Nicholas Crabbe
Martyr et proxénète.
Il était naturel, en conséquence, que,
l’ayant pourchassé, ayant imploré sa compagnie, l’ayant supplié
et lui ayant ordonné d’avoir officiellement des rapports avec eux,
tant qu’ils l’avaient cru riche,
- et s’étant vus carrément, sévèrement et glacialement repoussés -
et n’ayant pas, ensuite, réussi à le chasser,
ni à le tuer,
ni à amener la moindre trace d’un appel à la pitié
sur ce visage empreint d’un dédain affreux,
qui souffrait horriblement et allait faire souffrir les autres
en retour de ses souffrances (...),
cet étrange visage puissant et redoutable,
dont les traits présentaient les rides descendantes,
indices d’une mélancolie chargée de regrets,
croisant des rides montantes
trahissant la dérision amère, résolue et flétrissante,
- oui, il était naturel qu’ils se saisissent du vil poignard
qui avait servi pour Jules César, pour Michel-Ange et pour Shakespeare,
le vil poignard de la calomnie et du dépit,
et frappassent son mépris dans le dos.
|
|
 |
|
Le bateau de Rolfe (all rights reserved)
|
Venise 1909
En juin 1909, le propriétaire de la trattoria où Rolfe a pris pension lui donne une
semaine pour payer ses dettes ou vider les lieux. Dans un moment de découragement,
prêt à s’avouer vaincu, l’exilé demande au consulat d’Angleterre d’assurer son
rapatriement. A sa lettre il joint une longue dénonciation des Anglais résidant à Venise:
"flagorneurs de gens en place, sycophantes, lécheurs de bottes, prôneurs, puffistes,
calomniateurs et esclaves-nés."
Mettant son orgueil de côté, il écrit cependant à cinq de ces Anglais, qu’il
méprise tant et dont il a tant besoin de la société, et au prince Hohenlohe pour demander
du travail: "Je me permets de vous offrir mes services comme second gondolier. La
mauvaise gestion de ma propriété littéraire par mon agent anglais, et la perfidie de faux
amis me contraignent à chercher des moyens d’existence immédiats et permanents. Je ne
suis pas malheureusement en mesure de vous offrir des références, ni sur mon caractère,
ni sur mes aptitudes, bien que je sois assez connu à Venise." Pas de réponse.
Par contre, Lord Rosebery lui envoie d’Angleterre un modeste secours de 500
lires. Plus question de quitter Venise! Se mettant en quête d’un nouveau bienfaiteur,
Rolfe est abordé par Georges Cooke, "un petit homme trapu, au visage net et rougeaud, à
la voix calme, aux façons bienveillantes (comme celles d’un carlin) de ces vicaires
courtauds qui, le soir, donnent des leçons de boxe à des voyous." Cooke se dit peintre et
arrive d’Egypte avec sa femme et sa fille. Il propose à Rolfe de le prendre à son service
comme gondolier et de le loger chez lui, Calle dell’ Angelo, pour seulement 25 lires par
mois.
Pauvre Rolfe! Cooke et sa famille cherchaient une dupe et ils l’ont trouvée.
Vivant aux crochets de Rolfe, ils lui soutirent vite les 500 lires de Roseberry. Pris à son
propre jeu, Rolfe ne parviendra jamais, malgré ses efforts, à se faire rembourser ou
même toucher ses gages de gondolier. Un mois plus tard, quand les Cooke sont expulsés
de leur logement et qu’il se retrouve à la rue, il n’a plus que quarante "centesimi" en
poche.
|
 |
|
Palais Mocenigo (all rights reserved)
|
Une fois encore le sort lui envoie un bon Samaritain. Rolfe frappe à la porte du
docteur Ernest van Someren, entrevu naguère à la Fenice en compagnie des Ragg. Van
Someren et sa femme, Ivy, qui vient de mettre au monde une petite fille, habitent un
appartement du palais Mocenigo (où a autrefois vécu lord Byron). Emus par le récit des
malheurs de leur visiteur, les époux van Someren lui demandent de venir loger avec eux.
Ils lui assureront le gîte et le couvert et dix lires d’argent de poche par semaine.
Ayant ainsi assuré ses arrières, Rolfe peut se remettre à écrire. Des lettres
d’abord, car il ne faut pas laisser ses ennemis s’endormir. Benson, Barnard & Taylor,
Pirie-Gordon, personne n’est oublié. Les pinces du crabe claquent de plus belle. Rolfe
écrit même aux amis des Pirie-Gordon en Angleterre pour se plaindre: "Je suis donc resté
ici abandonné, sans vêtements de rechange, depuis août 1908. Je vis et je dors sur le
palier ouvert à tout venant de cette grande baraque qu’est le palais Mocenigo (...) Ma
mère, en Angleterre, travaille encore pour vivre, à soixante-quinze ans; ma soeur est
devenue aveugle; il y a trois ans que nous ne sous sommes pas vus. Cependant les
Pirie-Gordon me boudent et restent silencieux après avoir roidement refusé de
m’expédier mes affaires restées à Gwernvale, si je n’en acquittais le port."
Il achève aussi trois nouvelles qui mettent en scène son alter ego, Nicholas
Crabbe, et ont pour cadre la lagune de Venise, trois récits qui tournent autour de ses
qualités de rameur et de nageur et de son plaisir à vivre sur l’eau.
L’hiver arrive et Rolfe n’a pas assez d’argent pour acheter des habits chauds, ni
pour faire réparer le pupparin endommagé en septembre dans un accident. Ni
Pirie-Gordon, ni Barnard & Taylor ne répondent plus à ses lettres. Alors il reste toute la
journée dans son lit, ses vêtements empilés sur la couverture pour garder la chaleur, et il
couvre page après page de son écriture précise.
Il rédige, à l’encre rouge, sur un rouleau de papier, un nouveau livre, qui doit
renflouer ses finances et lui apporter enfin la gloire, "un roman de la Venise moderne", que les touristes se feront un devoir de lire. Histoire de tourmenter ses ennemis, il explique ses intentions au chanoine Ragg: "Je pose des pièges pour attraper votre
mesquinerie, votre pusillanimité, votre vanité, votre complète étroitesse d’esprit, votre
cruauté bourgeoise envers les inférieurs et les malheureux (...), votre caricature
effroyable du Christianisme."
Par ailleurs, la générosité et la sympathie des van Someren commencent à lui
peser. "Ce n’est pas gai de vivre avec un dévot détraqué, avalant un pain quotidien
trempé dans une piété rance et sans onctuosité.", se plaint-il auprès d’un nouvel ami et
bienfaiteur potentiel, Charles Masson Fox.
Fils d’une famille Quaker respectée, ami du peintre Henry Scott Tuke, qui "s’est
fait un nom en peignant les jeunes garçons, le soleil et la mer" et que Rolfe avait
rencontré chez Gleeson White à Christchurch, et pédéraste lui-même, Fox a fait la
connaissance de Rolfe lors d’un bref séjour à Venise. Il lui a prêté un peu d’argent avant
de rentrer en Angleterre.
Rolfe attend de Fox qu’il finance la location d’un appartement à Venise:
"l’appartement le plus ravissant que tu puisses imaginer (...) situé au dernier étage d’un
palais donnant sur un large canal tout près du jardin San Giacomo del Orio (...) La vue
sur Venise est imprenable. D’un côté les Alpes, de l’autre le Lido. Le loyer est de 60
francs par mois, charges comprises. C’est l’idéal, mais j’ai peur qu’il soit loué si je ne
me décide pas rapidement." Là Rolfe pourrait travailler à son roman dans de bonnes
conditions. Et si Fox le rejoint à Venise, il se fait fort de lui procurer "un paquet de chair
vierge bondissant et rebondissant, agréable à serrer", un de ces jeunes garçons de treize
ans dont Fox raffole. Rolfe fait l’article, vante la marchandise: "Tu ne peux pas savoir
comme il est beau, jeune, fort comme un étalon, svelte, agile comme un serpent, viril, la
peau veloutée, ferme et douce comme celle d’un bébé."
Rolfe cherche manifestement à exciter le désir de Fox: "Je suis content que tu
aies aimé mes descriptions. Etaient-elles vivantes? T’ont-elles vraiment donné du
plaisir?" Il intercale, entre deux gémissements sur son triste sort, des scènes d’amour
homosexuel dont il est difficile de dire si elles sont réelles ou imaginées, le fruit de
l’expérience ou de la frustration: "Il me laisserait m’étendre contre son ventre, mon dard
tendu dans la chaleur de ses cuisses, étreindre son corps, lécher ses fesses, sa poitrine,
ses épaules, ses aisselles, tant et plus (...) mes mains sous ses cuisses pour guider ma
quille quand elle grandit, grande, grande et dure, (...) donnant des coups de boutoir à lui
transpercer les cuisses, 242 coups de plus en plus violents."
Car, à défaut de parvenir à attirer Fox à Venise, Rolfe s’offre à écrire "un de ces
livres illustrés, oui illustrés, vendu à Paris 25 francs l’exemplaire." Bref, si Fox lui
avance les fonds, Rolfe se déclare prêt à fabriquer des bouquins pornos qui, publiés "en
édition limitée, à Paris ou à Anvers, aux prix d’une livre chaque, se vendraient comme
des petits pains."
Fox envoie un peu d’argent, rarement plus d’une livre. Ce n’est pas assez pour
Rolfe qui se fait de plus en plus pressant: le temps passe, les garçons grandissent, bientôt
ils seront trop vieux pour plaire à Fox! Rolfe propose même d’amener deux garçons en
Angleterre, mais Fox devra payer le voyage.
Le 5 mars 1910, Rolfe expédie à son correspondant un court télégramme: "Sans
maison - sans argent - envoyer de l’argent au consulat."
La veille, le monde de Rolfe s’est encore une fois effondré. Son nouveau roman
lui semble promis à un si bel avenir, qu’il offre une part des ventes au docteur van
Someren et donne le manuscrit à lire à Ivy. La jeune femme, d’abord enchantée de la
description de Venise, découvre, effarée, au fil des pages, que tous ses amis, toutes ses
connaissances de la petite communauté anglaise de Venise y sont ridiculisés, diffamés,
cloués au pilori avec une joie méchante. Ivy van Someren n’est pas amusée, son époux
non plus.
Le 6 mars Rolfe envoie une carte postale à Fox: "Querellé avec le docteur dévot
et quitté l’appartement samedi. Rien mangé depuis vendredi soir. Marché toute la nuit
sur la plage du Lido au delà de l’Excelsior. Plusieurs fois contrôlé par la police qui
veille à ce que personne ne vole le sel de la mer."
Le crabe a beau avoir une carapace solide, il accuse le coup. Nul endroit où se
réfugier. Il n’a pas payé sa cotisation au Bucintoro depuis si longtemps qu’il n’ose pas s’y
montrer. Alors il marche jour et nuit à travers Venise, son précieux manuscrit sous le
bras, se nourrissant de petits pains. Le froid est vif et Rolfe est "raide comme un piquet".
Heureusement pour lui, Barbieri, le propriétaire du Belle Vue, se laisse à nouveau
attendrir et lui loue une mansarde où, se plaint l’incorrigible Rolfe, "jour et nuit, je suis
dérangé par les charpentiers, les peintres, les maçons et autres poseurs de chiottes. De
ma vie je n’ai jamais été aussi négligé, je n’ai ni bateau, ni chez-moi, qui plus est je ne
peux même pas prendre un bain. Me nourrir est aussi un problème. Je me contente de
peu, je suis maigre et faible."