LES EXCENTRIQUES
HENRY J.-M. LEVET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Henry J.-M. Levet
Le voleur d'images
- V -

 
Chapitres
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 III 
 IV 
 V 
 VI 
 VII 

 

 

 

PASSAGER CLANDESTIN


L'écho du klaxon de Levet, reconnaissable entre tous, retentit donc, ironique et tendre, moqueur et mélancolique, entre les pages d'autres spectateurs désenchantés du grand bazar du XX° siècle qui ont nom :



VALERY LARBAUD...


THALASSA

Couché sur le divan au fond de la cabine
(Bercé comme une poupée aux bras d'une fillette folle
Par le tangage et le roulis - gros temps),
J'ai sur l'âme un cercle lumineux : le hublot,
Comme une vitrine de boutique où l'on vendrait la mer ;
Et, à demi sommeillant, je rêve
De construire, dans une fore inusitée encore un poème
A la gloire de la mer.

O Homère ! ô Virgile !
O Corpus Poeticum Boreale ! C'est dans vos pages
Qu'il faut chercher les vérités éternelles
De la mer, et ces mythes qui expriment un aspect du temps,
Et les féeries de la mer, et l'histoire des vagues,
Et le printemps marin, et l'automne marin,
Et l'accalmie qui fait une route plate et verte
Au char de Neptune et aux cortèges des Néréides.

J'ai sur l'âme un cercle lumineux qui voyage
De haut en bas, tantôt empli du bleu-gris moucheté de blanc
Du paysage méditerranéen, avec un coin de ciel
Pâle, tantôt
C'est le ciel qui descend remplir le cercle, tantôt
Je plonge dans une lumière glauque et froide,
Tourbillonnante, et tantôt, d'un seul coup ,
Le hublot aveuglé de bave bondit s'éblouir en plein ciel blanc ;

Passe, sur cette ligne d'horizon toujours mouvante,
Grand comme un jouet, un vapeur roumain, peint en blanc ;
Il roule comme sur un chemin crevé de fondrières, et l'hélice
Sort parfois de la mer et bat l'air plein d'écume.
Ils saluent, du drapeau d'arrière, à mi-mât,
Bleu - jaune - rouge.

Bruits du navire : voix dans un corridor,
Craquements des boiseries, grincements des lampes oscillantes,
Rythme des machines, leur odeur fade par bouffées,
Cris mangés de vent, qui brouillent la musique
D'une mandoline égrenant : " Sobre las olas del mar… "
Et le bruit coutumier qui finit par être silence.

Oh ! sur le pont, là-haut, le vent long et féroce, le vent pirate
Sifflant dans les cordages, et faisant claquer comme un fouet
Le drapeau de bandes et d'étoiles aux trois couleurs…

(Les Poésies d'A.O. Barnabooth.)


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NUIT DANS LE PORT

Le visage vaporisé au Portugal
(Oh, vivre dans cette odeur d'orange en brouillard frais !)
A genoux sur le divan de la cabine obscure
- J'ai tourné les boutons des branches électriques -
A travers le hublot rond et clair, découpant la nuit,
J'épie la ville.
C'est bien cela ; c'est bien cela. Je reconnais
L'avenue des casinos et des cafés éblouissants,
Avec la perspective de ses blocs de lumière, blancs
A travers les rideaux pendants des palmiers sombres.
Voici les façades éclairées des hôtels immenses,
Les restaurants rayonnant sur les trottoirs, sous les arcades,
Et les grilles dorées des jardins de la Résidence.
Je connais encore tous les coins de cette ville africaine :
Voici les postes, et la gare du Sud, et je sais aussi
Le chemin que je prendrais pour aller du débarcadère
A tel ou tel magasin, hôtel ou théâtre ;
Et tout cela est au bout de cette ondulation bleue d'eau calme…
Où vacillent les reflets des feux du yacht…
Quelques mois ensoleillés de ma vie sont encore là
(Tels que le souvenir me les représentait à Londres),
Ils sont là, de nouveau, et réels, devant moi,
Comme une grande boîte pleine de jouets sur le lit d'un enfant malade…
Je reverrais aussi des gens que j'ai connus
Sans les aimer ; et qui sont pour moi bien moins
Que les palmiers et les fontaines de la ville ;
Ces gens qui ne voyagent pas, mais qui restent
Près de leurs excréments sans jamais s'ennuyer,
Je reverrais leurs têtes un temps oubliées, et eux
Continuant leur vie étroite, leurs idées et leurs affaires
Comme s'ils n'avaient pas vécu depuis mon départ…
Non, je n'irai pas à terre, et demain
Au lever du jour la " Jaba " lèvera l'ancre ;
En attendant je passerai cette nuit avec mon passé,
Près de mon passé vu par un trou
Comme dans les dioramas des foires.

(Les Poésies d'A.O. Barnabooth.)



YARAVI

Dans ce grand souffle de vent noir que nous fendons
Exalté, j'erre en pleurant sur le pont du yacht;
Minuit en mer, pas une côte en vue.
Tout à l'heure au coucher du soleil,
Dans la brume grondaient les canons du Bosphore,
La côte d'Asie à la côte d'Europe répondant
(Pour guider les vaisseaux) de quart d'heure en quart d'heure.
Et c'est avec ces bruits guerriers à la poupe que, bondissant,
Mon navire au nom bouffon, le "Narrenschiff",
Est entré dans cette nuit de poix et ce chaos du Pont-Euxin...

Encore enfant, j'ai parcouru ce chemin
D'obscurité, ce déroulement du grand flot porphyréen
Tout chargé des livides fleurs d'edelweiss maritime.

O demain! le lever du jour sur les rivages
Et dans mon cher coeur plein de cloches!
A l'infini, les côtes de l'Empire ottoman
Roses et vertes, aux ondulations douces, où se cachent
Des villages couleur de terre et de vieilles forteresses;
Ou bien l'approche d'un port russe, annoncé
Par des milliers de courges vertes flottant sur l'eau brillante
(Comme l'Ausonie parfois, plus discrètement,
S'annonce au navigateur par un fiaschetto vide que berce
Le flot tyrrhénien).

Oh, les levers du soleil s'été sur les mers retentissantes
Et le silence des rivages vus au loin!

Mais laissez-moi m'attendrir un peu sur mon enfance,
Me revoir à quinze ans dans les rues d'Odessa;
Laissez-moi pleurer dans la nuit sans savoir pourquoi,
Et chanter dans le vent ces vers:
"Ya que para mi no vives",
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Sur un air de valse entendu je ne sais où, un air des tziganes,
Chanter en sanglotant sur un air de tziganes!
Le souvenir me fait revoir des pays éblouissants:
Des rades pleines de navires et des ports bleus
Bordés de quais plantés de palmiers géants et de figuiers
Gigantesques, pareils à des tentes de peau pendues aux cieux;
Et d'immenses forêts à demi submergés,
Et les paseos ombragés de Barcelone;
Des dômes d'argent et de cristal en plein azur;
Et la Petite-Cythère, creuse comme une coupe,
Où, le long des ruisseaux les plus calmes du monde,
Se jouent toutes les pastorales du vieux temps;
Et ces îles grecques qui flottent sur la mer...

Je ne saurais dire si c'est de désespoir ou bien de joie
Que je pleure ainsi, mêlant
Mes sanglots étouffés aux cris de panique de l'aquilon,
Au rythme de la machinerie, au tonnerre et au sifflement
Des vagues tordues en masses de verre sur les flancs
Du navire, et tout à coup étalées comme un manteau de pierreries
(Mais tout cela est invisible)...

Mais ma douleur... Oh, ma douleur, ma bien-aimée!
Qui adoptera cette douleur sans raison,
Que le passé n'a pas connue et dont l'avenir
Ignorera sans doute le secret?
Oh, prolonger le souvenir de cette douleur moderne,
Cette douleur qui n'a pas de causes, mais
Qui m'est un don des Cieux.

(Les Poésies d'A.O. Barnabooth.)



PAUL MORAND...



SANTA-FÉ-DE-LUXE

Voici le Sud-Ouest
Où des influences mexicaines se font sentir
Dans la forme des chevaux et des clochers.
Les gens mettent leur billet dans le ruban de leur grand feutre.
La locomotive,
Avec son œil sur le ventre,
Eclaire la voie et les traverses,
Alternant l'ombre et la lumière, comme un clavier.
L'Arizona est à côté de la Californie
Comme une fille maigre à côté d'une femme grasse.
The Chief, Santa-Fé-de-Luxe,
Est attendu aux heures suivantes :
Bagdad 5h
Troie 5h30
Cadix 5h52
Siam 6h21
Seligmann 7h
Albuquerque 7h12
Gallinas 7h45
Mission 8h1
Levy (déjeuner) 8h32
Optimo 8h47
Dumas 9h3
Hambourg 9h28
Syracuse 9h50
Wagner 10h5
Raton 10h17
Marinette 11h
Hamlet 11h31


MIDI A GIBRALTAR

A la batterie du Prince de Galles,
Enclos par les cactus orthopédiques,un mortier victorien
Couvant ses boulets non éclos
Tend
Une croupe épaisse
A la réverbération du ciment, à midi.

L'impalpable charbon des soutes monte jusqu'ici
Et dépose sur les iris blancs ;

Cependant
Qu'à la station de T.S..F.
L'opérateur à la chevelure de nickel
Se met à on clavier,
Car c'est soudain un crépitement
(comme écraser des scarabées secs).

Midi. Angélus radiotélégraphique.
Nauen arrive,
Carnavon arrive,
Aranjuez aussi.
A grandes foulées les ondes vont vers les antennes de
Gibraltar
En forme de lion.
Par-dessus l'échine ébréchée du vieux rocher
Les mots s'ébattent.
Indifférent,
Le fauve les laisse se loger dans sa crinière pelée
Et se rit de donner asile
Aux rêves d'amour international du Président Wilson,
Pour lui
Négligeables comme des poux.

(Lampes à arc.)



LOUIS CHADOURNE...




LE BAR


Il est placé tout en haut sur le pont supérieur. Il domine le navire et la rotonde bleue de l'Océan. La nuit il brille de toutes ses vitres dans les ténèbres. L'électricité baigne les tables à tapis vert et les tables en bois ciré. Larges fauteuils de cuir. Acajou et nickel. Le barman est un gros homme noir qui a de la peine à tenir dans son réduit, des étiquettes et des flacons papillonnent autour de sa tête crépue.
Il agite son shaker comme un casse-tête. Un léger roulis incline le pan des alcools dans les verres :

Qu'il est doux dans un bar poli
Fleurant le rhum et la vanille,
De naviguer vers les Antilles
Suçant un Abricot Brandy.


(Le Pot au Noir).


FÊTE Â BORD.


Messe sur le pont. L'évêque de Colombie parle de la mission purificative de la guerre, assisté d'un vicaire mulâtre, dont le coloris naturel se rehausse d'un jaune de cirrhose du plus beau ton : une orange sur un catafalque.
Grâce á la Compagnie Transatlantique, on peut entendre le duo de Manon sous le tropique du Cancer. Personne ne niera le progrès. Le ballet d'Hérodiade au piano n'est épargné à aucun navigateur. Un médecin militaire est présenté en liberté, dans un dessein lyrique , il lance la tête en arrière, la bouche en cul de poule, et d'une voix chantante, déclame un sonnet où il est question d'une "femme éternellement morte". C'est un miracle que son lorgnon ne glisse pas.
Tout le paquebot est là. L'entrepont lui-même a vomi son monde, discrètement.
Beaucoup de demi-sang. Un mulâtre á moustaches policières, le col orné d'une régate blanche épinglée de diamants, coiffé d'une casquette de yatchman, fait les honneurs du bal. Un vieux Ronchonot du bagne, dont les trois galons ne peuvent dissimuler qu'il n'est que garde-chiourme, trogne fleurie d'ivrogne et de belluaire, ronfle, le képi sur les yeux. À babord, le pont est solitaire. Par le hublot d'une cabine, on peut voir une négresse en madras rouge, diabolique, traînant à terre et rossant de coups un ravissant gosse blond et bouclé, qui n'ose pas pleurer, de peur que l'on ne vienne.

(Le Pot au Noir).



BLAISE CENDRARS...


CLAIR DE LUNE
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On tangue on tangue sur le bateau
La lune la lune fait des cercles dans l'eau
Dans le ciel c'est le mât qui fait des cercles
Et désigne toutes les étoiles du doigt

Une jaune Argentine accoudée au bastingage
Rêve à Paris en contemplant les phares qui dessinent la côte de France
Rêve à Paris qu'elle ne connaît qu'à peine et qu'elle regrette déjà
Ces feux tournants fixes doubles colorés à éclipses lui rappellent ceux qu'elle voyait de sa fenêtre d'hôtel sur les Boulevards et lui promettent un prompt retour
Elle rêve de revenir bientôt en France et d'habiter Paris
Le bruit de ma machine à écrire l'empêche de mener son rêve jusqu'au bout
Ma belle machine à écrire qui sonne au bout de chaque ligne et qui est aussi rapide qu'un jazz
Ma belle machine à écrire qui m'empêche de rêver à bâbord comme à tribord
Et qui me fait suivre jusqu'au bout une idée
Mon idée

(Feuilles de route.)


SUR RADE

On a hissé les pavillons
Le jaune pour demander la visite de santé
Le bleu pour demander la police
Le rouge et blanc pour demander la douane
Celui constellé des Chargeurs réunis
Et le bleu blanc rouge
Et le brésilien
Il y en a encore deux que je ne connais pas
Les passagers admirent les constructions déconfites de l'Exposition
Des vedettes des ferrys vont viennent et des grandes voiles latines très lentes comme sur le lac de Genève
Le soleil tape
Un aigle tombe

(Feuilles de route.)



LOUIS BRAUQUIER
...


Ces navires rayés du contrôle des flottes,

Ils naviguent toujours dans notre souvenir.

A Port-Saïd, le Marnix Van Sant Aldegonde -
Un matin blanc et bleu -il prenait le Canal.
Dans la fraîcheur de l'air, parfois, mêlé au sel,
Un relent de mazout dérivait des Citernes.

Ce n'est pas à Trincomalee, c'est à Penang ;
Je me souviens du Merchant Prince,
De ses lascars dorés aux longs yeux décevants.

Le vieil El Kantara, je l'ai connu dans ma jeunesse ;
Il faisait, épuisé, un dernier tour du monde.
A Diego, l'Helena Phrangopoulos, affreux
Rafiot.
Nous l'appelions " Hélène ", et j'aurais pu
Rêver longtemps, au-delà des tôles rouillées
Et de ses treuils en panne, à quelque dame grecque.

Mais, jamais rencontrés, sinon entre les pages
Du Lloyd's Register, ce Cap des Palmes si beau,
Qui se reflète au miroir plat d'un golfe triste,
Ou,
cueillie, jadis, en poupe d'une maquette,
Sous la vitrine d'une agence à Cristobal,
Et que, depuis, je n'aurai pas cessé d'entendre
Pareille au lent ressac sur les plages obscures
D'une invisible mer,
grandiose, inlassable,
La nocturne rumeur de l'Arandora Star.

(Feux d'épaves.)

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Janvier 2002)

HENRY J.-M. LEVET - INTRO ET SOMMAIRE

 

 
   

 
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