LES EXCENTRIQUES
HENRY J.-M. LEVET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Henry J.-M. Levet
Le voleur d'images
- I -

 
Chapitres
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OUTWARDS

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Montbrisson au début du 20ème Siècle
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Rien… ne retiendra ce cœur
Qui dans la mer se trempe…
Je partirai ! Steamer balançant sa mâture
Lève l'ancre pour une exotique nature.

Stéphane Mallarmé, La Brise marine.



Henri Jean Marie Etienne Levet naît le 13 janvier 1874. Enfant unique et tardif d'un couple de bourgeois fort aisés, il grandit en enfant gâté. A Montbrison, les Levet habitent une bâtisse blanche entre les arbres, la plus grosse maison de la ville. On y arrive par ce boulevard Chavassieu, "qui ressemble tant à une grande avenue de banlieue parisienne." (1) Une façade riche et bourgeoise, une pelouse, des vasques de fleurs et une petite cascade blanche sur les rochers d'une grotte artificielle, Jean Levet, député de la Loire, ne dédaigne pas les signes extérieurs de la fortune et du pouvoir. Il entend même marquer sa position après sa mort. Valery Larbaud note "combien le caveau de la famille ressemblait à l'hôtel de la famille (…) c'était l'hôtel de la famille plus petit, en réduction, comme un ex-voto - et aveugle, et tout blanc…" (2)
Les Levet possèdent aussi un appartement à Paris, 22 rue Cambon, et c'est dans la capitale que leur fils fait ses études, d'abord à l'école Monge, puis au lycée Condorcet, rue Caumartin. Très tôt Henri succombe au vice de la lecture et, un malheur en entraînant un autre, il se retrouve bien vite "empoisonné de littérature" (3) Levet dévore les poètes et, comme il est doué d'une mémoire remarquable, il "se rappelait tous les vers qu'il avait lus, leur splendeur, leur ridicule ou leur insignifiance." (4) Il peut réciter aussi bien Raoul Ponchon que Stéphane Mallarmé, Déroulède que Ronsard. Mais ses préférés demeurent Jules Laforgue et Arthur Rimbaud, dont il connait presque toutes les oeuvres par coeur :

Oisive jeunesse
A tous asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.


Les vacances ramènent le jeune Levet et sa famille à Montbrison. Timide, Levet se promène le long du terrain de tennis dans un extraordinaire costume anglais à carreaux en serrant sous son bras une raquette dont il ne se sert jamais. Pour l'ennui, la sous-préfecture de la Loire n'a rien à envier à Charleville. Levet s'efforce de briser la monotonie des jours en multipliant les extravagances. La poésie lui semble d'abord être une attitude : "Il avait, sous un feutre noir cabossé, les cheveux teints en blond verdâtre, formant une couronne bien lisse et non bouclée autour de sa face glabre, qu'une cravate vert empire faisait paraître encore plus blême. (…) Ses pantalons haut retroussés découvraient des chaussettes de même vert empire que la cravate, dans des souliers bas couleur jaune d'œuf. Mais les dames de Montbrison, qui le voyaient tous les jours, ne le trouvaient pas plus étrange qu'une gargouille de cathédrale, et lui disaient bonjour sans émoi, même quand il avait pris soin de faire passer ses cheveux du vert au bleu pâle, et d'assortir chaussettes et cravate à cette nuance nouvelle." (5) Ses parents, qui n'ont guère de goût pour la poésie, s'inquiètent bien un peu de cette chevelure polychrome mais se résignent vite : "Un original, comme tous les artistes..."
Quand il ne cherche pas à choquer les bonnes dames de Montbrison, le jeune Levet rêve dans sa chambre devant ses atlas et ses cartes de géographie.... Rêves de voyages, d'ailleurs lointains, de contrées exotiques... Comme Fernando Pessoa il savoure "la splendeur des cartes, chemin abstrait qui mène à l'imagination concrète, lettres et traits irréguliers qui débouchent sur la merveille." (6) Le jeune homme transforme sa chambre en décor pour ses rêveries. Les murs sont tendus d'andrinople rouge. Sur le tapis se tordent de faux serpents et au-dessus du lit, au bout d'un fil, pend une araignée "grosse comme une tête d'enfant." (7) Au visiteur cette chambre semble la cage d'un oiseau des îles. Valery Larbaud se souvient d'y avoir vu "piqué dans un vase qui est sur la commode, un petit drapeau de la République de Saint-Domingue en soie, très vieux et très fané, (peut-être acheté au Paradis des Enfants, rue de Rivoli, où j'achetais les miens)." (8)
En 1894, Levet a vingt ans. Exempté de service militaire, il se fixe à Paris où, à partir de février 1895, il collabore au Courrier Français , "illustré paraissant tous les le samedis : littérature, beaux-arts, théâtre, médecine, finance". Sous la direction de Jules Roques ce journal publie notamment Raoul Ponchon, Jean Lorrain, Xanrof et J. H. Rosny. Henry Levet y écrit jusqu'en décembre 1896 et donne huit contes, onze chroniques, vingt-trois poèmes, sans oublier une note biographique qui débute ainsi : "Je suis né de parents auvergnats mais honnêtes".
Larbaud est sévère pour les " choses du Courrier Français" dont il juge qu'elles "ne valent pas la peine d'être publiées." Le ton en est juvénile et fantaisiste, proche de celui des poètes du Chat Noir. Intitulant sa chronique "Snobisme et Strabisme", Henry Levet compose une "Ballade libre de rime comme de raison" où il s'amuse à mélanger latin et argot, faire voisiner thuriféraire et tire-larigot, soporifère et blot. Une autre ballade, de forme on ne peut plus classique, s'achève sur cet envoi :

Ô princesse qui trône au restaurant Sylvain,
Toi qui sais commander le dîner et le vin
A ces maîtres d'hôtel aux figures de pitres,
Viens, nous allons manger des truffes et des huîtres.


Certaines des complaintes de Jules Laforgue se basent sur des mélodies célèbres (par exemple la "complainte de Lord Pierrot" se réfère à "Au clair de la lune". Levet utilise le même procédé et construit L'Esthète sur l'air de Les Vierges et Chanson sur celui de L'Accent anglais. Comme Laforgue, Levet choisit d'apparaître en dilettante, en "pierrot fumiste". Il se moque de tout et de rien. Les esthètes n'échappent pas à son humour :

Il marche d'un pas cadencé,
Sanglé dans un veston croisé,
L'esthète.
Il chausse un pantalon collant,
Montrant ses formes au passant,
L'esthète.


Ce qui vaut bien, après tout, Mallarmé et son :

J'ai mal à la dent
D'être décadent.


Et, - il faut le noterparce qu'ils ne furent pas nombreux à le faire -, Levet prend, dans Chanson, la défense d'Oscar Wilde condamné cette année-là à deux ans de travaux forcés :

Si le grave et sage constable
Fit du poète un galérien,
Ce n'est pas pour être coupable,
D'autres le sont, il le sait bien ;
Mais il faut un bouc émissaire
Sur qui s'acharne tout soupçon :
Laissez les enfants au Lord-Maire,
Et laissez Oscar en prison !…
(...)
Pourquoi se montrer si terrible,
Puisque : "Pueros sinite
Ad me venire
", dit la Bible?
Ô puritain buveur de thé,
À l'extérieur exemplaire,
qui vous soûlez à la maison :
Laissez les enfants au Lord-Maire,
Et laissez Oscar en prison !…


Parfois, au milieu d'une pochade, pointent l'ironie et la mélancolie qui feront tout le charme des Cartes Postales. Ainsi cette "Impression d'hiver" où le poète attend la neige :

De tes fleurs liliacées,
Neige, pourquoi tu ne pares
Les Parisiennes chaussées,
Et les pelouses des squares ?

La neige a son amour-propre.
Paris, vil et pestilent,
Ne mérite rien de propre,
Ne mérite rien de blanc.


C'est en 1895 que Henry Jean-Marie Levet rencontre Léon-Paul Fargue. Le "piéton de Paris" vient de publier dans la revue Pan ses premiers poèmes, Tancrède. Ils ont enthousiasmé Levet mais l'amitié entre les jeunes gens naît grâce à un plat d'écrevisses : "Nous étions un soir convenus de nous retrouver pour souper aux Halles. Ce soir-là donc, nous soupâmes chez Baratte, qui, vers deux heures du matin, se remplissait d'étrangers noctambules (…) Je n'avais pas beaucoup d'argent (…) Levet commanda des écrevisses en abondance. Mais ne voilà-t-il pas qu'il s'aperçut, en plein souper, qu'il n'avait pas d'argent ? Je me sentais pâlir. Mais lui, me regardant affectueusement, me dit de rester là, d'empêcher les écrevisses de s'en aller, qu'il allait réveiller et taper son concierge, et qu'il ne serait pas longtemps… Je restai donc seul. Je n'étais pas tranquille. Le fait de taper son concierge me semblait paradoxal (…) Et que son absence était longue ! Enfin il revint ! Mon soulagement, ma reconnaissance furent sans bornes, et il me sembla que je le connaissais depuis dix ans !"(9)
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Un café du Quartier Latin.
Tableau de Jean Béraud
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Levet et Fargue partage un même esthétisme anarchiste et s'opposent "avec tout notre enfantillage, toute une gosserie révolutionnaire, aux agissements byzantins du monde, aux romans psychologiques, au ton de l'Académie française." (10) On les voit distribuer, en compagnie de Francis Jourdain et Maurice Thomas, la Revue Libertaire et Les Temps Nouveaux au Théâtre de l'Oeuvre. Et bientôt ils hantent de concert les restaurants du quartier Latin à la place Blanche, et les bistros du canal Saint-Martin à Montmartre.
Le physique particulier de Levet, "un certain nez long, mobile, clownesque, une bouche mince et rentrée", laisse Fargue d'abord perplexe. Il n'est pas le seul. Tous ceux qui ont connu Levet ont été frappés par son étrange silhouette. Maurice Constantin-Weyer le décrit "maigre et long, osseux, le nez en coupe-vent et légèrement gauchi". Levet évoque plus Valentin le Désossé qu'Arthur Rimbaud. Le sculpteur Francis Jourdain insiste lui aussi sur le manque de beauté du poète: "Levey était à la fois squelettique et désossé ; son nez en bandoulière, son menton en galoche, tout son visage de Punch creusé par les grimaces étaient en caoutchouc. Ses traits eussent été d'une marionnette, s'ils n'avaient été d'une mobilité qui décourageait ses portraitistes et les caricaturistes eux-mêmes." (11)
Il nous cependant difficile d'imaginer le visage de Levet, ses expressions. Il ne reste de lui que deux photos, où il pose dans son uniforme de Consul de France. L'une le montre de face et tête nue, l'autre de profil et coiffé du bicorne galonné et emplumé. Selon Fargue, "elles ne gardent rien de la personnalité de Levet". Il juge tout aussi peu ressemblant "un mauvais fusain fait par un "artiste-express" en vingt minutes devant le Grand Café de Montbrison." Mais de ce visage de Polichinelle Levet joue comme d'un masque, derrière lequel se protéger des mauvais coups de la vie :


Oppose un œil anglais aux sites de colère,
Aux insultes de bois le masque de Guignol.


En cette fin de siècle que domine le pessimisme apportés par Schopenhauer, Nietzsche et les auteurs russes, l'ironie se porte bien. Les Hydropathes, les Hirsutes, les Fumistes, les Zutistes, les Incohérents, en moquant les poètes éloquents et solennels de naguère ont montré la voie. Mac Nab, Alphonse Allais, Charles Cros, jusqu'à Jarry, tous bannissent l'esprit de sérieux et font sonner leur désespoir en un rire souvent cruel. Par discrétion, par pudeur, le poète dissimule son désenchantement sous un masque de clown.
Levet exhibe des faux-cols aux revers gigantesques et fait coudre sur ses jaquettes des boutons du diamètre d'une soucoupe. Son manteau battant des aile derrière lui, il traverse Paris coiffé, selon l'humeur, d'un fez, d'une casquette de yachtman ou d'un "sombrero sévillan du gris le plus argenté." (12) Ses cravates jaunes rivalisent d'éclat avec celles, vertes, du très excentrique Ernest La Jeunesse. On voit son gilet bleu au Café Cyrano, place Blanche, où il joue au poker avec Léon-Paul Fargue et Jean de Mitty. Ce dernier est comme Levet un des premiers à porter les nouveaux manteaux raglans venus d'Angleterre rivalise de raffinement vestimentaire avec Levet et, non content d'arborer un monocle du plus bel effet, affecte également un tic au visage.
Les excentricités de Levet ne se limitent pas à une élégance tapageuse. Le scandale qui a englouti le pauvre Oscar Wilde l'inspire. Francis Jourdain se souvient : "Il promenait dans tout Montmartre le très bel enfant d'un concierge, un petit gars un peu efféminé dont de magnifiques boucles couvraient les épaules, et dont tous les pédérastes du quartier disaient raffoler." Bien entendu, les bonnes gens s'indignent de voir Levet entraîner le gamin dans sa chambre, sans se douter que "c'était pour l'installer devant un Jules Verne et un gros sac de bonbons. Le môme dévorait le tout et retournait à la loge maternelle avec une pièce dans sa main aux ongles noirs, un peu écœuré, mais uniquement de cette orgie de sucre d'orge." (13)
Les plaisanteries de Levet, tour à tour cruelles ou stupides, rappellent l'humour noir de Jarry et parfois semblent annoncer dada (même si plus tard Louis Aragon refusera de le publier pour défaut de dadaïsme). Ainsi Levet se plaît à terrifier sa concierge, faisant irruption dans sa loge et renversant, avec force hurlements, le repas de la pauvre femme. Chez un ami, on l'empêche de justesse de jeter par la fenêtre une lampe à pétrole allumée dans la rue.Pour ennuyer ses voisins, il fait ferrer ses souliers. Quand il dévale les escaliers, le fracas ébranle l'immeuble. Il pousse au désespoir les dessinateurs qui veulent faire son portrait en changeant d'expression toutes les trente secondes.
Mais se choquer des grimaces de Levet quand il se pince le nez et proclame bien haut "Je n'aime pas les pauvres", c'est tomber dans le panneau. Ces outrances, si elles les agacent, ne trompent guère les amis de Levet. Francis Jourdain se moque gentiment : "Décidément, mon vieux, tu t'embourgeoises… La pédérastie, ça devient bien banal. Tu ne pourrais pas trouver autre chose ? Pourquoi, par exemple, ne lancerais-tu pas la mode de l'anthropophagie ? Essaye donc de faire croire que tu es anthropophage..." (14)
Levet joue un personnage. Il se donne beaucoup de mal pour apparaître égoïste, ingrat, insupportable, mais il est pour ses amis un compagnon simple et généreux et pour ses parents un fils affectueux et respectueux. Et s'il casse la bouteille de pinard de sa concierge, c'est pour avoir l'occasion de lui offrir du bourgogne à la place. Les allures de dandy arrogant de Levet dissimulent un "cœur excellent", dit Léon-Paul Fargue, et une grande timidité. Invité un soir à dîner avec l'auteur de Bubu de Montparnasse, Charles-Louis Philippe que Jourdain veut lui présenter, Levet reste pétrifié de trac : "L'accrochage ne se fit pas. "Il a l'air tout à fait abruti, ton copain", me dit Philippe le lendemain. Levey nous avait, toute la soirée, laissés parler, nous approuvant seulement d'un sourire qui décelait la plus grande gêne." (15)
En 1897, paraissent deux plaquettes de vers signées Henry J.-M. Levey. Partageant l'opinion du poète Ernest d'Hervilly :

Il est doux d'être Anglais et de suivre à Saint James
Sur un cheval pur-sang une miss aux yeux bleus…


Levet a anglicisé son nom. A cette époque, en France, anglomanie et anglophobie cohabitent curieusement. Abel Hermant voit dans le goût pour les mots et les modes venus d'Angleterre un mélange "d'admiration ingénue et d'irrévérence, de goût sincère et d'antipathie, à manifestations sarcastiques." L'Anglais, comme plus tard l'Américain, représente aux yeux des Français le monde moderne dans ses bons et ses mauvais aspects.
Imprimés aux frais de l'auteur, Le Drame de l'allée et Le Pavillon ou la Saison de Thomas W. Lance, petit poème cultique représentent un net progrès par rapport aux textes du Courrier Français. Valery Larbaud y détecte l'influence de "Verlaine d'abord, puis Mallarmé, et bientôt Rimbaud. Un développement rapide, et l'éclosion du don à la chaleur des grands poètes de la génération précédente."
Le Drame de l'allée, dédié à Francis Jourdain, se compose de cinq brefs poèmes. Celui qui donne son titre à la plaquette raconte le suicide d'un scarabée qui :

Regrettant son trop grand, mais trop petit, état :
L'amour étant trop bas, trop haute la fleur vaine,
Au milieu de l'allée en gaîté s'arrêta ;
Et, triste et beau, pour trépasser de noble peine -
Foulé par des pieds odorants de châtelaine…


Le ton hésite entre fantaisie et mélancolie. Les amants ne sont pas beaux et tout le monde se moque de leur amour :

Pour elles je suis laid et pour eux tu es laide,
Je suis Bottom et tu n'es pas Titania...
(...)
Et nous irons tous deux sans voir, et sans entendre
Ce que disent les gens qui murmurent là-bas...


Pour écrire Le Pavillon, Levet prend le masque de Thomas W. Lance (19 ans) dont il précise dans une note, par souci du détail, qu'il "appartient à la religion catholique." Le procédé sera repris par Valery Larbaud pour ses Poésies de A.O. Barnabooth. L'alter ego de Levet fait précéder ses poèmes d'épigraphes qui révèlent les admirations de son créateur : Arthur Rimbaud, Jules Laforgue et Maurice du Plessys, dandy ruiné, poète ami de Verlaine. Mais ici Levet, après les ambiances verlainiennes, masques et bergamasques, du Drame de l'allée, regarde du côté de Mallarmé. Maurice Constantin-Weyer réfute les accusations d'hermétisme : "Levet est visité par le démon de l'ellipse, et par celui de l'analogie, qui lui inspirent de délicates trouvailles. Mais surtout entre tant de détails exquis, qui lui semblent d'égale valeur, Levet ne sait pas encore choisir." (16) Levet joue avec les mots, s'enchante de leur sonorité, de leur couleur :

Que les étés les baobabs inviolés
Mécontents des trappeurs tolèrent les défroques :
Forces-tu sans pitié tes ombres réciproques
Pour la pudeur des jatrophas humiliés?


Les images se fondent les unes aux autres :

Et tes cheveux - l'ombre dès sa source est tarie! -
Le linceul de mon rêve où tes yeux porcelainent

Dans la préface qu'il donne aux vers de son ami, Ernest La Jeunesse admoneste le lecteur que la minceur du volume laisserait sceptique : "Ce n'est pas long? Certes, vous avez vite fait de lire et d'apprendre par coeur les vers de ce recueil : ils chantent tout seuls et tout de suite à votre oreille et à votre âme ; c'est une saison ou une "season" qui dure une minute et demie environ, mais ne vous y trompez pas : ce n'est pas si court." La Saison de Thomas W. Lance aura quelques lecteurs enthousiastes. Ainsi Philippe Berthelot aime par-dessus tout le dernier poème intitulé Hiver :

Le Pâle Voyageur qui, ses armes rangées,
Evoque les blondeurs crémeuses du barman
Sous les palmiers drapés d'antilopes vengées...
Thomas W. Lance a dit...

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La rue Lepic en 1901.
Photo de Atget
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Et s'enthousiasme : "Poème splendide. Vous avez compris : les antilopes vengées, ce sont des peaux de tigre..." (15) Le ministre n'a pas tort ; Levet est sur le point de découvrir enfin son ton. Le chasseur de tigre, les Indes, le bar et sa promesse de cocktails, tous les éléments des Cartes Postales sont là. Ne manque plus que la petite musique...
En 1897 Levet emménage au 67 rue Lepic. Sans doute vient-il y chercher le souvenir de Jules Laforgue qui l'avait proclamée "une des rues les plus importantes du monde connu." Sa silhouette dégingandée que couronne un fez crée une sensation certaine parmi les putains oxygénées qui attendent le client, ces "blondes en peignoir, effrontées et comme affûtées, bavardant en groupe, debout sur une seule jambe, comme de grands oiseaux roses." (18)
Levet passe des journées mélancoliques à marcher dans Paris, avec ses amis Léon-Paul Fargue et Francis Jourdain : "Nous longions tristement des régiments de grilles. Les roseaux étaient de fer-blanc. Levet, sous sa casquette de marin d'eau douce, Francis, rehaussé d'un col chevalière, et moi, coiffé d'un chapeau de peintre, nous désirions beaucoup, nous ne demandions rien. (...) Nous pourchassions l'immense variété de vivre. Nous déchirions l'album de rues et des boutiques. Nous courions dans les fêtes en voleurs d'images. " (19) Comment ne pas évoquer les Vitelloni de Fellini ? Les trois amis espèrent la gloire et l'aventure dont, en attendant mieux, ils arborent les accessoires. Mais les heures s'écoulent et rien n'arrive.
L'insatisfaction, l'inquiétude sont tapies dans les ombres qui s'allongent avec la fin du jour : "Nous allions ainsi, tous les trois, sur une terre douce, sans automobiles et sans artillerie lourde, jusqu'à l'heure où le crépuscule coulait son cœur dans l'apéritif, jusqu'au moment où la lumière faisait sa toile dans la ville." (20) La soirée se passe entre le café de la Nouvelle-Athènes et le Chat Noir (où le trio a ses entrées de faveur au fameux théâtre d'ombres créé par le peintre symboliste Henri Rivière) et s'achève en raccompagnant chez elle, près de l'Ecole Militaire la comédienne Fanny Zaëssinger "- une toque de fourrure, des bandeaux et un visage en aveline - dont nous étions tous amoureux…" (21) Levet dédie un poème, Parade, à la jeune femme. Mais, sans doute, le trouve-t-elle laid, et un peu ridicule.
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Quai des Messageries maritimes à Marseille. Coll.
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Dans son appartement de la rue Lepic Levet a disposé une chaise longue en rotin et bois de teck comme il en existe sur les paquebots. Ainsi il peut, tout comme dans sa chambre de Montbrison, connaître "les rêveries du homeward à bord de l'Indus." (22) Mais cela fait trop longtemps désormais qu'il se contente de rêver, il va bien falloir un jour partir pour de bon. Levet ne peut continuer d'annoncer qu'il va s'embarquer, un jour, et rester échoué au comptoir d'un de ces bars anglais ou hollandais, le Critérion ou le Calisaya, qu'il affectionne : "Sous les petits fanions claquant au souffle des ventilateurs, assis sur son haut tabouret et tenant d'une main maigre, aux ongles recourbés comme des becs d'oiseau, la rambarde bien cirée et nickelée du comptoir, Levet pensait aux transatlantiques…" (23)
Le 29 octobre 1897, le ministre de l'Instruction Publique reçoit une lettre de Levet qui sollicite une mission en Indochine pour y "étudier l'art khmer dans son esthétique et rechercher quelles peuvent être ses origines hindoues, brahmines et bouddhiques" ainsi que "quelques subsides pour diminuer le plus possible mes frais de voyage et de séjour." Le gouvernement trouve là l'occasion de récompenser la fidélité du député de la Loire. C'est donc bien volontiers que le ministère de l'Instruction publique charge Henry Levet d'aller voir ce qu'il en est des origines de l'art khmer et lui alloue la somme 1800 francs pour ses dépenses. La Compagnie des Messageries Maritimes propose au chargé de mission 30% de réduction sur le prix de la traversée Marseille - Saigon, via Colombo et Calcutta, tarif de faveur automatique sur les billets des fonctionnaires, militaires ou assimilés, voyageant "avec l'agrément du gouvernement, motivé par un intérêt public." Cette obligation, ainsi que plusieurs autres, tel le transport gratuit de la poste et des fonds du Trésor, viennent en contrepartie des subventions que l'État consent à la compagnie marseillaise. Les Messageries Maritimes ne se doutent pas que Levet va bientôt immortaliser leur nom...
Le jeune homme ne connaît bien évidemment rien à l'art khmer et s'en fiche comme de sa première cravate. Quant aux attraits du voyage... Au moment de monter dans le train qui va l'emmener à Marseille, Levet grimace : "Au fond qu'est-ce que je vais foutre là-bas?"



Notes
(1) Léon-Paul Fargue, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et ValeryLarbaud.
(2) Valery Larbaud, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et ValeryLarbaud.
(3) Francis Jourdain, Né en 76.
(4) Francis Jourdain, Né en 76.
(5) Marcel Ray, Valery Larbaud - Marcel Ray, correspondance.
(6) Fernando Pessoa, Poésies d'Alvaro de Campos.
(7) Marcel Ray, Valery Larbaud - Marcel Ray, correspondance.
(8) Valery Larbaud, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud.
(9) Léon-Paul Fargue, Refuges.
(10) Léon-Paul Fargue, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud.
(11) Francis Jourdain, Né en 76.
(12) Léon-Paul Fargue, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud.
(13) Marcel Ray, Né en 76.
(14) Marcel Ray, Né en 76.
(15) Marcel Ray, Né en 76.
(16) Maurice Constantin-Weyer, La Vie 1 septembre 1921.
(17) Paul Morand, Journal d'un attaché d'ambassade.
(18) Léon-Paul Fargue, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud.
(19) Léon-Paul Fargue, D'après Paris.
(20) Léon-Paul Fargue, D'après Paris.
(21) Léon-Paul Fargue, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud.
(22)Maurice Constantin-Weyer, La Vie 1 septembre 1921.
(23) Léon-Paul Fargue, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Janvier 2002)

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