LES EXCENTRIQUES

BARON CORVO 
intro et sommaire
Baron Corvo
Hampstead 1903
 
George Arthur Rose
Ecrivain à gages et pape


J’ai reçu hier soir votre lamentable lettre...
Lamentable en raison des maudites hérésies qu’elle contient.
Par exemple: vous dites que vous me connaissez maintenant!
Vous ne me connaissez pas. Personne ne me connaît.
Je ne me connais pas moi-même; je suis ce que je suis,
mais à tel moment entièrement concentré sur ceci, à tel autre concentré sur cela. Vous me connaissez?
Anathema sint!
Et outre: que je suis satisfait de mon livre sur les Borgia.
Je ne le suis pas. Il aurait pu être trois fois meilleur.
Il lui manque la reproduction de 78 médailles,
un voyage à Rome, Milan, Ferrare et deux ans.
Ce n’est qu’une pauvre chose affamée et prétentieuse.
Anathema sint!
Et outre: que je suis un sybarite vautré dans le luxe.
J’ai horreur des fraises et ne tiens pas spécialement aux asperges.
Je me flatte d’être soigné mais ma délicatesse ne goûte que ce qui est petit et simple.
La nourriture non plus que les vêtements ne me soucient.
Je préfère omelettes, légumes verts et robe de chambre
à l’opulence splendide et sans naturel.
Je supplie les dieux de me donner un ciel clément,
des livres, des pierres précieuses, des bains, cinq esclaves
et mon âme toute nue.
Mais les fraises et les asperges forcées..
Anathema sint!

 

 

Hampstead 1903

Autoportrait (all rights reserved)    
La mansarde, basse de plafond, fait à peine 3,50 de côté. Il y a là un lit de camp, un petit miroir, un porte-serviettes, trois paires de haltères, une paire de bottines, un flacon d’eucalyptus et son vaporisateur. L’homme examine l’image que lui renvoie le petit miroir: "C’est un de tes mauvais jours, mon ami. Tu parais largement ton âge, avec douze ans de plus. Reprends du poil de la bête, espèce de laideron! Tout laid que tu sois, tu n’es ni vulgaire, ni banal. Redresse-toi, ouvre les yeux et ressaisis-toi!"

Peut-être est-ce lors d’un de ces "mauvais jours" que le baron Corvo reçoit la première lettre de Sholto Douglas. Le jeune homme - il a 28 ans - a beaucoup aimé In His Own Image et écrit à son auteur pour lui demander un renseignement à propos d’une légende italienne. Corvo répond aimablement mais en italien. Douglas, qui est fort cultivé, se pique au jeu et rédige la lettre suivante en français. Tant bien que mal, Corvo parvient à lui répondre en latin. Douglas passe alors au grec qu’il écrit couramment.

Or Corvo n’admire rien tant que l’érudition et vient de se mettre à l’étude du grec. Sa curiosité est éveillée: il veut tout savoir de son correspondant. Sholto Douglas est précepteur et écossais, doté d’un humour certain. Il affirme adorer les petites filles, les jouets mécaniques et le cricket mais ne faire preuve d’aucune excentricité. Corvo lui explique prudemment qu’il a été l’objet de certaines attaques par le passé. Douglas ne veut y voir que de basses calomnies. Au fil de leur correspondance Rolfe découvre avec délice que Sholto éprouve la même attirance pour les jeunes garçons que lui. Rassuré, il propose une rencontre. Douglas hésite puis accepte.

Un peu surpris de découvrir que celui qu’il appelait "mon cher garçon" et se représentait comme un homme d’une vingtaine d’années, jeune, pâle, aux longs cheveux et aux grands yeux, a en fait largement dépassé la quarantaine, porte le cheveu ras et d’épais verres de myope, Douglas n’en est pas moins vite à l’aise. A la demande du baron Corvo il sort même de ses tiroirs quelques textes inachevés.

Le baron, qui se verrait volontiers dans le rôle du mentor guidant son jeune protégé sur le chemin de la gloire littéraire, offre sa collaboration. Sholto Douglas ne croit pas avoir le moindre talent: "Il y a quatre jours que j’écris avec une laborieuse assiduité. A ma grande satisfaction je me suis prouvé à moi-même que je ne peux pas écrire." Mais il accepte la proposition de Corvo parce que, comme lui, il aime l’étude et les recherches, et que l’excentricité radicale de Corvo ravit son sens de l’humour.

Les deux hommes se mettent au travail. Trois projets sont en chantier: d’abord celui, digne de Borges, de faire la critique de livres qui n’ont jamais été écrits, comme Des moeurs et peuples de l’Amérique par Tacite, Eloge funèbre de Jeanne d’Arc par Cicéron ou Les dépêches de la guerre en Afrique du Sud par Machiavel. Le second, à peine moins farfelu, est une histoire satirique et sensationnelle du règne des trente derniers empereurs romains. Le troisième consiste en une traduction de Méléagre.

Armé de ses stylos gigantesques, Corvo corrige les manuscrits de Douglas et parvient à caser quelques uns des Reviews of unwritten books à la Monthly Review, qui en commence la publication en février 1903. Le jeune homme est enchanté: "De mes absurdités vous avez fait une oeuvre littéraire, grâce à votre talent merveilleux et distingué." D’autant plus enchanté qu’il croit que son ami, généreux, lui reverse la totalité des sommes payées par l’éditeur, alors que Rolfe en conserve la moitié sans rien dire.

L’enthousiasme de Douglas ne résiste pas à sa lucidité. L’histoire des Césars lui semble vouée à l’échec. "Vous-même, écrit-il à Corvo, ne pouvez rien en sortir. C’est une telle perte de temps."

Reste Méléagre que Corvo "traduit" avec l’aide du manuscrit de Douglas et d’un gros dictionnaire. Les choses se gâtent. Douglas a trop conscience de sa propre incapacité à créer pour ne pas respecter la création d’autrui. Les textes que lui envoient Corvo le font tour à tour hurler et pleurer de rage: "Non, non, non. Nous nous sommes proposés de traduire Méléagre. Je me refuse à accepter des plagiats à la Rolfe., en disant qu’ils viennent de Méléagre."

L’incident marque la fin de leur collaboration et de leur amitié. Mais, bizarrement, Corvo n’accablera pas Douglas de sarcasmes et de reproches. Sans doute parce qu’il a découvert que celui-ci n’est pas catholique. Impossible donc de lui trouver un rôle dans le grand complot des papistes contre Frederick Rolfe baron Corvo!

Cependant l’argent fait toujours cruellement défaut. Son père étant mort en 1902 Rolfe, malgré ses difficultés personnelles, s’efforce de venir en aide à sa mère et sa soeur, vendant même à des amis deux pianos de l’entreprise familiale. Mais il doit 160 livres à sa logeuse, madame Griffiths, et ose à peine sortir tant ses habits sont usés.

Sa colère vis à vis des éditeurs se renforce chaque jour un peu plus. Il est tellement fâché des conditions où ont été publiés In his own image et les Chroniques de la maison des Borgia qu’il décide de ne plus utiliser le pseudonyme de baron Corvo.

Lorsque John Lane publie enfin la traduction du Rubâiyât d’Omar Khayyam en janvier 1903, Rolfe croit un instant que la fortune est à portée de main. Plein d’enthousiasme, il écrit à Scott, son agent aux Etats-Unis, pour lui expliquer sa méthode de traduction, dont il est presque aussi fier que de son procédé de photographie en couleurs: "Le Philistin goûte un peu d’évidente obscurité. Ne vous laissez pas abuser au premier coup d’oeil. J’ai inventé un nouvel ensemble de mots anglais qui traduisent le persan, via le grec, en suivant une règle philologique très stricte si bien qu’en voyant ces mots une étincelle jaillit dans le cerveau. N’importe qui peut comprendre le mot Hybristick."

Hélas, l’ "évidente obscurité" rebute les lecteurs: le livre ne se vend pas. Et, aux Etats-Unis, Temple Scott échoue à lui trouver un éditeur.

Rolfe ressort la monumentale généalogie des Borgia que l’éditeur avait refusé d’inclure dans le livre (elle ne comporte pas moins de 193 noms, soit 120 de plus que dans les généalogies ordinaires) pour essayer de trouver un mécène qui veuille bien lui avancer 1000 livres pour compiler et éditer tous les documents relatifs aux Borgia, et d’obtenir une aide du Royal Litterary Trust, qui aide les écrivains nécessiteux. Mais il joint à ses lettres aux membres du Trust des prospectus pour la fabrique de pianos Rolfe & fils, ce qui les indispose contre lui. En décembre 1903, le directeur de la Monthly Review à qui il demande une augmentation réplique en cessant de publier les Reviews of unwritten books.

Rolfe est fatigué. Il lui semble que sa vie n’est qu’une longue agonie, inutilement et cruellement prolongée par l’aide modeste, trop modeste, que lui apportent tous ces gens qui se prétendent bien intentionnés et se disent ses amis alors qu’ils ne font que l’humilier et l’abaisser un peu plus, le maintenir dans la cage de sa pauvreté. Rolfe ne demande pas la charité.

Il lui faut de l’argent, beaucoup d’argent, un capital de mille livres au moins: "Avec le capital, je pourrais me débarrasser de ces misérables embarras, aller dormir pendant un mois, près d’une mer ensoleillée, arracher mon âme à ses horribles cauchemars; reprendre ensuite mon travail avec vigueur, en sachant que je possède quelque chose derrière moi, que je n’ai pas à me priver d’une longue promenade quand j’en éprouve le besoin, parce que je dois épargner le cuir de mes chaussures."

Aussi, en octobre 1903, accepte-t-il avec empressement la "proposition louche" que lui fait "un colonel de milice obèse au teint cramoisi, à la moustache noire en brosse et à la langue galloise" de lui servir de nègre . Le colonel Owen Thomas, conseiller auprès des administrateurs de la Rhodésie, lui offre 25 livres pour mettre en forme et rédiger un rapport sur l’agriculture en Rhodésie (qu’on lui a payé 500 livres) et en tirer un livre publiable.

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La couverture de "Hadrien VII"
dessinée par Frederick Rolfe.
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Perspectives agricoles et pastorales en Afrique du Sud paraît en juin1904, un peu avant le roman auquel Rolfe travaille depuis quatre ans, Hadrien VII. Bizarrement, dans ses lettres, Rolfe affecte de mépriser ce livre qu’il prétend avoir écrit pour "intéresser le public des bibliothèques et faire de l’argent." En fait, cette histoire le touche de très près. Hadrien VII raconte comment un pauvre écrivain catholique, George Arthur Rose, empêché d’accéder à la prêtrise par la fourberie de ses ennemis, devient le premier pape anglais de l’Histoire. Se nourrissant de carottes crues et d’oeufs pochés, buvant du vin ordinaire, Hadrien VII entreprend aussitôt de réformer la Papauté, renonçant officiellement à tout pouvoir temporel, vendant les trésors du Vatican et distribuant l’argent aux pauvres. Condamnant le socialisme, il décide d’un partage du monde valable jusqu’au 31 décembre de l’an 2000: l’Europe est divisée entre l’Allemagne et l’Italie; les Etats Unis annexent l’Amérique du Sud; le Japon, la Sibérie; l’Angleterre inclut parmi ses dominions le reste du monde.

Plus que les considérations géopolitiques (encore que certaines soient remarquablement justes. Rolfe annonce ainsi la révolution en Russie, ce à quoi Karl Marx ne croyait pas, et le massacre de la famille impériale), il faut retenir de ce roman l’extraordinaire et bouleversant portrait que Rolfe trace de lui-même sous les traits de Rose ( D’ailleurs le roman est signé Fr. Rolfe et dédié "A ma mère").

Rongé par l’échec, le ressentiment et a misère, Rolfe réinvente sa vie entière, se présente comme un ascète et un jouisseur, un artiste et un prêtre, un érudit et un esthète, un solitaire et un cynique. Mais sous ce masque brillant, la chair est à vif et Rolfe livre, à travers ses rêves et ses espoirs, son orgueil et ses mensonges, la vérité de son âme: "J’ai peur de tous les hommes, connus et inconnus; et j’ai une terreur violente des femmes. (...) J’ai peur d’eux, peur; et je veux les éviter et les écarter de moi. C’est pourquoi je prends cette pose. Et c’est pourquoi aussi je fournis une image qu’ils puissent adorer, aimer, ou détester, selon qu’elle plaît, déplaît, en frappe d’effroi; et ils l’ont généralement en horreur. Tout le temps, pendant qu’ils manifestent leurs sentiments, je suis là en spectateur, comme un enfant devant un guignol."

Le livre est aussi l’occasion d’un règlement de comptes avec les catholiques. Tous les prêtres que Fr. Rolfe a rencontrés et affrontés y sont décrits et ridiculisés sous des pseudonymes transparents. A ses ennemis, il proclame: Rolfe a tant souffert entre vos mains que vous lui devez, oui, vous lui devez la Papauté! Mais il n’est même pas prêtre! A qui la faute? Mais derrière la haine affichée, derrière la paranoïa, se cache autre chose, de plus complexe et troublant: "Tous ces gens sont catholiques, écrit Rolfe à son frère, et je n’en ai jamais rencontré un qui soit honnête (...) C’est horrible, n’est-ce pas? Et pourtant si je n’étais pas catholique, je ne serais plus rien du tout. Jr ne peux pas l’expliquer. C’est étrange, et par conséquent, vrai."

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le château Sant'Angelo
près duquel est assassiné Hadrien VII.
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Rolfe se refuse une fin heureuse. Hadrien VII finit devant le château Sant’Angelo sous la balle d’un assassin auquel il pardonne publiquement (autre prémonition). Et le livre s’achève sur quelques phrases désenchantées: "Le monde sanglota, soupira, s’essuya la bouche; et éprouva un soulagement extrême (...).
Le collège des Cardinaux fit de lui un résumé suivant la brillante épigramme de Tacite: Capax imperii nisi imperasset. Il eût été un souverain idéal s’il n’avait point régné.
Les gens religieux dirent qu’ils étaient un être incompréhensible. Et l’homme qui conduisait son automobile dit que l’allure avait certainement été un peu rapide.
Priez pour le repos de Son âme. Il était tellement fatigué!"

L’éditeur de Hadrien VII, Chatto & Windus, promet à Rolfe un shilling par livre vendu à partir du six centième exemplaire. Mais, malgré de bonnes critiques, les ventes du livre, publié en juillet 1904, sont pratiquement inexistantes.

Rolfe envoie son nouveau manuscrit, Nicholas Crabbe, à John Lane. C’est un choix pour le moins curieux, car Crabbe est un nouvel avatar de Rolfe et le roman raconte comment, confronté au milieu littéraire londonien, Nicholas Crabbe comprend "la nécessité de se montrer égoïste pour protéger son individualité". John Lane, Richard Grants, Temple Scott et d’autres personnalités de l’édition y sont tous représentés comme de franches canailles. Crabbe s’endette pour aider un ami, un double idéal, malade et pauvre. Sa générosité n’est pas récompensée. Sitôt guéri, l’ami l’abandonne et Crabbe se retrouve "seul et nu - tout seul avec le Seul."

John Lane refuse évidemment de publier le livre. Les autres éditeurs qui reçoivent le manuscrit réagissent avec la même colère à ce qu’ils jugent être une provocation et une diffamation. Rolfe se brouille aussi, tant qu’il y est, avec le colonel Owen Thomas qu’il accuse de le priver de son juste dû.

L’avoué qu’il consulte, Churton Taylor, est dépassé, débordé par ce personnage étrange qui se dit baron italien, victime d’un complot catholique, et qui sort de sa serviette des liasses de documents, des manuscrits, et même la généalogie des Borgia pour appuyer ses dires. Etourdi par l’éloquence rolfienne, l’avoué accepte non seulement de réclamer à Thomas 999 livres 9 shillings 6 pence pour le travail accompli et 2000 livres supplémentaires au prétexte que le colonel se serait engagé à vendre le manuscrit de l’histoire des Borgia, mais aussi de défendre son client à crédit et même de lui verser une pension jusqu’au jour du verdict!

De son propre chef, Rolfe lui offre en garantie les droits de Hadrien VII, ainsi que de divers ouvrages non publiés et pour certains encore moins écrits.

Délivré grâce au naïf avoué des soucis matériels, Rolfe peut reprendre la plume. "Voici la preuve, écrit-il à son frère, de ce que je ne cesse d’affirmer en hurlant: si je suis en position pour écrire avec mes aises, avec tout ce que réclame un manuscrit pour être correct (belle écriture, beau papier, reliure en toile forte blanche ornée de splendides dessins noir et blanc tracés de ma propre main! si je peux ainsi présenter un manuscrit d’allure somptueuse, je n’y manque jamais. Et je tiens que la seule manière de réussir est de continuer dans cette voie, sans relâche, jusqu’à ce que devant l’accumulation de ma production, les éditeurs en viennent à me demander des livres."

Don Tarquinio, a Kataleptic Phantasmatic Romance paraît à la fin de l’année 1905. Rolfe y raconte une journée de la vie d’un jeune noble romain, Tarquinio Santacroce, journée au cours de laquelle et après moultes péripéties il obtient la levée par le pape Alexandre VI Borgia de l’excommunication qui condamnait sa famille à l’exil. L’histoire est romanesque, le style brillant, le vocabulaire extravagant, et Rolfe y laisse libre cours à son amour de l’Italie et de la Renaissance. Il rêve tout éveillé et les "phantasmes cataleptiques" qu’il transcrit sont les siens: des visions de pages aux visages de "beau diable blanc", aux cheveux qui brillent "comme de la soie", de rameurs à la peau pareille "à un champ de blé mûr", et d’un pape "glorieux et doré".

Alors il oublie la mansarde de Hampstead, décorée de ses photos et ses dessins médiocres, d’images de dieux et de martyrs, de joueurs de rugby et d’acteurs, il oublie les huissiers qui frappent à la porte, il oublie les ennemis qu’il recherche et les amis qu’il chasse. Pour quelques heures, dans les volutes de son tabac d’Orient, le baron Corvo est ailleurs, loin dans l’espace et le temps, dans univers où enfin il trouve sa place, heureux.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - février 1999)
 

 

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