LES EXCENTRIQUES
ARTHUR CRAVAN - INTRO ET SOMMAIRE
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  LEON TROTSKY (all rights reserved)
 
Léon Trotsky
(all rights reserved)

TROTSKY

"Le rythme de l'océan
berce les transatlantiques."

Le combat avec Jack Johnson permet à Cravan de se payer un billet pour New York. Il peut enfin quitter Barcelone et partir pour cette Amérique dont il garde la nostalgie depuis son adolescence et qui a su, jusqu'à présent, se tenir à l'écart de la grande boucherie européenne.

Il a retenu son passage sur le Montserrat, paquebot de la Compagnie Transatlantique qui appareille de Barcelone le 25 décembre et traverse l'Atlantique en 17 jours. Le prix du billet est exorbitant mais le navire bat pavillon espagnol, donc neutre, ce qui le met théoriquement à l'abri des sous-marins allemands.

Cravan n'embarque pas à Barcelone. Il a décidé de faire d'abord un peu de tourisme en Andalousie. Il visite donc Valence ("Cela paraît déjà sublime après Barcelone, surtout au clair de lune" - Lettre à Renée), puis, le 30 décembre, Séville pour voir l'Alcazar, et enfin Cadix où il monte à bord du Montserrat.

Une carte postale rassure Renée, sa compagne, qu'il a laissée derrière lui: "Il paraît que le Montserrat est de tous les bateaux de la Compagnie celui qui tient le mieux la mer."

Si on en croit les mémoires d'un autre passager, le navire n'est pas à la hauteur de sa réputation: "La mer fut extrêmement tempétueuse et fit tout pour nous rappeler le peu de valeur de l'existence. Le Montserrat était un vieux navire, peu fait pour la navigation sur l'océan."

Le vieux vapeur tient bon néanmoins. S'il avait coulé, le cours de l'Histoire en aurait été changé. Le passager que le gros temps rend philosophe n'est autre que Léon Trotsky que les autorités espagnoles ont décrété "indésirable" et mis sur le premier navire en partance pour les Etats-Unis.

Le révolutionnaire russe promène un regard morose sur ses compagnons d'infortune. Il juge la population du navire "peu attirante". Il y a les passagers de troisième classe: "Entassés, se remuant peu, parlant peu, car ils mangent peu, mornes, ils voguent d'une mauvaise misère, trop coutumière, vers une autre qui est encore du domaine de l'inconnu." ("Ma Vie")

Et puis il y a les autres: "déserteurs, aventuriers, spéculateurs, bannis d'Europe - "éléments indésirables" -". Et parmi eux un géant blond qui agace manifestement Trotsky: "Un boxeur, littérateur à l'occasion, cousin d'Oscar Wilde, avouait franchement qu'il aimait mieux démolir la mâchoire à des messieurs yankees, dans un noble sport, que de se faire casser les côtes par un Allemand." On sent que le futur organisateur de l'Armée Rouge n'a guère de patience pour les tire-au-flanc.

La traversée est longue, plus de deux semaines. Trotsky et Cravan ont certainement bavardé. Les souvenirs de Les souvenirs de Mina Loy semblent l'attester. En tout cas, Cravan à New York discourt à propos de Trotsky qu'il considère avec un mélange de respect et d'ironie: "Dans toute la racaille politique, il n'y en a qu'un seul qui soit sincère: Trotsky - le pauvre fou! Il aime sincèrement l'humanité. Il désire sincèrement rendre les autres heureux. Et il pense vraiment qu'un jour il n'y auira plus de guerre. Il est comique et je le respecte. Mais lui aussi il essaie d'embobiner quelqu'un - lui-même." ("Colossus")

Mais Cravan n'a pas refusé de tomber dans le piège du patriotisme pour donner dans le premier chausse-trappe idéologique de rencontre. Il n'a rien à faire de la société, et encore moins de ceux qui prétendent la réformer. Il ne croit ni à l'une ni aux autres.

Et comme les poètes sont volontiers prophètes, même malgré eux, Cravan annonce à Trotsky ce que sera son destin: "C'est en pure perte que je lui ai dit que le résultat de sa révolution sera la création d'une armée rouge pour protéger la liberté rouge - que lui, parce qu'il est sincère, serait trahi par ses fidèles. Le seul droit que les masses accepteront de l'idéaliste, c'est le droit de détruire. Mais il ne m'a pas cru davantage que je ne le crois." ("Colossus)

Les deux exilés, l'un volontaire, l'autre pas, n'arpenteront donc pas les trottoirs de New York ensemble, en quête d'un repas chaud ou d'un abri pour la nuit. Trotsky ne dormira pas avec Cravan à la belle étoile dans Central Park, pas plus qu'il ne traversera Greenwich à sa suite, en compagnie de la horde des gamins des rues qui font au géant innocent une escorte bruyante.

Tandis que Cravan fait scandale, Léon Trotsky tente sa chance au cinéma. Pour ses débuts dans cette nouvelle carrière, il choisit le pseudonyme de M. Brown. Le salaire est appréciable, cinq dollars par jour. Pour son premier film, on lui confie le rôle d'un révolutionnaire, impliqué dans une conspiration nihiliste. Il s'agit d'une sombre histoire d'espions supposée se dérouler en Russie, mais tournée dans les studios Vitagraph de New York.

Malheureusement Trotsky ne persévérera pas dans cette voie (où il aurait pu espérer une carrière à la Ronald Reagan) et préférera retourner en Russie afin d'accomplir la prédiction de Cravan.

Cependant son chemin croisera à nouveau celui du "boxeur, littérateur à l'occasion". Léon Trotsky, comme Cravan, mourra de mort violente au Mexique.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - octobre 1998)

GUERRE

 

 

 
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