LES EXCENTRIQUES
HENRY J.-M. LEVET - INTRO ET SOMMAIRE
 
Henry J.-M. Levet
Le voleur d'images
- II -

 
Chapitres
 I 
 II 
 III 
 IV 
 V 
 VI 
 VII 

 

 

 

HOMEWARDS

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On m'a dit la vie au Far-West et les prairies,
Et mon sang a gémi : " Que voilà ma patrie !… "
Déclassé du vieux monde, être sans foi ni loi,
Desperado ! Là-bas, là-bas, je serais roi !…
Oh là-bas, m'y scalper de mon cerveau d'Europe !
(…)
Oh ! qu'ils sont beaux les feux de paille ! qu'ils sont fous,
Les albums ! et non incassables, mes joujoux !…

Jules Laforgue, Albums.




La traversée est longue de Marseille à Saigon et peut prendre jusqu'à deux mois. On gagne d'abord Port Saïd, "une ville aux faux airs de Venise." (1) Là on fait escale avant de franchir le canal de Suez et de pénétrer dans l'atmosphère d'étuve de la Mer Rouge : "Les rambardes sont gluantes, les fauteuils de rotin trempés." (2) Puis le paquebot des Messageries Maritimes traverse l'océan Indien. La chaleur est écrasante, l'humidité poisseuse et le bar un refuge bienvenu. Les ports se succèdent : Colombo, avec ses pirogues à balancier et ses immeubles à arcade ; Singapour, centre du commerce et de la stratégie de la Grande-Bretagne. Enfin apparaissent la côte indochinoise et Saigon, où certains passagers s'embarqueront pour Manille.
Parti en décembre 1897, Levet revient de "mission" au printemps 1898. Ayant négligé de s'intéresser si peu que ce soit à l'art khmer, il ne sait trop comment rédiger le rapport qu'attend - sans d'impatience, il est vrai - le ministère de l'Instruction Publique. Aussi charge-t-il un ami, André Ibels, dramaturge dans le besoin, de passer quelques heures à la Bibliothèque Nationale et d'y glaner ce qu'on peut diable dire des origines hindoues de l'art khmer. Pour sa peine Ibels empoche 400 francs et Levet peut signer une médiocre dissertation, de moins de dix pages, qui convoque pêle-mêle Flaubert, Platon, Aristote, Holbach, Descartes, Héraclite, Démocrite, Epicure, Spinoza, Darwin, Hume et Bouddha, emprunte à quelque guide de voyage la description du temple d'Angkor, accumule les banalités sonores du genre " Prenons maintenant notre reculée et tâchons d'embrasser l'œuvre grandiose des artistes khmers : immensité !" et s'achève sur cette conclusion désinvolte : " Mais les dieux, les esprits qui n'ont qu'une origine initiale ne reviendront jamais vers nous pour nous dévoiler le fond du bazar à légendes, qu'ils traînent de pays en pays, de peuples à peuples, et leurs prêtres sont comme ces marchands qui se tiennent, mélancoliques, vers les ports, et qui étalent et vantent aux passants des produits inconnus dont ils ignorent consciemment l'origine."
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Saïgon, coll. Philippe Ramona.
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Levet envoie son pensum le 4 décembre 1898. Le directeur de l'École coloniale, Etienne-François Aymonier, n'est pas amusé. Ce rapport, écrit-il en janvier 1899, "n'a qu'un seul mérite, celui d'être très court. Vide, creux, amphigourique et pompeux composé de réminiscences de lectures mal digérées, ce prétentieux pathos philosophique ne peut dissimuler ni le défaut d'esprit scientifique, ni le manque complet de connaissances sur la matière abordée." Volée de bois vert sans conséquences puisque, un mois plus tard, le jeune chargé de mission reçoit les palmes académiques…
Levet n'a pas de temps pour l'art khmer. Il travaille à un extravagant roman, qui, selon Larbaud, est "peut-être aussi fantaisiste que Maldoror, tout plein de digressions extraordinaires ". L'Express de Bénarès constitue " tout un poème de joies misérables, de drames grotesques, de douleurs ridicules, de bonheurs insensés. Quelque chose de très, très humain, de la vie dominée par la mort - tout cela fortement pensé, largement écrit. " (3)
Thomas W. Lance, alter ego de Levet et auteur prétendu du Pavillon, en est le héros. Maurice Constantin-Weyer se souvient comment Levet lui lisait " au hasard un de ces étonnants chapitres où vivaient de la vie la plus réelle, des personnages, Sir Thomas Whance, Betty, Boule d'Opprobre, le commandant Drappeau (oh ! que ces deux p claquent avec une emphatique et vide sonorité), le comte de Watterloo, le maître des Eponges, le fakir de Bénarès… "
Les quelques détails qui font surface ici et là attisent la curiosité à l'égard de ce roman perdu. Paul Morand l'évoque dans son Journal d'un attaché d'ambassade : " Fargue donne des détails incroyables sur ce livre dont le thème est la toute-puissance de l'argent. Un millionnaire veut essayer le pouvoir de son or sur l'homme du jour qui se trouve être le commandant Marchand ; il court à Fachoda, se glisse dans le lit du commandant… ; ce héros bondit sous l'outrage, mais, devant le tas croissant de bank-notes que lui tend le richard, il s'incline et l'on devine le reste. " Extraordinaire provocation ! On imagine, dans le climat d'anglophobie de l'époque - l'incident de Fachoda avait, en 1898, failli précipiter la France et l'Angleterre dans une nouvelle guerre- les hurlements des patriotes outragés… Hélas, Levet n'achève pas son roman et l'oublie au fond d'un tiroir. Le manuscrit s'est perdu, sans doute détruit par les parents du poète après sa mort.
On aurait tort de croire que ce roman est né du voyage de Levet, qu'il en a trouvé l'inspiration sur les bords du Gange. Levet n'est pas un Pierre Loti qui, dépourvu d'imagination, ne peut que raconter ce qu'il a vu et vécu. Les aventures de Betty, Boule d'Opprobre et du mystérieux Maître des Eponges ont une origine littéraire et cérébrale, et le train qui donne son titre au roman sort tout droit des pages de Des fleurs de bonne volonté de Jules Laforgue :

On dit : l'Express
Pour Bénarès !


Et l'inspiration de Levet est épinglée sur le mur de son bureau : une liste de noms de personnages, un catalogue de jurons anglais et l'horaire des chemins de fer indiens.
Alors, à défaut du souvenir de l'express de Bénarès, que Levet ramène-t-il de son grand voyage? Pas grand-chose… Des jouets étranges, des photographies de rajahs dédicacées en anglais et quelques histoires pour ses amis : "Il nous parlait peu de son voyage aux Indes. Les rares choses qu'il en aient dites auraient voulu se passer à Meudon ou à Billancourt. La terrasse de Bénarès apparaissait dans ses récits sournoisement voisine de celle de Joinville, de Convers ou de Gicquel à Rueil. " (3) Les voyages ne forment pas la jeunesse. Ils ne sont qu'un divertissement. Le dépaysement véritable ne se trouve pas sur le pont des transatlantiques ou dans les ports d'escale mais dans l'imaginaire. Rêver devant le Grand Canal de Venise ou rêver le long du canal Saint Martin, tant que l'on rêve...
L'étrangeté du ton des récits de Levet frappe aussi Maurice Constantin-Weyer : "Tout en posant [pour une affiche des Noctambules], il nous racontait, en raccourcis étonnants, le voyage qu'il venait de faire aux Indes, d'où il avait rapporté des souvenirs précis - qu'il s'amusait à déformer." (4) La poésie naît de la déformation que Levet fait subir à des souvenirs, vrais ou fabriqués, à travers les mots. Il a retenu la leçon de Jules Laforgue : "Je trouve stupide de faire la grosse voix et de jouer de l'éloquence. aujourd'hui que je suis plus sceptique et que je m'emballe moins aisément et que d'autre part, je possède ma langue d'une façon plus minutieuse, plus clownesque, j'écris de petits poèmes de fantaisie, n'ayant qu'un but : faire de l'original à tout prix."
Le 15 mars 1900, La Vogue propose à ses lecteurs quatre poèmes de Henry J.-M. Levey. Il s'agit de Les Voyages (triptyque) (Outwards, British India, Homewards) et de Possession Française. Les premiers vers sitôt lus ne s'oublient plus :

L'Armand-Béhic (des Messageries Maritimes)
File quatorze nœuds sur l'Océan Indien…


La voix de Levet sonne juste, assurée, personnelle, évidente. Désormais il sait choisir entre les images. Trois vers lui suffisent pour décrire Bénarès, pour évoquer l'âme de la ville sainte, donner à voir dans l'imagination du lecteur les palais de maharadjah, les auberges pour pèlerins sans le sou, les maisons décrépites aux façades pastel, les escaliers qui mènent au Gange :

Bénarès, accroupie, rêve le long du fleuve ;
Le Brahmane, candide, lassé des épreuves,
Repose vivant dans l'abstraction parfumée...


Le vocabulaire est banal, prosaïque et moderne. Sous cette apparence de simplicité, la poésie de Levet procède par des juxtapositions d'images et des correspondances subtiles. Levet pratique l'art délicat de laisser entendre pour ne pas avoir à dire. Non seulement parce que, comme l'écrit Laforgue, "Faire de l'éloquence me semble de si mauvais goût, si jobard", mais aussi parce que les sentiments, les émotions que décrit Levet sont fragiles et ne supporteraient pas l'emphase.

(Je dois accompagner miss Roseway qui quête
- Fort gentiment - pour les familles des marins
Naufragés !) Oh, qu'en une valse lente, ses reins
A mon bras droit, je l'entraîne sans violence

Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens…


Sonnets Torrides parait alors que s'ouvre l'Exposition universelle au Trocadéro. Mais il serait trop facile de voir en Levet le chantre dépassé d'un idéal colonial. Levet aime les mots du voyage, les mots anglais, non par nostalgie d'un imaginaire paradis perdu, comme Loti, mais parce qu'ils représentent le XX° siècle. Peu lui importe d'aller ici ou ailleurs. Le voyage, le déplacement seul compte. Levet annonce Cendrars ou Morand. Transatlantiques et trains à vapeur permettent à l'homme de promener sa solitude et son désenchantement d'un décor l'autre. Comme l'écrit Paul Morand dans Vingt-cinq poèmes sans oiseaux :

Je suis étranger à mon pays;
mon pays est étranger aux autres pays;
je suis étranger aux deux étrangers
qui m'habitent en meublé.


British India pointe ironiquement ce que les mœurs occidentales peuvent avoir d'étrange et de dérisoire transportées du côté de Bénarès :

A Lahore, par 120 degrés Fahrenheit,
Les docteurs Grant et Perry font un match de racket -
Les railways rampent dans la jungle ensoleillée…


Quant à l' exotisme, à chacun son ailleurs. Si, dans sa chambre de Montbrison, Levet expose les portraits dédicacés des nababs des Indes, à Bénarès les maharadjahs ont des nostalgies de Maxim's et des Champs Elysées :

S.A. le Maharadjah de Kapurthala
Regrette Liane de Pougy et Cléo de Mérode
Dont les photographies dédicacées sont là.


Levet satisfait le souhait de Larbaud d'un poète "pour qui tout serait exotique, ou pour qui rien ne serait exotique (je crois que cela revient au même)." Il n'existe que dans le regard de Levet, le regard d'un homme spectateur du monde, comme étranger partout où il passe. Du voyage, Levet retient le sentiment de solitude et l'impression d'être déplacé, au propre comme au figuré. Le spleen du voyageur de Outwards l'isole de ses compagnons de traversée :

- Je vais me préparer - sans entrain ! - pour la fête
De ce soir : sur le pont, lampions, danses, romances


De Calcutta il rapporte le souvenir incongru et inutile que "les bureaux ferment à quatre heures". Ni le tennis ground, ni le railway, si semblables à ceux d'Angleterre, n'ont pu le distraire de son cafard. Le séjour achevé, l'hôtel payé, il ne reste plus qu'à se diriger vers le port :

Voici l'Indus (des Messageries Maritimes)
Et la tristesse imbécile du " homewards "


De nouveau l'impression de solitude l'envahit :

Sur le pont mes futurs compagnons de voyage
Me dévisagent…
Puis on passe une sommaire visite de santé -


On soupçonne que Levet aurait pu aussi bien rester à Paris et qu'il trouve son inspiration véritable dans ces bars " où nous rêvions à des siestes dans les îles du Pacifique, à des iguanes volant dans la chaleur, à des musiques bizarres (…) pendant qu'on nous servait des liqueurs des îles bleu lumière et des cocktails roses" (5) Plus que les paysages aperçus du pont d'un paquebot, les affiches de la Compagnie des Messageries Maritimes, aux couleurs chatoyantes, aux noms évocateurs, nourrissent son imagination mélancolique. Comme Des Esseintes il voyage devant "des gravures en couleurs représentant, ainsi que dans les agences des paquebots et des Lloyd, des steamers en route pour Valparaiso et la Plata, et des tableaux encadrés sur lesquels étaient inscrits les itinéraires de la ligne du Royal Mail Steam Packet, des compagnies Lopez et Valéry, les frets et les services postaux de l'Atlantique. " (6) Et ses Cartes Postales nous sont envoyé de ports qui n'existent pas mais se nomment La Plata ou Nice.
En mai 1900 paraît dans La Vie un " sonnet à la gloire de M. Jean-Marie Levey, poète cultique ", peut-être écrit par un de ses amis, qui, tout en pastichant le style du Pavillon, donne une image assez juste du poète :

APERITIF EXOTIQUE

Dans un bar, ascendant ses ennuis polychromes,
Le Poète attendait, pâle et morne , parmi
Les cocktails bus, devant des mains fraîches d'amis,
Quelque retour d'une Inde aux fastueux arômes.

D'un pavillon d'Hokusaï fût-ce le dôme,
Dracénah des jardins de Bagdad clair semis
D'inviolés pollens dont ce brahme gémit :
Que du Siam revienne à moi l'albe royaume !

Eléphants, baobabs, lotus, Bombay, garance,
Je vous évoque avec l'âme de Thomas Lance,
Sur ces marbres de bar et sous ce bec Auër !…

Ainsi déversa-t-il son rêve de tristesse.
Mais il ne vit, déçu, qu'un certain La Jeunesse
Grimaçant laidement auprès du gros Bauër.


A la fin de l'année la Revue Blanche lance un appel pour demander qu'on fasse à Rimbaud l'hommage d'un monument. Levet est un des trois secrétaires du comité qui obtient l'appui de Rodin, Pissarro, Paul Léautaud, Francis Jammes, Pierre Louÿs, Paul Fort et bien d'autres. Le 21 juillet 1901, à Charleville, dix ans après la mort du poète, on dévoile un buste d'Arthur Rimbaud. Levet, qui a souscrit pour dix francs, fait le déplacement pour prendre une photo de la sculpture, photo qui rejoint sur le mur de la chambre de Montbrison celle du Maharadjah de Kapurthala.
Levet continue d'écrire. En février 1901 La Plume publie Afrique-Occidentale. Continuant le style des Sonnets Torrides, ce poème dédié à Léon-Paul Fargue, trahit l'influence de Kipling. L'ironie de Levet rejoint celle de l'auteur des Simples contes des collines. Le "jeune et sensitif fonctionnaire" d' Afrique-Occidentale qui

Feuillette les Poésies d'Alfred de Musset
(…)
Et réprouve d'une façon très énergique
La barbarie des officiers envers les noirs…


ressemble comme un frère à son collègue anglais d'Une vie gaspillée, qui finit par se suicider pour ne pas avoir compris qu' aux " Indes, plus que partout ailleurs, il faut éviter de prendre les choses trop au sérieux - hormis, en toutes circonstances, le soleil de midi." (7) Tout comme Kipling, Levet met plus en avant les petites et grandes misères de la vie coloniale que des triomphes et une gloire hypothétiques. Le tableau qu'il dresse d'une Possession Française aux Antilles n'a rien d'exaltant :

Ces enfants sont partis et leurs parents sont morts -
Et maintenant dans la petite colonie morte,
Il ne reste plus que quelques fonctionnaires…


Fonctionnaires qu'un navire des Messageries Maritimes ramènera bientôt en France, rongés par les fièvres…
L'année suivante, dans La Grande France, revue récemment fondée par Marius et Ary Leblond, auteurs de romans coloniaux, Levet publie sous le titre de Cartes Postales cinq autres poèmes, Algérie-Biskra, Côte d'Azur-Nice, République d'Argentine-La Plata, Japon-Nagasaki et Egypte-Port Saïd-En rade,. Le choix de ce titre prosaïque relève de la même intention que celui de Complaintes par Jules Laforgue, séparer fond et forme, mettre l'écriture et l'émotion en décalage. Quoi de plus simple, banal, impersonnel qu'une carte postale ?
Levet joue avec les mots, les utilise pour fabriquer des masques. Après celle de Tomas W. Lance, catholique anglais de 19 ans, il prend ici tour à tour l'apparence de l'Ecossais agonisant de Côte d'Azur - Nice ou de Lolita Valdez souriant au Consul de République Argentine - La Plata. Protégé et prisonnier de son masque, Levet voit le soleil d'Algérie couler "sur les épaules des phtisiques radieux" ; depuis le pont d'un paquebot il regarde "briller les feux de Port-Saïd" ; sous "le torride clair de lune congolais" il observe un fonctionnaire qui lit dans la véranda de sa case.
Quelques personnages habitent ces paysages, silhouettes disparues à peine entrevues. Que sont devenus les officiers français en congé de l'Indus ? Qu'est devenue la gentille Miss Roseway de l'Armand-Béhic (des Messageries Maritimes) ? Et la mystérieuse Jane qui " émaille de sa grâce une prairie australe " ? L'œil de Levet les a capturés, figés dans un instant d'éternité. Les docteurs Grant et Perry continuent de disputer leur partie de tennis malgré les 120 degrés Fahrenheit. Le Consul Général de France traverse toujours la pampa au galop de son cheval ; et la voix de miss Florence Marshall résonne toujours dans le salon fantôme d'un navire envoyé depuis bien longtemps à la casse.
Entre les officiers en permission, les fonctionnaires sensitifs et les "jeunes misses, assez divines" flottent des bribes de conversations aussi mondaines qu'oiseuses : "Cette année la peste a fait ici bien des ravages ! ", " Hein ! Quel beau temps ! Se croirait-on à fin décembre ? ", "Même on a craint pendant un temps pour sa raison. " L'ironie de Levet démythifie le voyage. Qu'a-t-il vu de Port Saïd? Rien. Consignés à bord, les passagers n'ont pu mettre le pied sur la terre des Pharaons et visiter les bordels et les marchands de "photos obscènes". Il a fallu se contenter d'écouter le rossignol du bord, miss Florence Marshall, chanter encore une fois The Belle of New York.
Levet n'apparaît qu'en creux. Le flegme anglais et l'humour qu'il affecte le mettent à l'abri des épanchements sentimentaux. Pourtant la tristesse qui imprègne cette fantaisie est la sienne. Biskra, Bénarès, Brazzaville, tous ces décors de carte postale ne suffisent pas à " distraire de son spleen " Henry J.-M. Levet. Les traversées océaniques inquiètent les sens mais les amours transatlantiques ne laissent que frustrations et regrets, parfois le souvenir fragile d'un prénom. De Paris à Bombay, aller retour, de l'Hôtel du Printemps au Waterloo Hotel, il ramène toujours " pieusement ouatée, la fleur de ma mélancolie anglo-saxonne ". Levet traverse la vie, pour aller de nulle part à nulle part. Son masque de Polichinelle attire bien la curiosité de ses compagnons de voyage mais la traversée est bien trop courte pour faire vraiment connaissance.
Inquiétude qui naît de l'impression de n'être que de passage dans un monde où tout va désormais de plus en plus vite, et où la griserie du mouvement ne parvient pas à étouffer le sourd pressentiment des catastrophes à venir. Valery Larbaud, lui aussi, éprouve :

(...) cette douleur sans raison,
Que le passé n'a pas connue et dont l'avenir
Ignorera sans doute le secret?
Oh, prolonger le souvenir de cette douleur moderne,
Cette douleur qui n'a pas de causes, mais
Qui m'est un don des Cieux. (8)


A l'ère des locomotives à vapeur et des transatlantiques, la rue Lepic n'est pas aussi loin qu'il n'y paraît de La Plata et tout voyage a deux faces : outwards et homewards. Tout départ annonce un retour. Toute rencontre,une séparation. Toute naissance, une mort. Les traversées et les amours ne durent que le temps d'un voyage. Et le terminus, nous le connaissons d'avance :

J'aurai un fauteuil roulant " plein d'odeurs légères "
Que poussera lentement un valet bien stylé :
Un soleil doux vernira mes heures dernières,
Cet hiver, sur la Promenade des Anglais…


Un jour, chez Francis Jourdain, Levet est saisi d'une quinte de toux et crache du sang dans son mouchoir : "Il eut très peur, se laissa conduire chez un médecin qui, charitablement, le rassura d'un pieux mensonge." (9) Laforgue, que Levet admire tant, est mort phtisique à 27 ans, en 1887, choisissant jusqu'au bout de croire amis et médecin qui lui dissimulent la vérité …
Ignorant ou refusant d'admettre la gravité de son état, Levet se soigne mal mais préfère, par prudence, quitter la France pour des climats plus chauds. Il met en avant ses " nombreux voyages d'études en Europe, en Asie et en Afrique" pour solliciter du ministère des Affaires étrangères un poste dans une ambassade. Nommé, en novembre 1902, vice-consul de troisième classe à Manille, il y exerce les fonctions de Secrétaire Archiviste à la légation. En décembre, on le charge de la Chancellerie.
Et Levet de vivre l'existence qu'il a imaginée dans Cartes Postales, celle d'un " jeune et sensitif fonctionnaire "… Tenant la plume pour son supérieur, le vice-consul de troisième classe évoque dans un rapport daté de 1903 la visite d'une escadre anglaise aux Philippines: "Le club anglais de Manille a donné en l'honneur de l'amiral Bridge un grand bal auquel ont assisté toutes les autorités ainsi que les membres du Corps consulaire." Flottent entre les lignes les ombres légères et languissantes du Consul général, de Miss Florence Marshall ou de Miss Roseway.
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La rue du Havre
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En 1904, la maladie s'aggrave soudain. Victime d'une congestion pulmonaire, Levet demande à ce qu'on lui accorde l'année suivante un congé de six mois pour raison de santé. Le ministère des Affaires étrangères tarde à répondre. Levet, qui donne toute satisfaction et est proposé comme vice-consul de seconde classe, doit attendre le mois d'avril 1905 (après une intervention de son père auprès des autorités) pour pouvoir quitter Manille.
Après avoir passé la fin de l'année à se reposer en France, Levet prend en charge la Chancellerie de Las Palmas aux Baléares en 1906. Dîners officiels, garden-parties, batailles de fleurs, Levet tâche d'oublier la maladie qui le ronge. En été il revient en France pour faire une cure à La Bourboule. A Paris Levet descend avec sa mère à l'Hôtel du Printemps, rue du Havre, où il a ses habitudes. L'endroit lui plaît à cause de son ambiance cosmopolite et parce que le chauffage central y dégage la même odeur que la machinerie d'un paquebot. Que le concierge écorche systématiquement son nom et l'appelle M. Lévêque enchante Levet. Ses amis, Jourdain et Fargue, et son père viennent le voir tous les jours.
Il a obtenu un congé de maladie et s'apprête à partir dans le Midi pour se remettre d'aplomb. A un photographe ambulant qui propose de faire son portrait, Levet répond : " Quand j'irai mieux." En novembre Fargue dîne, pour la dernière fois, avec Levet et sa mère chez Garnier, juste en face de la gare Saint Lazare… Toujours l'invitation au voyage… Le dernier, cette fois, celui dont Levet avait eu la prémonition quatre ans plus tôt :

Un soleil doux vernira mes heures dernières,
Cet hiver sur la Promenade des Anglais…


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Menton
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Levet et sa mère prennent le train pour la Côte d'Azur et Menton où l'attend " la mort douce, paisible, dans le luxe d'une villa ouverte à ce soleil de luxe qui a éclairé aussi la fin d'Aubrey Beardsley, et de bien d'autres." (10) Charles-Louis Philippe, invité à dîner dans la grande villa à perron que les Levet ont louée boulevard du Midi, trouve Henry si malade qu'il peut à peine parler. Ses forces déclinent rapidement. Certains jours il ne parvient même plus à s'asseoir.
Le 14 décembre 1906, il ne peut se lever pour le dîner. Le médecin appelé comprend que c'est la fin. Levet se plaint d'avoir froid ; ses pieds et ses jambes sont violacés. L'agonie est rapide : " La mère était debout à côté, soutenant la tête de Levet, qui parut s'endormir sur son épaule. Insensiblement la tête glissait. Tout à coup, il ouvrit les yeux, les fixa sur sa mère et cria très haut "Maman !". Mme Levet, voyant qu'il n'ajoutait rien, lui dit : " Eh bien, quoi ? Parle, dis ce que tu veux. " Pas de réponse. Les yeux grands ouverts étaient toujours fixés sur sa mère. Au bout d'un moment le médecin dit : " C'est fini, fermez-lui les yeux. " (11)
La mort d'un poète doit s'accompagner de signes. A Paris, alors qu'il passe rue du Havre, devant l'Hôtel du Printemps, Fargue lève les yeux : " Plus d'Hôtel du Printemps, plus d'enseigne, plus de grandes lettres d'or. La maison méconnaissable, repeinte, transformée, avec des rideaux rouge sombre à toutes les fenêtres. Un changement à vue… Ce fut si aigu que je sentis, comment dire, j'ai senti le coup de rame… " (12) On est le lendemain du décès de Levet, que Fargue n'apprendra que plus tard, les parents du poète n'ayant averti de sa mort aucun de ses amis.

A Menton, Mme Levet ne peut se résoudre à fermer les yeux de son enfant : " Je les ai embrassés. J'aimais mieux qu'ils restent ouverts. " (13)

Le 11 décembre le ministère des Affaires étrangères avait accepté de prolonger de trois mois le congé de Henry Jean-Marie Etienne Levet.




Notes
(1) Paul Mousset, Le Chemin de l'Extrême-Orient.
(2) Paul Mousset, Le Chemin de l'Extrême-Orient.
(3) Maurice Constantin-Weyer, La Vie, 1 septembre 1921.
(4) Léon-Paul Fargue, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud.
(5) Léon-Paul Fargue, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud.
(6) J.K. Huysmans, A Rebours.
(7) Rudyard Kipling, Simples contes des collines.
(8) Valery Larbaud, Les Poésies de A.O. Barnabooth.
(9) Francis Jourdain, Né en 76.
(10) Valery Larbaud, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud.
(11) Valery Larbaud, Récit de la mort d'Henry Levet par sa mère.
(12) Léon-Paul Fargue, Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud.
(13) Valery Larbaud, Récit de la mort d'Henry Levet par sa mère.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Janvier 2002)

HENRY J.-M. LEVET - INTRO ET SOMMAIRE

 

 
   

 
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