LES EXCENTRIQUES

BARON CORVO 
intro et sommaire
Baron Corvo
Venise 1912
 
Frederick Rolfe
Le Baron Rouge du Palazzo Marcello

Quand la victime de la haine
a presque fini d’accomplir sa passion,
la vie qu’elle a donnée doit lui octroyer
pour ses blessures
le baume de l’amour.
Les semailles ne lui apportèrent nul fruit.
Il ne restait en lui, ou de lui, qu’une invincible carapace d’endurance
jusqu’à ce que la Douce Mort fût autorisée à le toucher,
avec une résolution incoercible de préserver sa crise
des regards hideux de tous les hommes.
Toute terrible que fût son émaciation corporelle,
tout alangui son esprit,
tout douloureux, courbaturés et affaiblis ses membres,
si las, si las,
il parvint à conserver son port insondable d’homme qui a des loisirs,
et à présenter au monde un visage offensif, dédaigneux, légèrement sardonique,
totalement inabordable. (...)
Il se dirigea de nouveau vers le cimetière.
Dans le Campo Sanzancrisostomo il acheta de ses dernières pièces de monnaie
une brassée de chrysanthèmes blancs et une poignée de boutons de roses blanches.
Que les morts oubliés se souvinssent de lui, comme il se souvenait d’eux.
Qu’ils se souvinssent. (...)
Il aurait du économiser ses forces pour y parvenir
avant d’être si mortellement fatigué.
Fatigué mais pas encore mort.
Le moment était venu d’implorer la miséricorde de Dieu
- celle des hommes, jamais -
Kyrie eleison.
 

 

    Palazzo VendraminCalergi 
et Palazzo Marcello 
(all rights reserved)
   
Palazzo VendraminCalergi
& Palazzo Marcello
(all rights reserved)
Venise 1912

La patience du signor Barbieri n’est pas sans limite. Au début de l’année 1911, le 27 janvier, Rolfe se retrouve de nouveau à la rue, obligé de dormir dehors malgré le froid. Le secrétaire de l’hôtelier écrit cependant à la Reine-Mère Alexandra pour lui signaler la situation d’infortune d’un de ses sujets, qu’elle avait rencontré l’année précédente quand elle avait visité l’Hôpital Anglais. Emue, la Reine envoie un don de 10 livres.

Affaibli par les privations et les maladies, Rolfe contracte une nouvelle bronchite. On l’hospitalise en avril et il reçoit l’extrême-onction. Mais les crabes ont la vie dure. Rolfe s’accroche à la vie. L’argent de la Reine lui permet d’acheter du papier, des timbres, de quoi fustiger avoués, éditeurs, amis et ennemis, avec le récit de ses malheurs.

Le professeur Dawkins, grâce à qui Rolfe a pu s’établir à Venise, reçoit une carte ainsi rédigée: "A demi guéri d’une seconde bronchite cet hiver, ai été à nouveau jeté à la rue et passe mes nuits à marcher sur le Lido. Il y a un épais gel blanc. Félicitations."

Mais Rolfe déploie en vain ses batteries de sarcasmes et d’insultes. Personne ne lui répond. Tous semblent s’être lassés de la folie du baron. La solitude devient insupportable. Le désespoir s’installe. Epuisé et malade, Rolfe vit sur son topo, qu’il a bâché d’une toile cirée, silhouette misérable perdue sur la lagune.

"Vous figurez-vous ce que cela peut représenter de vivre dans un petit bateau qui prend l’eau, dont la coque, après avoir servi un été, est couverte d’herbes et de coquillages, presque impossible à faire avancer à la rame, et qui se comporte dans le vent comme un homme ivre. Je vous jure que ce n’est pas une plaisanterie. (...)Voici le dilemme où je me débats: si je reste à bord, sans rentrer, le bateau va sombrer; je nagerai peut-être quelques heures et finirai par être dévoré vivant par les crabes. A marée basse, ils grouillent sur le sable. Si je jette l’ancre près d’une île, il me faut rester continuellement éveillé: car, dès que je suis arrêté, je suis submergé par des ribambelles de rats si voraces qu’ils attaquent, l’hiver venu, les hommes au repos."

Les tempêtes successives finissent par endommager le topo et, à la fin de l’année, Rolfe doit trouver refuge à l’hôtel Cavalletto. Il ne voit plus de fin possible à ses malheurs: "Je suis affreusement solitaire. Et fatigué. N’y a-t-il plus aucune chance de m’en tirer?"

Le secours arrive, in extremis, du révérend Serjeant, rencontré en août 1910 à l’hôtel Belle Vue. Les deux hommes avaient parlé d’astrologie et d’occultisme et sympathisé. Le révérend Sarjeant s’était même offert de négocier auprès de Barnard & Taylor le rachat du contrat de Rolfe et de financer avec un héritage qu’il attendait ses travaux littéraires.

De retour en Angleterre, Sarjeant tient parole. Il obtient de Barnard & Taylor qu’ils libèrent Rolfe de ses obligations. Mieux encore, il envoie à son nouvel associé un premier chèque de 50 livres. Rolfe est désormais un homme riche. Il paie ses dettes à Barbieri et récupére ses affaires gardées en gage au Belle Vue.

Tel le Phénix renaissant de ses cendres, le baron Corvo réapparaît au grand jour, tout habillé de rouge, les cheveux teints au henné. Le topo réparé, il achète une seconde embarcation, dont il peint lui-même les voiles. Sur l’une il représente ses armoiries, corbeaux et crabes, et sur l’autre un Saint Georges terrassant le dragon. Mieux encore, il s’offre aussi le luxe d’une véritable gondole et loue les services de quatre rameurs. Dans cet équipage royal, il parcourt les canaux de Venise allongé sur des peaux de léopard et de lynx, en fumant des cigarettes fabriquées spécialement pour lui au Monténégro. Les touristes Américains le regardent passer avec ébahissement. John Cowper Powys, en vacances à Venise au printemps 1912 avec son frère, croise sur un canal "un équipage flottant qui ressemblait à la barque de Cléopatre, ou peut-être, à ce navire, si souvent représenté sur les vases grecs, qui emmenait le grand dieu Dyonisos dans son voyage triomphal". Rolfe tente de s’insinuer dans les bonnes grâces des frères Powys mais ils le repoussent sans trop de ménagements.

Le vieux baron aux cheveux rouges se remet à écrire. Mais les deux romans qu’il commence, l’un consacré à Botticelli raconté par un de ses amis, et l’autre à la vie d’un évêque du V° siècle, resteront inachevés. Le coeur n’y est plus. Le 16 novembre 1912, parait The Weird of the Wanderer. Les derniers espoirs de Rolfe sont vite brisés: il ne s’en vend que 82 exemplaires du livre. Et les éditeurs continuent de refuser Le Désir et la Poursuite du Tout, son grand roman vénitien, apogée de son style "pénétrant, nu et athlétique, tranchant et chargé d’un humour avisé."

Alors Rolfe renonce. Il se résigne à l’échec de sa vocation littéraire, comme il a fini par le faire pour sa vocation religieuse. Le ressort est cassé. Il n’est plus rien qu’une figure pittoresque de Venise, un de ces exilés anglais excentriques comme il y en a tant.

Fatigué de lutter, il visite Florence, multiplie les sorties sur la lagune. Ayant un besoin désespéré de compagnie, il emmène avec lui un autre proscrit, Thomas Wade-Brown, personnage étrange, qui a abandonné son poste de contremaître dans une plantation de thé de Ceylan pour venir vivre dans la misère à Venise. Maigre, d’allure cadavérique, il porte une chaussure orthopédique et on ne lui connaît aucun ami.

Les deux hommes passent tout l’été sur la lagune, profitant du beau temps, ne revenant à Venise que pour acheter des provisions.

Serjeant continue, sans le savoir, à payer la belle vie. Août à décembre 1912, il envoie 1000 livres que Rolfe dépense sans remords. Certes les mandats peu à peu diminuent en fréquence et en importance. Le révérend s’inquiète de n’avoir aucune nouvelle des travaux en cours. Puis il se lasse et n’envoie plus d’argent.

    Rolfe posant pour Covelli (all rights reserved)
   
Rolfe posant pour Covelli
(all rights reserved)
Rolfe vit de nouveau à crédit, un crédit qui ne repose plus que sur ses dépenses et ses extravagances. Ainsi commande-t-il son portrait par Covelli, alors qu’il sait qu’il ne pourra pas le payer. Un voyage à Milan, organisé pour tenter de persuader les Borgia de financer l’écriture d’une histoire de leur famille se solde par un échec.

De nouveau les dettes s’accumulent. Le patron du Cavalletto le prend en pitié et plutôt que de l’expulser l’installe dans un petit appartement du palazzo Marcello sur le Grand Canal. Le batiment voisin n’est autre que le palazzo Vendramin Calergi où est mrt Richard Wagner. Et pour que Rolfe ait de la compagnie, il installe aussi Thomas Wade-Brown, qui ne peut pas non plus payer sa pension, dans l’appartement voisin, espérant que les deux exilés veilleront l’un sur l’autre. Rolfe redécore la chambre à son goût : draperies et rideaux de damas écarlate, coussin assortis. Mais tout cela, il ne peut le payer. De nouveau il vit de la charité publique.

Un accident le prive du plaisir des croisières sur la lagune. En septembre, sa gondole est tellement endommagée qu’il faut la remorquer à Venise pour qu’elle y soit réparée. Faute d’argent les travaux traînent. Or "ce n’est que sur la lagune, et tout seul, qu’il pouvait éviter de se battre avec des bêtes féroces. Ce n’est que sur la lagune que le soleil et la mer pourraient le maintenir en vie."

Le 25 octobre 1913, comme chaque soir, Rolfe et Wade-Brown vont dîner au Cavalletto où le patron leur offre leurs repas. Rolfe espère que les réparations seront achevées d’ici la fin du mois. Il a hâte de pouvoir à nouveau naviguer. Wade-Brown bavarde encore avec Rolfe, dans sa chambre, jusqu’à onze heures du soir, puis va se coucher.

Rolfe reste seul, dans son décor de brocards. Il s’assied sur le petit lit pour délacer ses bottines. Peut-être, à ce moment, lui revient-il qu’à la fin de Le Désir et la Poursuite du Tout, Nicholas Crabbe, son alter ego, échappe in extremis à la mort . En même temps qu’il apprend qu’un éditeur offre de publier tous ses manuscrits "qui ne semblent pas avoir bénéficié du traitement entreprenant qu’ils méritent", il a la révélation de l’amour que lui porte Zilda, un "brin de féminité inculte" qui "ressemble à une fleur odorante, dans une sérénité vigoureuse." Tout est bien qui finit bien car qui donne tout gagne tout: "Les lèvres se joignirent aux lèvres, et les yeux se regardèrent dans les yeux, longuement. Les moitiés qui s’étaient trouvées mutuellement, furent jointes et fondues l’une dans l’autre, pour ne plus faire qu’un... C’est ainsi que le Désir et la Poursuite du tout furent couronnés et récompensés par l’Amour."

Le 26 octobre, la Gazette de Venise annonce dans un entrefilet que "un certain Frederick Rolfe, âgé de 53 ans, est mort subitement d’une paralysie du coeur."

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - 27 juin 1999)
En mémoire de mon père.
 

 

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