LES EXCENTRIQUES
ARTHUR CRAVAN - INTRO ET SOMMAIRE
Arthur Cravan
Poésie
Prophète

FABIAN LLOYD
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PEINTURE
MAINTENANT
POESIE
BOXE
AMOUR
GUERRE
CALACA
VIVANT

 

CRAVAN PROPHETE

"No future. No future for me. No future. No future for you."
Sex Pistols

On associe d'ordinaire le nom de Cravan au dadaïsme. S'il a pu s'intéresser au futurisme, Cravan n'a jamais participé à Dada. Rappelons que le manifeste du mouvement fut lancé par Tristan Tzara au cabaret Voltaire à Zurich le 8 février 1916. A cette date, Cravan avait déjà donné ses conférences scandaleuses, publié sa revue et, déserteur aux semelles de vent, se trouvait à Barcelone, organisant sa rencontre avec Jack Johnson, le champion du monde poids lourds.

Prudemment, Dada se réclame de Cravan après sa mort. Picabia glisse quelques "à la manière de" dans la revue "391". Huelsenbeck prend l'habitude de tirer des coups de revolver à blanc durant ses conférences.

Cravan précède donc Dada. Quand Tristan Tzara déclare que "l'art n'est pas sérieux", on croit entendre l'écho de Cravan s'écriant: " L'Art, l'Art, ce que je m'en fiche de l'Art! "; et quand il affirme que Dada "c'est tout de même de la merde, mais nous voulons désormais chier en couleurs", il reprend l'image du poète qui, selon Cravan, se doit de "chier comme un hippopotame."

Puis viennent André Breton (que Rigaut accusait d'avoir assassiné Dada) et les surréalistes qui, à leur tour, revendiquent Cravan comme un précurseur. Ses "notes" leur semblent annoncer l'écriture automatique. Breton voit en lui un exemple de "génie brut".

La grande différence entre les Dadaïstes (ou les Surréalistes) et Cravan est que lorsque les premiers veulent "donner une importance égale à chaque objet, être, matériau, organisme de l'univers.", Cravan proclame: "Je suis toutes les choses, tous les hommes et tous les animaux!".

En d'autres termes, si Dada souvent en reste au stade des moustaches dessinées sur le portrait de la Joconde ou des urinoirs montés sur un socle, quelque part entre la provocation puérile et inoffensive et le coup de publicité bien comprise, Cravan met sa peau au bout de ses idées. En lui la poésie se fait chair. Il l'incarne et n'a plus le temps ni le loisir de l'écrire. Courant le monde, poursuivi par la guerre et la mort, doit boxer ou voler pour vivre, connaît la misère à New York et au Mexique.

Il pousse la provocation jusqu'à mourir, imprudence qu'éviteront dadaïstes et surréalistes. lorsque André Breton rêve d'un homme qui descend dans la rue et tire des coups de revolver dans la foule, il se garde de passer à l'acte. Cravan se rêve boxeur et il affronte Jack Johnson à Barcelone, se rêve déserteur et fuit jusqu'au Mexique. Cravan joue peut-être, mais joue comme un enfant pour qui le jeu, tant qu'il dure, existe bien mieux que la réalité.

A New York, Duchamp et Picabia comprennent le parti que l'on peut tirer d'un tel énergumène. Lorsqu'ils ont besoin d'un joli scandale pour animer l'exposition des Artistes Indépendants, en 1917, ils pensent immédiatement à Cravan. L'homme est dans la dèche, sans papiers, et ne recule devant rien. Duchamp, le fils de notaire, n'est pas homme à s'exposer inutilement. Il préfère s'abriter derrière la grande carcasse d'Arthur Cravan.

D'autant que Duchamp n'éprouve guère de sympathie pour le poète-pugiliste.. "C'était un drôle de type. Je ne l'aimais pas beaucoup, lui non plus d'ailleurs.", déclare-t-il dans "Ingénieur du temps perdu". A José Pierre, il précise: "Cravan n'était pas mon ami."

Il faut dire que lorsque Cravan déboule parmi le petit cercle des artistes réfugiés aux Etats Unis, il sème la perturbation. Sans le sou, il vit dans la rue ou séjourne dans l'appartement de l'un ou de l'autre. Les Picabia lui trouvent un petit boulot de traducteur mais l'accablent de recommandations: qu'il n'aille pas surtout voler l'argenterie, se saouler ou mal se conduire avec les dames. Cravan les amuse mais, non, il n'est pas de leur monde.

De même qu'en France les généraux expédient au casse-pipe des soldats qu'on bourre de gnôle et d'éther pour les encourager à sortir de la tranchée, de même Duchamp et Picabia saoulent Cravan, mercenaire de Dada, avant de l'envoyer monter à l'assaut de l'estrade de la Grand Central Gallery.

Le succès dépasse leurs plus grandes espérances. Cravan, tombé amoureux d'un tableau représentant une femme nue, commence à se déshabiller. La police intervient et arrête le conférencier avant qu'il n'aille plus loin.

Duchamp et Picabia sont ravis: avant-gardistes encartés, ils se sont joués à la fois des pharisiens new-yorkais et de cette grande brute de boxeur qui se prétend poète et avait eu l'audace d'éreinter quelques uns de leurs amis dans le quatrième numéro de sa revue. Non, décidément, Marcel Duchamp n'aime pas Arthur Cravan.

Gabrielle Buffet Picabia se souvient de la soirée donnée pour fêter le succès de l'affaire: " - "Quelle belle conférence", disait Marcel Duchamp quand nous nous retrouvâmes tous le soir chez Arensberg! Cravan, qui n'était pas encore tout à fait dégrisé, restait dans son coin, sombre et distant, et se refusa à parler à quiconque de son exploit qui ne devait pas rendre sa situation à New York plus facile." ("Aires abstraites")

C'est peu dire. Cravan n'a ni argent, ni papiers. Et les Etats-Unis viennent d'entrer en guerre aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne. Le moment est mal choisi pour faire la une des journaux.

Cravan regrettait que le choléra n'emporte pas les poètes à l'âge de trente ans, leur épargnant ainsi une vie mesquine. Par refus de se prendre au sérieux, il repousse son rendez-vous avec la mort jusqu'à 31 ans. D'autres n'ont pas cette chance. Picabia meurt en 1953, à 74 ans; Duchamp en 1968, à 81 ans, frêles cadavres écrasés sous les honneurs, les expositions et les commémorations.

Essayer d'enfermer l'homme au mille âmes, à la funeste pluralité, dans le cadre mesquin d'une école, d'un mouvement, est impossible. "Je suis le prophète d'une nouvelle vie et moi seul je vis", écrit-il. Cravan ne cherche ni à poursuivre l'art de son époque, ni à rompre avec lui. Il explore une voie nouvelle, personnelle. Avant tout, il vit.

   Johnny Rotten (all rights reserved)
  
Johnny Rotten
(all rights reserved)
Cravan ne peut donc réellement se comparer qu'à des individualistes comme lui, des marginaux, des francs-tireurs. On pense à Jacques Vaché ou Jacques Rigaut. Si on cherche un écho lointain du poète pugiliste, on le trouve plus sûrement dans le punk et le mot d'ordre de Johnny Rotten à ses admirateurs: "It's all about being yourself! Be a fucking individual!" ("Rotten: No Irish, No Blacks, No Dogs"). D'ailleurs Rigaut n'annonce-t-il pas, dans une vision fulgurante, Johnny Rotten crachant "I am an Antechrist" lorsqu'il écrit: "Grimpé sur mon piano, je suis l'Antéchrist coiffé d'un entonnoir de gramophone."?

Cravan, dandy anticonformiste, a un sens de l'élégance provocant. Il arbore, si on en croit Cendrars, "des chemises noires, le plastron découpé d'ajours laissant voir des tatouages sanglants et des inscriptions obscènes à même la peau, les pans, qu'il laissait flotter, embrenés de taches de couleur fraîches (avant d'aller au bal Cravan s'asseyait régulièrement sur la palette de Delaunay, ce qui faisait hurler Robert à cause du prix du lapis-lazuli.)" ("La Tour Eiffel sidérale") Voilà qui annonce Johnny Rotten, autre dandy fameux, qui achète un polo en caoutchouc à 30 livres, découpe le col au rasoir, lacère le devant avant de le porter et de constater: "C'était parfait, absolument insultant". A son père qui lui reproche de ressembler à un clochard, il répond: "Oui, Papa! J'ai du style!" Ce renversement des valeurs sociales se trouve déjà chez Cravan.

"Le punk, écrit Greil Marcus, ne sonnait pas de manière musicale mais sociale: en quelques mois brefs, il s'affirma comme un ensemble de signes visuels et verbaux, signes qui étaient à la fois opaques et révélateurs, selon le point de vue. (...)le punk faisait passer la vie sociale pour une supercherie." ("Lipstick Traces"). Arthur Cravan ne fait rien d'autre que dénoncer cette supercherie quand il dit: "Dès que j'ai commencé à parler, j'ai su que tout ce qu'on me dirait serait un mensonge. J'ai compris aussitôt que la vie n'était pas comme ça. Tout ce qu'ils disent, tout ce qu'ils font, ne vise qu'à ramener les autres à leur propre niveau."

Le recours que fait Cravan au scandale, à l'insulte, à la provocation permanente, sans souci de lasser ou indisposer le public, mais pour le pousser à bout, le forcer à réagir, à ouvrir les yeux, n'a évidemment rien d'étranger pour les punks. Les concerts des Pistols s'achèvent comme les conférences de Cravan en pugilat général. Cravan tire des coups de revolver, insulte le public; Johnny Rotten lui crache dessus et Sid Vicious se taillade les bras. Steve Jones traite en direct un présentateur de la télévision d' "enculé"; Cravan traite Suzanne Valadon de "grosse salope".

Arthur Cravan et le punk partagent la même énergie vitale, la même vigueur anarchique. Pour Johnny Rotten "il n'y avait rien de nihiliste chez les Pistols. Nous n'avions certainement aucun désir de mort. (...) C'était très constructif parce que nous offrions une alternative." ("Rotten: No Irish, No Blacks, No Dogs"). Cette énergie fait de chaque instant un tout, qui existe en soi et contient à la fois la fin du monde et la création du monde. Et cette énergie n'est elle-même qu'un instant, détaché du temps. Les Sex Pistols disparaissent au bout de deux ans. La vie n'accorde que cinq brèves années, 1913 1918, à Cravan pour boxer, poétiser et conférencier. Mais cela suffit. pour ouvrir une brèche. Se moquant du passé et du futur, Cravan demeure vivant et "Anarchy in the U.K.", sonne toujours aussi féroce, ricanant, déchiqueté et puissant.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - octobre 1998)

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