaire. Celui-ci apparaît déjà comme le plus remarquable représentant, avec son ami Max Jacob, de la poésie nouvelle, et une sorte d'éclaireur de l'art moderne. Avant tout le monde, il défend Max Jacob, Léon-Paul Fargue ou Milosz, alors d'obscurs débutants,
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Lithographie d'Yves Alix
pour "L'Ecole des Maitres", 1930
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et, en peinture, Picasso, Matisse ou Braque. Son influence sera telle que Max Jacob baptisera le XXe siècle "le siècle d'Apollinaire". Mais pour Fleuret, la conversion de son ami au cubisme restera toujours entaché d'opportunisme.
Gabrielle n'aime "ni Apollinaire, ni le cubisme, ni l'Enfer de la Bibliothèque Nationale" (Louise Faure-Favier, Souvenirs sur Guillaume Apollinaire). Fleuret, lui, n'apprécie guère le décor nouveau riche de l'appartement de sa femme, avenue Mercédés (aujourd'hui avenue du colonel Bonnet). Lui déplaisent particulièrement les meubles faux Louis XV en bois doré et un grand nègre d'ébène rehaussé d'or à qui il trouve une "sale gueule méchante". Le mariage ne l'assagit pas. Grand amateur d'armes à feu, il s'exerce dans le couloir au tir au pistolet. Une balle perdue ayant un jour étoilé un miroir, Fleuret, sans s'affoler, bouche le trou avec une pomme de pin : "C'est bien plus joli qu'auparavant. Regarde. Si l'idée venait de Paul Poiret, on s'extasierait. Moi, on m'engueule!..."
Il invite ses amis, Raoul Dufy, Marguerite Moreno, Lucie Delarue-Mardrus à des dîners extraordinaires. Prétextant que la cuisine est un art, Fleuret confectionne des menus aussi excentriques que compliqués. La soirée s'achève dans un joyeux chahut par des parties de charades : "Tout était mis au pillage, et nous nous accoutrions des manteaux laissés au vestiaire par les invités." (Maurice Wanecq cité par J. de Saint-Josse, Fernand Fleuret et ses amis).
Contemplant ce désordre, dans le salon, à la place d'honneur, un portrait de Gabrielle par Hélène Dufau (1869-1937), élève de Bouguereau qui a peint des panneaux décoratifs pour Edmond Rostand et la Sorbonne, et illustré Rosny Aîné ou Paul Adam. On est bien loin avec elle des cubistes chers à Apollinaire ou même de Raoul Dufy. Fleuret, lui-même, ne voit dans le cubisme et le futurisme que du "beau bisnesse" de marchands de peinture, dont il fera d'ailleurs, avec Roger Allard, la satire dans L'Ecole des Maîtres en 1930. Ni la froideur de Gabrielle Réval, ni l'opinion de Fleuret sur le cubisme, ne diminuent son amitié pour Apollinaire. Celui-ci lui écrit qu'il a été pour lui "un ami parfait, un compagnon charmant et délicat, et parfois un collaborateur dont la collaboration m'honorait infiniment." Fleuret tente même, en vain, d'organiser la réconciliation de son ami avec Marie Laurencin, dont il dit que "des poètes elle partage le goût des choses fugitives, images de leur jeunesse, l'eau, les fleurs, les chevreaux..."
Apollinaire, comme Féret avant lui, fascine Fernand Fleuret par le pouvoir qu'il a de transfigurer le monde, de faire apparaître l'invisible : "A ce propos, je me souviens que, durant les inondations, nous sortîmes de la Bibliothèque à la tombée du jour, et dans un brouillard sinistre. Il parlait de la Fin du Monde pour m'effrayer. Il prétendit, à l'angle de la rue Richelieu et des Boulevards, que l'asphalte mollissait, et qu'enfin l'eau des égouts minait la chaussée. "Mais parlez-moi donc, bon Dieu! me cria-t-il au bout d'un instant, en me saisissant désespérément par le bras, vous voyez bien que nous sommes foutus, et que nous allons enfoncer jusqu'aux genoux!"
Sans doute l'imagination des poètes est-elle plus sensible, plus prompte à interpréter des faits qui, aux autres, sembleraient insignifiants. Toujours est-il qu'avec Féret l'ombre de la mort n'est jamais loin. En 1913, alors qu'ils boivent assis à une petite table sous un buisson de fleurs, une rose fanée tombe dans le verre d'Apollinaire : "Nous eûmes tous deux la même pensée, celle de sa fin prématurée, et je vis son regard plaintif "sortir de la paupière ainsi qu'un long soupir". Il hésita quelques secondes, puis il porta sans mot dire la coupe à ses lèvres en me serrant doucement la main."


© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mars 2003)

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