Nicholas Crabbe
Le nécromant d’Oxford
L’amitié avait fait faillite, telle qu’il lui avait été donné de l’essayer. On disait qu’il en exigeait trop. Certes, il en demandait beaucoup. Il demandait la loyauté - la loyauté qui n’exige et ne concède aucune limite au sacrifice de soi-même pour la satisfaction de l’ami. Il demandait l’honneur - l’honneur qui sait volontiers se quereller afin d’éviter la stagnation, et sait aussi volontiers faire la paix pour un repos agréable; mais qui jamais, pour n’importe quel motif, ne daigne prêter l’oreille à une seule syllabe venue d’un étranger, à l’encontre de l’ami. Et il demandait la fidélité éternelle, sans défaillance. Tu aperçois maintenant, peut-être, ce qu’il recherchait? Il recherchait son autre moitié (non point meilleure). Son coeur était grand ouvert, ses bras étendus, sa poitrine à nu, aspirant, de toutes les fibres de son corps et de son âme, brûlant d’un ardent désir de poursuivre, d’atteindre le compagnon qui devait faire, avec lui, l’Un, de s’y unir, s’y fondre, et s’y dissoudre.
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Oxford 1905
L’homme a traîné une chaise branlante à l’ombre d’un saule pleureur. Lorgnon
sur le nez, il roule des cigarettes de son mélange favori tout en observant les étudiants qui
se baignent nus dans la rivière. A un de ses doigts, brille une grosse pierre taillée en
biseau, une bague qu’il porte pour se défendre au cas où les jésuites enverraient quelque
assassin contre lui. Il lui suffirait alors d’un revers de main pour lacérer le visage de son
agresseur, faire couler le sang. D’autres bagues pendent, retenues à son cou par une
chaînette. Décidément, l’ambiance d’Oxford convient à Nicholas Crabbe. Il l’appelle la
"Cité de l’Eternelle Jeunesse" et savoure chaque instant qu’il y passe: "Tout ce qui n’est
pas vivant est gris et ancien, collèges gracieux, jardins et rivière ensoleillée. Tout y est
musique, antienne et chant. Connaissez-vous cette qualité de voix que j’appelle la basse
d’une vierge? Cette basse réservée et pleine de réticence d’un garçon de vingt ans qui,
un jour encore, ne connaîtra pas de femme. Je l’ai entendue mardi dernier et en ai
éprouvé une nouvelle émotion."
Nicholas Crabbe est la nouvelle personnalité que s’est choisi Rolfe. Le crabe
montre au monde des pinces effrayantes, une carapace dure comme la pierre mais "Sous
sa carapace, en effet, ton crabe est aussi mou que du beurre, et n’est qu’une masse
labyrinthique de nerfs les plus sensibles." Crabbe, l’homme blessé, meurtri, pourrait
vivre et travailler en paix à Oxford. Mais qu’il s’appelle Corvo, Rose ou Crabbe,
Frederick Rolfe reste, à quarante cinq ans, aussi pauvre que solitaire, toujours à l’affût de
l’aubaine qui lui permettra enfin de mener une existence digne de lui.
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R.H. Benson (all rights reserved)
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En février 1905, il reçoit une première lettre d’un admirateur dont la
fréquentation et l’amitié lui semblent riches de promesses. Par bien des points, Robert
Hugh Benson ressemble à Rolfe. Comme lui, il s’est converti au catholicisme; comme
lui, il est romancier; comme lui il est homosexuel. Mais là où Rolfe a échoué, Benson a
réussi. Le tirage de ses livres en fait un auteur à succès. Après l’avoir ordonné prêtre,
l’Eglise compte faire de lui un évêque.
Leurs relations sont basées dès le départ sur un malentendu. Né en 1871, Benson
est le fils de l’archevêque de Canterbury et sa conversion a fait scandale. Mais il vient
d’une famille riche, cultivée et influente. Un de ses frères, Arthur; est professeur à
Oxford et a reçu mission d’éditer les lettres de la reine Victoria. Un autre, Edmond, écrit
des romans à succès. Il peut donc difficilement comprendre la misère de Rolfe. Quand il
lui écrit "Vous m’avez appris entre autres choses, la valeur de la solitude.", Rolfe ne
peut s’empêcher de répondre: "Puis-je dire que l’expérience m’a enseigné le mal
effroyable qu’elle peut causer quand elle nous est imposée."
Rolfe découvre que Benson s’intéresse aux sciences occultes, à l’hypnose, la
nécromancie et à l’astrologie. Aussitôt il fait le thème astral de son correspondant et lui
découvre un tempérament querelleur qui ressemble fort au sien. Les lettres deviennent
vite quotidiennes. Très vite, Rolfe exerce sur le prêtre esthète un ascendant que les amis
de Benson voient d’un mauvais oeil. Vyvyan Holland, le fils d’Oscar Wilde, alors
étudiant à Oxford, se souvient: "J’eus quelque temps la joie de voir intimement le Père
Benson, et ce qui m’a le plus frappé fut l’influence qu’exerçait sur lui un mystérieux Mr.
Rolfe (...) A cette époque, le Père Benson était plongé dans toutes les questions qui
avaient trait à la magie, à la nécromancie, au spiritisme et consacrait une grosse partie de
son temps à étudier les ouvrages qui en parlaient. il avait été fort impressionné des
horoscopes tirés par Rolfe et considérait que si Rolfe était exactement informé du lieu et
de la date de naissance d’un individu quelconque, il était en mesure de lui tracer une
ligne de conduite valable pour toute sa vie, il pouvait par exemple lui apprendre quand il
serait sage, pour lui, de partir en voyage ou d’investir ses capitaux."
Rolfe subjugue Benson qui croit pour de bon que son nouvel ami "en sait plus sur
l’astrologie qu’aucun autre homme de son temps". Il lui dit posséder plusieurs et très
rares manuscrits ésotériques datant du Moyen Age et lui explique par quelles prières et
quels rituels provoquer l’apparition des spectres. Benson tente l’expérience et voit
effectivement apparaître le fantôme d’un Chevalier Blanc. Son ami, Vyvyan Holland,
demeure sceptique: "Je pense qu’à l’époque, le Père Benson s’était enfoncé trop avant
dans le mysticisme; je fus frappé de sa nervosité. Sans le moindre doute, il croyait avoir
vu le cavalier et il était convaincu de la sincérité et de la véracité de la transcription de
Rolfe."
L’amitié entre Rolfe et Benson se développe si vite qu’en avril 1905, ils voyagent
à travers la campagne anglaise, allant d’auberge en auberge, avec pour tout bagage
chacun une chemise, une brosse à dents et un bréviaire.
Benson assure Rolfe qu’il n’a plus de souci à se faire, qu’il ne retournera jamais
à l’asile et ne dormira plus à la belle étoile. Et il lui offre, en mai 1906, d’écrire un livre
ensemble. L’occasion est trop belle pour la laisser passer. Le nom de Benson sur la
couverture d’un livre garantit des ventes que le baron Corvo ne peut même pas espérer.
En outre sa position et son prestige au sein de la communauté catholique lui permettront
d’intervenir en faveur de Rolfe le persécuté. Mieux encore, Rolfe se persuade qu’une fois
nommé évêque, le premier geste de Benson sera de l’ordonner enfin prêtre!
Exalté par cette vision d’un avenir radieux, Rolfe refuse d’accepter la moitié des
bénéfices que lui propose Benson, et affirme haut et fort que le tiers lui suffira.
Plus tard, quand, inévitablement, l’amitié se sera changée en haine, Rolfe tracera
de Benson un portrait cruel: "Le révérend Bobugo Bonsen était un prêtraillon d’une
éloquence bégayante, possédant les façons cambridgiennes d’une colombe de Vaughan,
le visage du Chapelier Fou dans Alice au Pays des Merveilles, et la silhouette d’un
Etonien qui néglige, comme un insensé, de se donner aucun mal au sujet de son temple
du Saint Esprit, mais porte des faux-cols en papier et un chapeau de paille alpin noir (...)
Si vous hésitiez un instant à accomplir les courbettes acceptables - si, haletant devant
son audace, vous manifestiez la moindre répugnance à tourner en honte, à insulter et à
renier votre véritable Créateur, ce prêtre se mettait à vous y forcer, avec une cruauté
sauvage."
Benson lui rendra la pareille en le décrivant sous les traits de Chris Dell dans
"The Sentimentalist"
Mais à l’été de 1906, aucun nuage n’assombrit encore l’horizon et Benson
propose à Rolfe qu’ils rédigent une vie de Thomas Beckett "à la manière de Don
Tarquinio", c’est à dire comme s’ils reprenaient l’oeuvre d’un chroniqueur contemporain
des faits.
Certain qu’il est de gagner le procès intenté contre le colonel Thomas, Rolfe
commet l’imprudence d’inviter Benson à y assister. Mal lui en prend. Non seulement il
est condamné, le 17 décembre 1906, mais surtout les défenseurs du colonel ne manquent
pas de rappeler le fort curieux passé de Frederick Rolfe. Il peut toujours arguer qu’il a
perdu "en raison de la prodigieuse imbécillité de ses avoués, qui le représentèrent
comme un simple "nègre" dont le premier venu pouvait piller impunément le cerveau et
omirent d’exiger la production devant le tribunal des documents énonçant et confirmant
les conditions du contrat." , et décrire son nouvel avatar, Nicholas Crabbe, acceptant
stoïquement ce revers: "Pourtant, grâce à sa carapace cémentée il ne trahit aucun signe
extérieur de sa profonde déception. Le procès avait tellement traîné en longueur, qu’il
l’assommait - il y avait perdu tout intérêt.", en fait, le coup est rude. D’autant plus que
les révélations faites à l’audience semblent avoir quelque peu refroidi le bel
enthousiasme de Benson. Rolfe lui apparaît tout à coup comme beaucoup moins
fréquentable.
Leur collaboration ne démarre vraiment qu’en août. Mais Benson n’a plus la
même foi dans son ami: "Vous m’avez dit une fois que l’intrigue était votre point faible.
Il y a là une certaine vérité. Ce que vous pouvez faire (Seigneur vous le pouvez!) est de
bâtir une situation quand vous en possédez les éléments. Vous êtes portraitiste, non
paysagiste." Le prêtre se charge donc de l’intrigue, laissant le soin du travail de
documentation et l’écriture de certains chapitres à Rolfe.
Tout semble aller pour le mieux lorsque la crise éclate. Son frère Arthur et
certains prêtres ont mis Benson en garde: accoler son nom à celui de Rolfe le réprouvé
pourrait nuire à sa réputation. En outre, son éditeur rechigne à publier un ouvrage de
collaboration qui se vendra moins bien que s’il était signé du seul nom de Benson.
Le prêtre romancier demande donc à Rolfe de renoncer à signer le livre. "J’en
suis resté pantois, écrit Rolfe. Je ne m’y attendais en aucune manière. Je n’ai rien fait
pour le mériter, et suis incapable de l’expliquer sans faire appel à une hypothèse que je
me refuse à admettre. Les prêtres catholiques, vis-à-vis de moi et plusieurs fois déjà, se
sont comportés exactement de la même manière; et je crois que leur idée était de me
briser, coeur, âme et corps. Ils n’y ont pas réussi; et je ne les laisserai pas faire; Tout
plutôt que cela. Mais l’effet de la conduite de Benson est tel que j’en éprouve une
inconcevable épouvante; ma vieille rancoeur et mon dégoût du clergé remontent et
l’emportent sur moi. Que me feront-ils si je me laisse aller à leur merci? Je ne sais pas,
mais j’ai peur de tout, d’autant plus que cette fois le coup vient de celui que je
considérais comme mon véritable ami, celui à qui j’ai confié tous mes secrets."
Devant les protestations de son collaborateur, Benson offre alors de lui
abandonner le livre. Il sait parfaitement que Rolfe n’a aucune chance de faire publier
l’ouvrage sous son seul nom. Mais il veut lui laisser l’initiative de la rupture: "Du simple
point de vue affaire ce serait grandement avantageux pour moi de ne pas travailler du
tout avec lui. C’est ainsi, entre autres raisons, que je lui ai offert d’avoir le livre pour lui
tout seul, s’il tient à me l’enlever des mains. Pour la première fois, je commence
réellement à me demander s’il a une vraie sympathie pour moi. Je ne vois pas comment
suspicion et amitié. (...) Rolfe se fait totalement illusion s’il pense qu’on l’observe, ou
qu’on veut lui créer des embûches. Il est proprement inexistant aux yeux des catholiques.
Il est certain que ceux qui le connaissent se méfient mais ils préfèrent l’ignorer. C’est de
sa part se croire le centre du monde d’imaginer qu’ils pensent à lui."
Réellement blessé par cette trahison, Rolfe coupe les ponts avec Benson, qui
garde en otages les chapitres déjà écrits de "Thomas Becket".
"De cet incident, écrit-il à propos de Nicholas Crabbe, date une détérioration
marquée de son caractère, un certain affaiblissement de sa sincérité. Il avait permis au
rusé Bonsen de pénétrer à l’intérieur de sa carapace, et de jouer toutes sortes de tours à
la douceur qu’elle renfermait."