LES EXCENTRIQUES

BARON CORVO 
intro et sommaire
Baron Corvo
Londres 1901

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
Frederick, baron Corvo
Biographe des Borgia


Gisant là,
comme si j’étais mort,
accroché à mon crucifix
et à mon chapelet
et à la miniature de mes morts,
les yeux clos, je me vis tel que j’étais,
arraché à ma route,
ma carrière brisée, bloquée, arrêtée,
- comme il vous plaira -
détourné de mon unique ambition,
totalement inutile.
On enviait ma liberté,
le bonheur, la santé, la puissance
qui s’étaient ironiquement substitués
au but que je poursuivais.

 

 

Londres 1901

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La Reine Victoria, la "Divine Victoria", est morte . La replète Impératrice a disparu avec le siècle, comme a disparu la jeunesse du petit homme à barbiche et moustache rousses, qui, en chaussettes violettes et imperméable usé, passe ses journées dans la bibliothèque du British Museum. Rolfe a dilapidée ses jeunes années de ville en ville, de combines en machinations. A quarante ans, il n’a ni amis, ni bonne réputation, et encore moins de ceinture dorée. Il ne survit plus que pour écrire et doit écrire pour survivre.

Le 27 septembre 1898, paraît, sous la signature de Frederick, baron Corvo, Histoires que Toto m’a contées. Toto est un jeune paysan italien, "une splendide et sauvage créature des Abruzzes" qui fait partie de la troupe de jeunes garçons au service d’un Anglais excentrique, peintre, photographe et littérateur, qui se dit prêtre et baron, connaît le latin et le grec, a peur des orages et des lézards. Le baron traite en serviteurs les jeunes garçons qui lui servent de modèles et dont il admire tant les membres allongés, les formes souples et la peau pâle comme la nacre. Les histoires que Toto raconte au baron sont celles des saints et des saintes d’Italie. Paganisme et catholicisme, panthéisme et monothéisme, s’y mélangent allègrement. La foi de Rolfe y apparaît aussi joyeuse que sincère, pure que naïve.

Rolfe a vendu les droits de ces contes, pour seulement dix livres, à John Lane, le propriétaire du "Yellow Book", revue littéraire et artistique d’avant-garde. Autodidacte (c’est un ancien employé de bureau dans une compagnie de chemin de fer) John Lane a la réputation d’exploiter ses auteurs. Le baron Corvo lui propose néanmoins d’écrire une nouvelle série des contes de Toto et lui demande s’il peut lui trouver une place de lecteur ou de rédacteur au "Yellow Book".

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Mais quand Rolfe se retrouve sur le pavé de Londres en février 1899, le "Yellow Book" n’existe plus et Lane ne lui a jamais répondu à propos des nouveaux contes pourtant écrits et envoyés. Lorsque l’écrivain et son éditeur se retrouvent pour la première fois face à face, Lane apparaît à Rolfe comme "un gros coq pansu et court sur pattes, soigneusement vêtu et qui aurait tété de la mauvaise bière." L’éditeur est, lui, intrigué par le contraste entre les vêtements loqueteux de l’écrivain et sa froideur orgueilleuse. Cette première entrevue s’achève par la remise à Rolfe d’un souverain en aumône. Il pense bien un instant jeter la pièce dans le caniveau mais se ravise.

Après réflexion, Lane s’engage à publier le plus vite possible les nouveaux contes de Toto mais en offre seulement vingt livres au lieu des sept cents réclamées.

Avec en poche une avance de dix livres (dont Lane a déduit le souverain offert à leur première rencontre!), Corvo fait la tournée des directeurs littéraires et des éditeurs. Son mystère, ses manières hautaines en imposent autant aux beaux esprits de Londres qu’aux bonniches de Holywell. Comme, malgré ses vêtements élimés, il montre des ongles et des chaussettes propres, on l’invite aux thés du samedi, où il divertit l’auditoire avec ses descriptions de Rome et le récit des persécutions que lui font subir les catholiques. Cependant on ne le trouve guère sympathique, trop orgueilleux, trop inquiétant. "Je suis intelligent, écrit-il, je suis charmant mais je ne peux me faire des amis ou les garder parce que je n’ai pas les moyens de me montrer amical."

Après avoir dormi dans les asiles de nuit et sur les quais de la Tamise, il trouve enfin un refuge en septembre 1899. Une fois encore, c’est un de ces catholiques détestés qui lui porte secours! Edward Slaughter, un jeune avoué, dont Frederick Rolfe avait été le précepteur, lui obtient une chambre dans la pension de famille où il loge, 69 Broadhurst Gardens.

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La chambre est sous les toits, mais au moins il y a un toit. Au dessus de la cheminée, Rolfe tend une feuille de papier d’emballage et y punaises des photos, des cartes postales, des images découpées dans les magasines, qui toutes représentent des jeunes garçons nus. Home sweet home.

Il reste à trouver de quoi vivre. Lane refuse de le l’envoyer un an tous frais payés en Italie ou en Perse pour en ramener photos et récits de voyage. Tant pis. Cela ne coûtait rien d’essayer. Rolfe se tourne vers un autre éditeur, plus jeune et entreprenant. Grant Richards a lu et admiré les Histoires que Toto m’a contées, et commande au baron Corvo une histoire des Borgia. Le contrat est signé en novembre 1899: l’auteur touchera une livre par semaine, pendant sept mois, puis cédera tous ses droits contre dix livres à la première édition, et vingt cinq à la seconde. Grant Richards n’est pas plus généreux que Lane.

Rolfe se met aussitôt au travail. Son maigre pécule est vite dépensé en achats indispensables: une lampe à huile, du papier, des buvards, un stylo, "le plus gros Waterman Idéal du monde, d’une contenance énorme", des encres de couleur. Pour ce qui est de la nourriture, il se contente d’un repas par jour, fait principalement d’avoine et d’oranges.

Il passe ses journées au British Museum à prendre des notes, et, de retour dans sa chambre, les yeux abrités par une visière verte, consacre ses nuits à l’arbre généalogique des Borgia qu’il reconstitue sur quarante feuilles de papier quadrillé, chacune de soixante centimètres sur soixante, étalées sur le plancher et marquées des armoiries des Borgia.

Le baron a l’habitude de vivre à la dure et ce travail, au moins, lui permet de s’abstraire de ce monde moderne qu’il hait et de se plonger dans sa chère Italie de la Renaissance, "du temps où le monde - la poussière qui est la chair humaine - était plus jeune et plus frais de cinq siècles; où la couleur était plus éclatante; la lumière aveuglante; la vertu et le vice portés aux extrêmes; la passion ardente et primitive; la vie violente; la jeunesse intense et suprême; et la respectable médiocrité brumeuse et sentencieuse, sénile et débile, dépourvue de toute importance quelle qu’elle fût."

Mais "vivre avec une livre par semaine, tout en travaillant aussi intensément, est une tâche très difficile" et le baron a beau réclamer, Grant Richards refuse de lui accorder un shilling de plus. Heureusement, le baron se découvre au moins deux amis. Edward Slaughter l’aide de son mieux, lui prête un peu d’argent. Temple Scott, le directeur littéraire de Richards, passé chez Lane, vient le voir chaque samedi et lui apporte "douze paquets de tabac, différents, qu’il me désignait et qu’il mélangeait pour faire ses cigarettes. Il aimait, disait-il, avoir en fumant, douze émotions différentes." Il l’invite aussi, presque tous les soirs, à dîner chez lui . Là le baron Corvo déploie son talent de conteur et les enfants de la maison l’écoutent "avec les yeux grands ouverts de la foi."

C’est Temple Scott qui insiste auprès de Lane pour qu’il commande à Rolfe la traduction, d’après la version française, du Rubaiyat. L’éditeur offre vingt cinq livres si le manuscrit est remis en mai. Rolfe accepte sans rechigner ce surcroît de travail et livre sa version des quatrains du poète persan dans les délais.

En août, le manuscrit de l’histoire des Borgia est achevé et Grant Richards cesse de payer la livre hebdomadaire. De nouveau sans ressources, Rolfe devient nerveux. Pour ne rien arranger, Grant Richards a soumis le manuscrit à un lecteur. Lorsque Rolfe reçoit le rapport de lecture et les corrections suggérées, il explose: "Je m’étais appliqué à mettre au point une méthode et un style littéraires. Je pense que vous le savez. Je pense que vous m’avez donné à faire ce travail, parce que vous aimiez mes oeuvres précédentes, aussi me paraît-il tout à fait ahurissant que vous soyez maintenant de l’opinion de votre Lecteur, à savoir que le style est "négligé", "gauche", l’orthographe "incorrecte", en un mot, la réalisation mauvaise."

Les relations se tendent aussi avec Lane. Les nouveaux contes de Toto paraissent le 5 mars 1901, dix huit mois après leur envoi à l’éditeur! Un des collaborateurs de Lane a demandé à Corvo d’en atténuer le climat qu’il juge excessivement pédérastique. Le baron devient rouge de colère. C’est une accusation "tout à fait gratuite", explose-t-il, qui ne peut venir que d’une "imagination effroyablement dépravée": "Ecoutez-moi bien. Je ne ferai ni ne tolérerai la moindre modification." Il ne décolère pas non plus qu’on ait préféré au titre qu’il avait choisi, A Sensational Atomist, celui de In his own image, qu’il juge racoleur et blasphématoire.

Et la traduction du Rubaiyat annoncé pour l’été 1900 est toujours dans les cartons de l’éditeur.

Blessé de voir son histoire des Borgia livrée "au jugement d’un homme aussi nettement incompétent", Corvo traîne les pieds pour corriger son manuscrit et annonce qu’il refusera que le livre soit publié sous son nom: "Soyez donc assez bon pour inventer un homme de paille, John Brown, ou James Black, ou Saint Georges Gerry par exemple." Pensant tenir ainsi Grant Richards à sa merci, Corvo passe alors au chantage: il ne laissera "accoler" le nom de Frederick, baron Corvo aux Chroniques de la Maison des Borgia que contre deux cent soixante treize livres. Ou alors qu’on lui rende ses droits et le laisse aller placer son livre ailleurs.

Grant Richards refuse tout net. Sentant la partie perdue, Corvo essaie de reconquérir la faveur de son éditeur. Tendre la main au baron Corvo est toujours un geste risqué. Au tour du malheureux Edward Slaughter d’en faire l’amère expérience. Froidement, Corvo le sacrifie à ses intérêts, en fait un bouc émissaire. C’est Slaughter, ce "pieux imposteur", ce "catholique romain, stupide et malhonnête," qui, espérant spéculer sur le talent de Corvo, lui a conseillé ces manoeuvres sournoises. Mais c’est fini; le baron reprend ses affaires en main. "Voulez-vous, écrit-il à Richards, aussi trouver ici l’avis de ma rupture finale avec la bande Slaughter et , en général, avec les catholiques romains. La Foi est confortable, mais ceux qui la professent sont parfaitement intolérables. En dix sept ans (...) je n’ai jamais connu un catholique romain qui ne fût un singe empressé, un snob perfide, un calomniateur, un oppresseur ou un menteur; je vais maintenant me passer d’eux."

Il va sans dire que Slaughter n’en peut mais. Grant Richards choisit d’ailleurs d’ignorer désormais et les serments de fidélité et les récriminations de son auteur. Les Chroniques de la Maison des Borgia sont publiées, sans corrections et sous le nom de Frederick, baron Corvo, en octobre 1901.

L’éditeur continue de recevoir, sans y répondre, des lettres de plus en plus venimeuses. Corvo enrage de voir son nom sur la couverture du livre mais se plaint aussi de n’avoir pas reçu les exemplaires qu’il est d’usage de réserver à l’auteur. La dernière de ces missives est ainsi signée: "Je doute que vous ne vous soyez jamais fait un ennemi aussi impitoyable et acharné que votre serviteur obéissant, Frederick William Rolfe."

Qu’il est donc charmant, l’art de se faire des ennemis.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - février 1999)
 

 

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