LES EXCENTRIQUES

BARON CORVO 
intro et sommaire
Baron Corvo
Venise 1908
 
Sior Rolfe
Le clochard de Venise

Je suis arrivé à Venise en août
pour y passer six semaines de vacances;
j’ai presque toujours vécu, travaillé et dormi dans ma barcheta.
Il me semble qu’en restant là,
j’allais échapper
courageusement et automatiquement
à l’automne et à l’hiver.
Ce genre de vie me convenait si bien
qu’il me semblait avoir retrouvé mes vingt-cinq ans,
enrichis seulement d’une inutile expérience
et d’une appréciable désillusion.
La joie bondissante d’une santé vigoureuse,
les possibilités souriantes et même joyeuses
de ma résistance physique,
mon appétit superbe et dévorant,
des nuits de sommeil légères, complètes et sans rêves,
qui sont le propre de la jeunesse,
tout cela,
et avec un indicible bonheur,
je l’avais arraché à la solitude
que me dispensaient le soleil et la mer.
 

 

Venise 1908

Rolfe - 1908 (all rights reserved)    
Rolfe - 1908
(all rights reserved)
   
Le professeur Dawkins et Frederick Rolfe prennent pension au quatrième étage de l’hôtel Belle Vue et de Russie. De sa fenêtre, Rolfe découvre la place Saint Marc dans toute sa splendeur. Il lui semble qu’il renaît et est bien décidé à profiter autant qu’il le peut de cette seconde jeunesse, aux frais du professeur.

Rolfe est "ce que les Vénitiens appellent appassionato per l’acqua". Dawkins a loué un "sandalo pupparin", barque plus petite qu’une gondole, et deux gondoliers, Carlo et Gildo. Très vite, Rolfe apprend à ramer comme les Vénitiens: "Il n’est pas de culture physique plus propre à vous donner l’équilibre, la force et l’allure d’un jeune Diadumène que cette façon de manoeuvrer les avirons debout (...) C’est une rude entreprise mais aucun autre exercice n’est comparable au fait de se lancer en avant, seulement appuyé sur les orteils afin de pousser la rame; après cet effort, le soir venu, quelle lassitude! J’arrivais aisément à écrire sept bonnes heures par jour. Est-il semblable félicité?".

Rolfe a enfin trouvé le décor qui lui convient. Les paysages vénitiens l’enchantent: "Imaginez un monde crépusculaire fait d’un ciel sans nuages, d’une mer sans rides, où tout est mauve, lavande héliotrope, tiède, liquide, limpide, coupé de bandes de cuivre bronzé, incrusté d’émeraudes, qui vont se fondre dans le bleu insondable d’yeux de paons rouants et fastueux, là ose lève la lune, rose comme la nacre. Au milieu d’une telle gloire, nous allions (...), silencieux et solennels, dans la barcheta noire, tandis que s’estompait le dernier écho de l’Ave Maria."

S’il semble avoir désormais renoncé à ses rêves de prêtrise, Rolfe conserve la foi et visite toutes les églises de Venise, de la plus célèbre à la plus modeste. Chaque matin, il assiste à la messe. Sa façon de prier rappelle les mantras: "Dans les églises, où il entrait pour prier, - en plein air, tandis qu’il déambulait par la ville ou ramait sur la lagune bleue, - partout où il y avait du silence et de la solitude (car, comme on s’en sera aperçu, il priait sans cesse) - il procédait selon une méthode à lui. (...) Il disait, redisait et redisait encore son incantation: Deus meus et Omnia; (...) ses yeux se fixaient, son corps devenait rigide et insensible; et sur les ailes de l’incantation permanente Deus meus et Omnia, il s’élançait là-haut, (...) planant dans une communion face à face."

Et il se baigne, plusieurs fois par jour et même la nuit: "Entre nous, je confierai tout bas que je ne me suis pas privé de me relever la nuit pour plonger silencieusement du bord et, pendant une heure, nager à la clarté de la pleine lune toute d’or, ou dans les vagues piquetées du reflet des étoiles. Grands dieux! cette lagune est céleste! (...) Seigneur, comme elle est adorable ton eau salée quand elle coule sur nos chairs!"

Cependant Dawkins s’inquiète de voir Rolfe dépenser sans compter. Aussi préfère-t-il quitter Venise pour Rome, laissant à Rolfe son appareil photo et trente livres pour payer l’hôtel jusqu’à la fin des vacances.

Mais Rolfe n’a aucune intention de rentrer en Angleterre. Il commence à devenir une figure familière de Venise. On raconte qu’un jour on l’a vu tomber à l’eau, remonter à la surface et nager, sa pipe toujours fichée entre ses lèvres, jusqu’à sa gondole comme si de rien n’était. Ses qualités de rameur lui valent d’être élu "socio ordinari" au Club Nautique Royal de Bucintoro. Sur son sandalo il arbore donc fièrement et la croix rouge de Saint George et l’étendard rouge et or du club. Le voilà donc "un Vénitien tout à fait respectable, membre du meilleur Club".

Les semaines passent. Il fait trop mauvais pour continuer de dormir sur la lagune. L’argent s’envole. Rolfe bat le rappel de ses amis au loin. A Dawkins, il réclame, le 6 octobre 1908, encore de l’argent: "Je me saigne aux quatre veines pour rassembler une véritable masse de photographies uniques." Le professeur n’est pas dupe mais lui envoie quand même 15 livres. Barnard et Taylor, les avoués à qui Rolfe a cédé ses droits littéraires, consentent à encore lui avancer 35 livres.

Rolfe écrit aussi aux Pirie-Gordon pour leur annoncer qu’il envisage de monter une boutique où il vendrait des photos aux touristes, ce qui lui permettrait de continuer d’écrire sans soucis matériels, et leur demander s’ils accepteraient de le financer. Harry lui demande de revenir en Angleterre pour parler de ce projet et lui expédie le prix du voyage, 12 livres.

Mais le mois de novembre passe et Rolfe ne rentre pas. Le propriétaire de l’hôtel, Evaristo Barbieri, fait confiance à cet Anglais si distingué qui lui parle souvent de ses propriétés en Angleterre et que l’on voit passer son temps à écrire avec un stylo énorme, soit assis sur un fauteuil d’osier dans sa gondole, une planche posée sur les genoux en guise de bureau, ou, quand il fait mauvais, dans le salon du Belle Vue jusqu’à une heure du matin. Rolfe brûle dans sa cheminée les factures que l’hôtelier lui présente.

C’est au Belle Vue, en novembre 1908, que Rolfe rencontre le chanoine Lonsdale Ragg, le chapelain de l’église anglicane de Venise; et son épouse. Madame Ragg déteste d’emblée Rolfe qu’elle considère "comme un voyou avec une touche intermittente de génie". Mais le chanoine compatit aux malheurs de Rolfe et l’aide à s’introduire dans la bonne société anglaise de Venise. Rolfe offre ses services à l’Hôpital Anglais de Lady Layard et promène les malades en convalescence sur son sandalo. Les Bragg l’invitent dans leur loge à la Fenice le 28 décembre 1908. Cette nuit-là un raz de marée et un tremblement de terre dévastent la Sicile et la Calabre. Rolfe aide à rassembler vivres et secours pour les victimes du désastre.

Pendant ce temps, les dettes s’accumulent. Rolfe doit environ cent livres à Barbieri. Barnard et Taylor, qui lui ont déjà avancé plus de 500 livres, refusent d’augmenter l’assurance-vie qu’ils ont prise sur sa vie et de lui verser une pension. Les livres de Rolfe ne leur ont toujours rien rapporté . Rolfe est d’autant plus ulcéré de ce refus que Taylor a l’audace de lui conseiller de chercher du travail.

Rolfe, qui a achevé Hubert’s Arthur, envoie le manuscrit à Harry Pirie-Gordon en lui annonçant "un livre comme ni vous ni personne n’en a jamais rêvé!". Pour punir Barnard et Taylor, et remercier Pirie-Gordon, il lui offre Hubert’s Arthur et The Weird of the Wanderer, l’autorisant à publier les deux livres sous son seul nom.

Bien décidé à aider Rolfe malgré lui, Pirie-Gordon persuade Dawkins, Benson et Barnard & Taylor d’envoyer directement à Barbieri de quoi payer en partie la pension de Rolfe. Quand il l’apprend, Rolfe est furieux. Il est certain de jouir d’un crédit illimité auprès de l’hôtelier et ce geste de Pirie-Gordon ne peut qu’y porter atteinte. Il assure donc le signor Barbieri qu’il peut renvoyer cet argent, que lui, Rolfe, n’a nul besoin de cette charité intempestive. L’hôtelier, rassuré, consent à patienter encore un peu.

Affûtant sa plume la plus acérée, Rolfe accable les imprudents donateurs de lettres vengeresses. A Benson, qu’il traite de sadique, il réclame qu’il lui renvoie ses lettres. En représailles contre Barnard & Taylor, il refuse de leur envoyer les épreuves corrigées de Don Renato et des Chants de Méléagre, et menace de "rompre définitivement." Battant le fer tant qu’il est chaud, il demande au chanoine Bragg d’accepter de défendre ses intérêts. Le chanoine accepte et, pour commencer, paie de sa poche une partie de la pension de Rolfe. "Il était très séduisant et très antipathique en même temps, expliquera le chanoine à A.J.A. Symons. Quand il s’y appliquait, la séduction l’emportait. J’eus l’impression qu’il avait du génie ou presque."

le 14 avril 1909, lassé de ce client qui ne paie jamais, Barbieri se résigne à le chasser . Emmenant son rasoir, sa brosse à dents, son stylo Waterman, "sans lequel il se refusait tout bonnement à tracer un seul trait", et son imperméable, Rolfe quitte l’hôtel Belle Vue. De nouveau sans argent ni toit, Rolfe tente de sauver les apparences. Les Vénitiens ne doivent rien savoir de sa détresse. Il passe le plus clair de son temps au Club Bucintoro et se rend à l’Hôpital Anglais pour profiter du pain beurré que Lady Layard offre à l’heure du thé. Le lundi, il assiste , parce qu’on y sert des sandwiches, aux réceptions présidées par le chef de la colonie anglaise, Horatio Brown. Le tabac lui manque; alors il fume des feuilles de thé. La nuit, il dort à bord de son pupparin.

En désespoir de cause, il envoie à Harry Pirie-Gordon une lettre menaçante: "Je suis donc maintenant simplement condamné à mourir aussi lentement, aussi publiquement, aussi tristement, par vous tous qui avez professé être de mes amis, et ne l’avez pas été. (...) Dimanche prochain j’en aurai fini avec toutes ces gentillesses. Je volerai le sandalo du Bucintoro Club comme d’habitude, et je voguerai un moment sur la lagune, ayant déployé les deux pavillons anglais, et portant sur moi le journal minutieux de ma passion, ainsi que mon passeport et un choix de ma correspondance avec vous tous, ignobles personnages, et je jouerai mon rôle jusqu’au bout. Vous m’avez rendu ridicule, vous en aurez pour votre argent."

Mais Rolfe ne met pas ses menaces de suicide et de scandale public à exécution. Les Bragg, qui s’apprêtent à rentrer en Angleterre, lui ont offert d’habiter leur appartement du Palazzo Contarini Corfu jusqu’à ce que les déménageurs viennent pour embarquer leur mobilier. Il y restera jusqu’au 8 mai, se plaignant de la saleté et des rats mais enchanté de la vue qui s’étend par delà les eaux bleues de la lagune jusqu’aux Alpes.

Pirie-Gordon lui envoie de l’argent et le supplie de rentrer en Angleterre, au moins pour y achever le livre sur Thomas Beckett qu’il a commencé avec Benson. Le chanoine Bragg offre de lui payer le nettoyage de ses habits et le retour en première classe. Rolfe repousse ces offres de secours qu’il considère maintenant comme dictées par la volonté de l’humilier publiquement.

D’une façon ou d’une autre, le 10 mai, après deux jours et deux nuits passés à errer dans Venise, Rolfe a trouvé assez d’argent pour prendre pension à la Trattoria agli Arboretti. De là, il peut à nouveau accabler ses ennemis de lettres d’insultes, où le désespoir confine à la folie. Il menace ainsi Harry Pirie-Gordon, qu’il n’appelle plus que "Mon Cher Ennemi", de publier un roman pornographique signé des initiales de Benson et frappé des armes de la famille Pirie-Gordon! Oubliant qu’il a renoncé à ses droits sur Herbert’s Arthur, il reproche à Pirie-Gordon de ne pas encore avoir réussi à vendre le roman (en fait refusé par plusieurs éditeurs) et, pire encore, d’avoir demandé à un romancier en vogue de remanier le manuscrit. Les lettres que reçoit Pirie-Gordon deviennent de plus en plus incohérentes: "Vous m’avez empêché tout ce temps de voir ma Mère; et maintenant vous allez faire de moi son meurtrier, car le scandale auquel vous me forcez la tuera en même temps que moi."

Assuré que Barnard & Taylor, Pirie-Gordon et Benson conspirent contre lui, il écrit en Angleterre en juin 1909 pour affirmer publiquement son opposition à la publication de Herbert’s Arthur, The Weird of the Wanderer, Don Renato et Les Chants de Méléagre.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - février 1999)
 

 

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