LES EXCENTRIQUES
HENRY J.-M. LEVET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Henry J.-M. Levet
Le voleur d'images
- III -

 
Chapitres
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A LA RECHERCHE D'HENRY J.-M. LEVET


Lorsque je serai mort depuis plusieurs années,
Et que dans le brouillard les cabs se heurteront,
Comme aujourd'hui (les choses n'étant pas changées)
Puissé-je être une main fraîche sur quelque front!
Sur le front de quelqu'un qui chantonne en voiture
Au long de Brampton Road, Marylebone ou Holborn,
Et regarde en songeant à la littérature
Les hauts monuments noirs dans l'air épais et jaune.
Oui, puissé-je être la pensée obscure et douce
qu'on porte avec secret dans le bruit des cités,
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Valery Larbaud (1881-1957)
(tous droits réservés)

Le repos d'un instant dans le vent qui nous pousse,
Enfants perdus parmi la foire aux vanités;

Valery Larbaud, Voeux du poète.




Pour Fargue, Levet "fut un des précurseurs de toute une littérature diplomatique ; tout le Quai d'Orsay l'avait dans son tiroir, mais n'avait garde de s'en vanter. " (1) L'écrivain-diplomate constitue une des panoplies favorites de la littérature française. Ne citons que les plus illustres : Saint John Perse, Paul Claudel, Paul Morand, Jean Giraudoux… Ni la carrière littéraire de Levet, ni sa carrière diplomatique ne furent aussi brillantes. Diplomate futile, poète dilettante, il eut de surcroît l'inconséquence de mourir jeune. Cependant la première mission dont Philippe Berthelot charge le jeune Paul Morand, attaché au cabinet du ministre des Affaires étrangères en juillet 1916, est " de lui retrouver le livre de poèmes de notre ancien collègue J.-B. (sic) Levet ". Morand s'acquitte facilement de cette tâche : " J'avais copié les poèmes de Levet sur l'exemplaire dactylographié de Moszkowski. Je possédais ainsi toute une bibliothèque d'ouvrages introuvables, tapés à la machine : Le Partage de Midi, Eloges, etc.…" (2)
Vont l'en sauver le dévouement et la ténacité de Valery Larbaud et de Léon-Paul Fargue. En 1902, Larbaud est encore sous le choc de la découverte de Walt Whitman. Il se prend à rêver d'un " poète fantaisiste, sensible à la diversité des races, des peuples, des pays, pour qui tout serait exotique, ou pour qui rien ne serait exotique (je crois que cela revient au même), très international (…), humoriste, c'est à dire capable de faire du Walt Whitman à la blague, de donner une note de comique, de joyeuse irresponsabilité qui manquait dans Whitman ". Au fond Larbaud veut trouver "le poète qui eût été le successeur à la fois de Laforgue, de Rimbaud et de Walt Whitman. " (4) Ce poète il le cherche dans la littérature américaine et, à sa grande surprise, le découvre en France. Il s'agit d'un certain Henry J.-M. Levey dont Larbaud imagine qu'il est un Français d'origine anglo-saxonne.
Visitant Marcel Ray à Munich, Larbaud lui fait part de son enthousiasme : "Je me souviens de lui avoir récité ces Cartes Postales par une belle matinée de juillet tout en marchant sur le sable fin du rivage de la Starnberg See, tandis que nous attendions le petit vapeur qui devait nous mener à l'embarcadère peint en blanc et bleu, là-bas en face, sous une colline toute couverte de grands sapins." (5) Or Marcel Ray connaît le poète. Il peut donc expliquer à Larbaud que Levey est on ne peut plus Français et se nomme en fait Levet.
Les circonstances font que Larbaud ne rencontrera jamais Levet : "J'allai m'installer en Italie, d'où j'envoyai de vagues choses à L'Oeuvre d'Art International - Des choses écrites en songeant parfois à Levet, écrites un peu pour Levet." (6) Quand Marcel Ray lui apprend en décembre 1906 la mort du poète, Larbaud envisage de rassembler et faire éditer les textes de Levet, et notamment L'Express de Bénarès. Ce projet voit le jour en 1910 quand Larbaud publie cette annonce : " Quelques amis du poète Henry Levet ont résolu de publier ses "reliquiae". Cette édition sera précédée d'une notice biographique. Les personnes qui possèdent des lettres de Henry Levet ou des documents concernant la vie et les œuvres de Henry Levet sont priées de vouloir bien communiquer par écrit avec M. ValeryLarbaud, 125, bd de Montparnasse Paris. "
Mais il faut avant tout obtenir l'accord des parents de Levet. Le 28 février 1911, Valery Larbaud et Léon-Paul Fargue se rendent en voiture de Vichy à Montbrison. Au cimetière, Larbaud dépose des cinéraires en fleurs sur la tombe de Henry Levet. Après un mauvais dîner, il passe la soirée avec Fargue au Café du théâtre : " Nous y étions seuls ; parlé de Levet avec le patron. " (7) Le lendemain, la visite aux parents de Levet se déroule dans une climat pesant. M. Levet qui souffre d'une maladie de cœur reste "enfoncé dans son fauteuil, le visage mou et les yeux tristes, respirant mal." (8) Juliette Levet reproche doucement à Fargue de n'être pas venu les voir depuis la mort de leur fils. Elle raconte l'agonie de son enfant et constate simplement : "Ma vie est finie. Ce sont de ces douleurs qui s'enfoncent dans le cœur comme un tire-bouchon, en déchirant toujours plus profondément." (9)
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Henry J.-M. Levet
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Mal à l'aise, Fargue et Larbaud obtiennent la permission d'organiser la publication des ouvrages de Levet. La visite a duré moins d'une demi-heure. Mais, rentré à Vichy, Fargue reçoit du père de Levet une lettre qui le prie de ne pas donner suite au projet. "Je suppose, écrit Larbaud, que M. Levet avait eu l'intention de refuser et l'autorisation de publier et la communication des lettres et papiers, dès que nous lui en avions parlé, mais pour s'éviter la fatigue d'une discussion, pour défendre son cœur malade, il avait dit oui à tout. Il mourut huit ou dix mois plus tard." (10)
Fargue met bien en chantier une biographie de Levet mais ne l'achève pas. Larbaud, lui, ne renonce pas. Rencontrant Louis Aragon dans la librairie d'Adrienne Monnier, rue de l'Odéon, en juin 1919, il lui propose de publier les poèmes de Levet dans sa revue Littératures. Aragon promet et ne tient pas. Nouvel échec au près de la Revue de Paris. Larbaud met à profit ces contretemps pour retrouver et rassembler les textes épars de Levet. C'est en fin de compte Adrienne Monnier qui édite les Poèmes en avril 1921. Ils sont précédés d'une Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud qui tient lieu de notice biographique et dont l'originalité, si elle enchante Marcel Proust, désoriente quelques lecteurs moins avertis qui en concluent que l'auteur des Cartes Postales n'a en fait jamais existé! En 1921, Larbaud écrit à une amie : " Savez-vous que beaucoup de gens - même après tout ce que nous avons dit, et le portrait de Levet, et l'Extrait de l'Annuaire diplomatique - croient encore que Levet est une invention de Fargue et de moi ? Ce matin encore, Logan Pearsall Smith m'écrit que c'est assez réussi comme supercherie littéraire !"
Et, en 1926, Paul Morand s'interroge : " Où est l'Armand-Béhic ? Coulé ? Dégonflé ? Sa pauvre carcasse depuis longtemps un fantôme ? et celle de Levet, où est-elle ? " (10) Le paquebot des Messageries Maritimes a été désarmé et envoyé à la casse en 1923, vendu au prix de la ferraille. Henry J.-M. Levet, officier d'Académie et Vice-Consul de troisième classe, repose dans le caveau de famille blanc et aveugle où ses parents l'ont rejoint. Peut-être, lorsque une moderne miss Florence Marshall se met à chanter The Belle of New York, voit-on l'ombre de Levet flotter dans le salon d'un de ces hôtels flottants qui mènent les retraités de Miami et d'ailleurs vers les Bahamas pour y contempler le soleil qui "se couche en des confitures de crimes".
Mais, assurément, son fantôme, léger et mélancolique, hante les pages de Cendrars, Morand, Chadourne ou Valery Larbaud (et même des romans de Marguerite Duras). C'est en lisant Le Pavillon que Pierre Mac Orlan découvre le "dynamisme de certains mots". La façon qu'a Levet de faire - volontairement - boiter les vers, de disloquer l'alexandrin contribue à briser l'ordre de la prosodie traditionnelle. Viendront ensuite Guillaume Apollinaire et surtout Blaise Cendrars, qui donnera à son écriture la cadence du chemin de fer, de la machine à vapeur ou du jazz. La petite musique de Levet a contraint la langue française à apprendre d'autres danses :

Tango vient de tanguer
Et jazz de jaser
Qu'importe l'étymologie
Si ce petit klaxon m'amuse? (11)





Notes
(1) Léon-Paul Fargue, Refuges.
(2) Paul Morand, Journal d'un attaché d'ambassade.
(3) Valery Larbaud, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et et
(4) Valery Larbaud, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et et
(5) Valery Larbaud, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et et
(6) Valery Larbaud, Journal de Quasie.
(7) Valery Larbaud, Récit de la mort d'Henry Levet par sa mère.
(8) Valery Larbaud, Récit de la mort d'Henry Levet par sa mère.
(9) Valery Larbaud, Récit de la mort d'Henry Levet par sa mère.
(10) Paul Morand, Rien que la terre.
(11) Blaise Cendrars, Au coeur du monde.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Janvier 2002)

HENRY J.-M. LEVET - INTRO ET SOMMAIRE

 

 
   

 
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