Hadrien
L’homme qui parle aux chats
Crabbe, au cours de sa marche à travers la vie, avait laissé des carcasses purulentes se tordant de part et d’autre de sa route, sabrées, déchirées, et mutilées par ses pinces féroces. Au cours de ces dernières années, il avait éprouvé un peu d’ennui devant la monotonie de semblables exercitations. Il désirait bien sincèrement un motif d’avoir bonne opinion de quelques-uns, tout au moins, de ses semblables.(...) Il lui était impossible de modifier sa propre conduite; et, si elle entraînait pour lui des souffrances, il se contentait de s’occuper de celles-là, - à quoi il était compétent.(...) Il était las de son rôle de victime, - définitivement las.
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Gwernvale 1907
Le dîner s’est achevé. Le petit homme maigre sort dans le jardin, vêtu de son
beau smoking de velours couleur taupe. Ses doigts tachés de nicotine tripotent le lourd
crucifix d’argent qui pend sur sa poitrine. Le clair de lune illumine la pelouse.
Doucement, l’homme murmure des incantations dans une langue que lui seul comprend.
Alors, de partout accourent les chats du voisinage qui viennent, ronronnants, se frotter
contre ses jambes.
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Magdalen College (all rights reserved)
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C’est à Oxford, où le docteur Hardy l’emploie comme secrétaire, que Rolfe
rencontre celui qui va être son dernier collaborateur. Harry Gordon-Pirie prolonge d’un
an ses études d’histoire et réside à Magdalen College. Il est grand, 1,80 m, athlétique,
spontané et quelque peu excentrique. Passionné par l’Italie du 15°, il a lu les Chroniques
de la Maison Borgia et souhaite rencontrer leur auteur. La richesse extravagante de sa
garde-robe, "s’étendant depuis la tenue de ville d’un cardinal anglais, en passant par le
corno d’un doge vénitien et l’uniforme d’un archer royal de la Garde du corps,
jusqu’aux tablier et breloques du dix-huitième degré de la Franc-Maçonnerie et à l’habit
parcimonieux d’un moderne chevalier templier", impressionne fort le baron déchu.
Gordon-Pirie a, outre de vagues ambitions littéraires, un grand projet: remettre à
l’honneur les vertus du Moyen-Age en fondant un ordre séculier, calqué sur celui de
Saint Jean de Jérusalem et dont les membres se consacreraient à l’étude et la sagesse
sous la protection de la Vierge Marie, de Saint Pierre et de saint George.
L’absurdité grandiose du projet enthousiasme Rolfe. Le 7 octobre 1906, Harry
Gordon-Pirie devient donc "Lieutenant de la Grande Maîtrise, Chevalier Fondateur,
Chevalier Magnat, et Prieur de Saint George, et Grand Seigneur de
la-plupart-des-autres-choses de l’Ordre Splendide de la Sanctissima Sophia et de
Dieusaitquoiencore." A Rolfe il réclame "un règlement médiéval pour son ordre de la
Sanctissima Sophia, avec des dessins pour les sceaux, les armoiries, les bannières, et des
vêtements absolument étourdissants."
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Harry Pirie-Gordon en tenue de l'ordre de la Sanctissima Sophia (all rights reserved)
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Les parents de Harry invitent son nouvel ami à passer les vacances dans leur
domaine de Gwenvarle. Le récit de ses malheurs touche la mère de Harry Gordon-Pirie.
Mis en confiance, Rolfe sait se montrer "follement intéressant et effroyablement drôle",
"le plus follement intéressant des hommes en vie". Il charme les Gordon-Pirie et leurs
amis par sa conversation brillante. Ils se prennent à l’appeler Hadrien et lui pardonnent
ses petites excentricités, comme parler aux chats les nuits de pleine lune.
Gwenvarle devient le centre provisoire de l’ordre de la Sanctissima Sophia en
attendant que Harry achète "une île ou tout autre territoire sur lequel notre Ordre pourra
exercer la suprématie nécessaire à la réalisation de son objet". Rolfe y dessine les en-tête
du papier à lettres de l’Ordre tandis que Harry élabore sa tenue de Grand-Maître et hésite
entre le violet et le blanc pour les Chevaliers. A Rolfe échoit aussi la tâche de préciser les
règles de l’Ordre. Ce rôle d’éminence grise le ravit: "Et le projet même de l’Ordre de
Sanctissima Sophia n’était ni mauvais ni sot, -pourvu qu’il fût mis en oeuvre, au début,
par un autocrate plein de sagesse. (Gordon-Pirie), abandonné à lui-même, avait l’esprit
trop fantasque: mais (chose étrange à dire) il était disposé (avec reconnaissance) à se
laisser instruire et bourrer le cerveau par Crabbe, qui, conscient de son pouvoir
personnel, préférait rester à l’arrière-plan."
Bien sûr quelques projets littéraires voient aussi le jour. Les deux amis se mettent
au travail sur deux ébauches de Harry: un roman sur la réincarnation, "The Weird of the
Wanderer", et un essai historique. Ils décident aussi d’écrire, avec "Hubert’s Arthur",
l’histoire "telle qu’elle aurait dû être, aurait pu aisément l’être et, en fait, ne l’a pas été."
Tandis que Harry Gordon-Pirie voyage à l’étranger, à la recherche d’une île à
vendre, Rolfe retourne à Oxford. Très vite, les soucis s’accumulent. Il perd en décembre
1906 le procès qu’il a imprudemment intenté au colonel Thomas. Le docteur Hardy n’a
plus de travaux à lui confier et la collaboration avec Robert Hugh Benson tarde à
démarrer. A Pâques 1907, les Gordon-Pirie lui offre de s’installer en leur absence à
Gwenvarle et d’y rester tant qu’il le souhaitera.
Mais, s’il a désormais un toit sur la tête, Rolfe n’en demeure pas moins dans une
situation précaire. "Je vis ici confortablement, écrit-il à sa mère, grâce à l’hospitalité de
mes amis, j’écris sans désemparer, mais je ne gagne pas un centime." "Hadrien VII" et
"Don Tarquinio" ne se vendent toujours pas. Taylor, l’avoué à qui Rolfe a cédé les droits
sur ses oeuvres, rechigne à lui verser de nouvelles avances. Aussi, lorsque son amitié
avec Benson prend fin avec un nouveau désastre, Rolfe, malgré les attentions de ses
hôtes, se laisse aller au désespoir: "Je suis vraiment fatigué de lutter(...) Je ne me sens
pas le courage de revivre ces vingt dernières horribles années. Le voudrais-je que je ne
le pourrais pas. Plus personne ne s’intéresse à moi. Rien ne marche. Je me laisse porter
par le courant jusqu’à ce que survienne un quelconque événement."
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Don Renato (all rights reserved)
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Rolfe démarche les éditeurs, essaie de leur placer "Les Chants de Meleagre" et les "Critiques de Livres Non-Ecrits", "vingt quatre essais, doctes, spirituels et très faciles à comprendre sur des sujets délicieux", vestiges de son amitié avec Sholto Douglas. Il promet aussi deux romans, l’un, "Don Renato", qui revient sur l’époque décrite dans "Don Tarquinio" et se veut le journal d’un prêtre attaché à la maison des Santacroce et
habitué à se baigner nu au clair de lune avec ses pages, l’autre qui s’appellera ou
"Nicholas Crabbe" ou "The One and the Many". "Si vous désiriez avoir un ou plusieurs
de mes livres, supplie-t-il, toute honte bue, j’espère vraiment que vous n’hésiteriez pas à
me les demander."
Les fins de non recevoir l’ulcèrent d’autant plus que Harry Gordon-Pirie, lui,
réussit sans peine à faire publier son essai, "Innocent Le Grand". Du coup, le Grand
Maître de l’Ordre de la Sanctissima Sophia commence à sérieusement lui déplaire: "Ce
n’était pas un freluquet méchant, mais c’était un sot fort colossal (...)(Le) traiter comme
un égal, au point de vue intellectuel, ou comme un ami digne de confiance, c’était une
simple perte de temps. Sans doute il avait certaines capacités: mais leur étendue
dépendait de la volonté et de l’habileté de celui qui tirait les ficelles. Crabbe (qui
commençait à en avoir assez du rôle de tireur de ficelles) avait laissé tranquille ce
fantoche, auquel il faisait l’honneur d’attribuer une intelligence par reflet."
La générosité du "fantoche" et de ses parents permet néanmoins à Rolfe de tenir
bon et de vivre dégagé des soucis matériels les plus pressants pendant plus d’un an. Au
début de l’année 1908, la situation semble soudain devoir s’améliorer. Un éditeur accepte
de publier et "Les Chants de Meleagre" et "Don Renato". Du coup, Taylor, rassuré sur la
solvabilité de son client, lui accorde une nouvelle avance de cent livres, en échange de
quoi Rolfe doit souscrire une assurance sur la vie en faveur de l’avoué.
Par ailleurs, il a rencontré chez les Gordon-Pirie le professeur Richard
MacGilliwray Dawkins, directeur de l’Ecole britannique d’Archéologie d’Athènes. Le
professeur est de passage en Angleterre et, invité par ses voisins et amis, il fait chez eux
la connaissance de Frederick Rolfe: "Je fus immédiatement frappé par la personnalité de
cet homme; non par son savoir qui était superficiel, ni par son histoire qui était
pittoresque, mais par sa personnalité intense et singulière; elle souleva aussitôt mon
intérêt et ma curiosité." Dawkins présente aux yeux de Rolfe deux qualités: il est érudit
et il est riche. Il lui offre donc son amitié, même si c’est en termes ambigus: "Aussi est-ce
avec beaucoup d’intérêt que j’observerai combien de temps nus continuerons à nous
entendre, vous et moi. Ne craignez rien, ce n’est pas moi qui laisserai tomber le premier
cette amitié. Quand elle prendra fin, dites-vous seulement que la malice de mes astres
m’a arraché la corde des mains. Et ne soyez pas surpris: car je ne cesse de danser sur un
volcan... si on peut appeler cela danser." Les pinces du crabe claquent, l’avertissement
est là mais le professeur n’est pas assez fin pour le comprendre.
Dawkins, qui pense avoir trouvé en Rolfe un compagnon de voyage distrayant,
l’invite à Venise pour les six semaines des vacances. "Il devait me rembourser grâce à
l’argent qu’il gagnerait avec les descriptions qu’il écrirait, raconte le professeur. J’étais
assez content de risquer un peu d’argent pour avoir le plaisir et l’intérêt de sa compagnie,
et certes je n’avais jamais espéré rentrer dans cette somme."
Rolfe est enchanté à l’idée de retourner enfin en Italie, le pays qu’il aime
au-dessus de tout. Et il n’a jamais vu Venise! Et puis il compte bien tirer de Dawkins, ce
"professeur de grec lippu", tout ce qu’il pourra en tirer, argent et connaissances: "Il
désirait vivement piller le cerveau de son compagnon, au sujet du théâtre d’Hadrien au
temple spartiate d’Artémis Orthia, en vue d’un roman sur Antinous, ce négroïde si
charmant et si touchant, que personne n’a encore jamais songé à vénérer comme
fondateur d’une religion de pur sacrifice de soi, non entachée de promesses de primes
éternelles."
Il confie le manuscrit de "The Weird of the Wanderer" à Harry avec mission de le
faire dactylographier et de le présenter aux éditeurs. Ses bagages sont vite faits: il fourre
quelques vêtements, ses énormes stylos Waterman, ses pipes et le manuscrit de "Hubert’s
Arthur" dans un grand panier à linge en osier qu’il ferme d’un simple cadenas.
En août 1908, Frederick Rolfe quitte l’Angleterre. Il n’y reviendra jamais.
A Venise, cette même année 1908, sur les marches de la Felice Vyvyan Holland
découvre le cadavre de Raymond Laurent, poète et amant de Jean Cocteau. Il vient de se
suicider à 23 ans en se tirant une balle dans la tête..