LES EXCENTRIQUES

BARON CORVO 
intro et sommaire
Baron Corvo
Holywell 1897

agrandir l'image

 

 

 
Fr. AUSTIN
Le corbeau de Holywell


Pourtant je n'en déduis nullement avoir, en quoi que ce soit, atteint le but
que je m'étais proposé.
JAMAIS JE NE L'ATTEINDRAI,
car le but ne cesse de s'élever. (...)
La difficulté,
pour un misérable être humain de mon espèce,
est de se détacher entièrement de soi.
Un hypnotiseur m'a dit une fois qu'il ne pouvait parvenir à m'hypnotiser;
et je suis sorti de l'état cataleptique où il m'avait fait tomber
par la seule force de mon égoïsme. (...)
Dernièrement, j'ai senti que j'allais hurler ou éclater.
Je suis entré dans une violente colère,
j'ai vomi des injures à propos de ce qui ne devait être que de petits ennuis,
j'ai accablé ceux qui m'entouraient sous un torrent de grossières insultes. (...)
C'est le Mr Hyde qui fait surface.

 

 

HOLYWELL 1897

Cela fait deux ans que Fr. Austin est arrivé à Holywell. Il travaille toujours à peindre les bannières qu'il a offertes à l'église de la ville. Le Père Beauclerk vient observer l'avancement des travaux. Sans doute lui arrive-t-il de risquer une critique car Fr. Austin lui répond avec une humilité aussi surprenante que fausse: quot;Les visages? Oui. Ils ne sont que l'ombre de ce que j'ai vu. Et je ne parviens pas à atteindre la réalité, en raison de ma hâte, du respect humain et de mes soucis. (...)Mais je prendrai soin de ne pas vous montrer à nouveau de vilains et horribles visages. Je vais m'y attacher et prier jusqu'à ce qu'ils soient corrects.quot;

Rolfe joue un nouveau rôle, celui de l'artiste créant sous la protection de son mécène. A défaut d'avoir eu le bonheur de vivre dans la Rome ou la Florence de la Renaissance, il se contente de Holywell. Et le Père Beauclerk lui tient lieu d'un Borgia ou d'un Médicis. Il se met en frais de séduction et cherche à éblouir le Jésuite par la multiplicité de ses talents. Non content d'écrire, de dessiner, de peindre, Fr. Austin compose aussi de la musique, religieuse bien sûr. Il se propose d'offrir à son protecteur une litanie. quot;C'est, lui écrit-il, un duo pour basse et ténor avec choeur, fait pour être accompagné par les cordes. Il existe un magnifique instrument, le théorbe, qui, s'il la jouait, vous ferait pâlir de joie. Ce serait ravissant joué, dans une procession avec six petites harpes.quot;

Malheureusement, le Père Beauclerk ne se sent pas l'étoffe d'un Jules II et, malgré l'estime qu'il lui porte, ne reconnaît sans doute pas Michel Ange sous les vêtements tachés de peinture du sinistre et décharné Fr. Austin. Aussi, quand un beau matin, au début le l'année 1897, Rolfe débarque au presbytère et lui réclame cent livres pour le prix de son travail, le prêtre tombe des nues. Il rappelle au peintre leur arrangement: en échange des bannières, il s'était engagé à quot;le faire vivre, logement et nourriture, et lui fournir tous les matériauxquot;. Rien de plus.

Rolfe n'agit pas sur un coup de tête. La chapelle de Sainte Winifred est prospère et la Compagnie de Jésus est riche. Il a préparé sa manoeuvre et cherché des alliés. A son ami et partenaire, John Holden, il annonce en se frottant les mains qu'ils vont pouvoir quitter Holywell par le train, et en première classe, encore! Il suffit que Holden veuille bien se quot;souvenirquot; des engagements pris par le Père Beauclerk. Holden proteste: quot;Je ne l'ai jamais entendu dire qu'il vous paierait un centime pour vos bannières. j'ai toujours compris qu'il vous trouvait du travail en attendant que vous ayez rétabli vos affaires.quot;

La réaction de Corvo est immédiate et brutale. Qui n'est pas avec lui est contre lui. Son visage reste de marbre, sa voix se fait encore plus froide. Il congédie sans autre forme de procès celui que , la veille encore, il appelait Giovannino: quot;Certaines choses vous appartiennent ici. Je vous serais obligé de m'en débarrasser en même temps que vous me débarrasserez de votre personne.quot;

Et puisque le Père Beauclerk a jeté le masque, Rolfe va se faire le plaisir de châtier ce quot;prêtre écervelé et dégénéréquot; qui ressemble à quot;une femme plate et chlorotiquequot; et qui prétend le voler de son dû. Ce n'est donc plus cent livres qu'il réclame mais mille: quot;J'ai compté les personnages que j'avais peints; j'en ai trouvé cent. Je les ai facturés à dix livres par tête. (...) Vous voudrez bien considérer que si j'avais mis les multiples avantages que je possède au service des barbares hérétiques, j'aurais déjà amassé des trésors immenses.quot; Une fois de plus, par l'entremise d'un des ses prêtres, l'Eglise bafoue la bonté et la générosité de Rolfe!

Le Jésuite compte et recompte les fameuses bannières: quot;Il devait y avoir dix bannières peintes; chacune d'elles portait un personnage; mais il avait exécuté une bannière plus grande, sur laquelle figurait une foule, à l'arrière-plan, et les têtes étaient à peu près de la taille d'un dé!quot;. Il tente de raisonner Fr. Austin, dix livres pour des visages de la taille d'un dé! mais se heurte à un mur de bonne foi offensée. Les hommes de loi entrent en jeu. L'avoué du Père Beauclerk propose un arrangement à celui de Rolfe: quarante livres pour son client et dix pour lui-même. Rolfe accepte sans faire plus d'embarras.

Dans quot;Hadrien VIIquot; l'affaire s'achève évidemment à la confusion du quot;prêtre scélératquot;: quot;Au bout d'un mois, le curé s'effondra soudainement; plaidant la pauvreté, il offrit comme honoraires, une somme de cinquante livres. (Rolfe) l'accepta puisqu'il l'avait promis et la remit aussitôt à une oeuvre du diocèse; car ayant gagné sur le point litigieux (honoraires et non charité) il tenait à se montrer désintéressé.quot; Corvo réorganise les événements de sa vie selon la logique propre. L'écriture lui permet de créer un monde parallèle, un monde plus juste, plus beau, plus harmonieux, où son talent est reconnu, où il accepte sa pauvreté au lieu de la subie et où le séminariste raté qu'il est reçoit la visite d'une délégation de cardinaux venus lui présenter les excuses de l'Eglise et lui offrir la couronne de Saint Pierre.

En attendant, ne pouvant plus compter sur les subsides du Père Beauclerk, il se fait engager, au printemps 1897, par le journal local, le Holywell Record, dont les propriétaires, Frank W. Hochheimer et son épouse, lui confient imprudemment la direction. Là sa personnalité se fragmente un peu plus. Sous le nom de John Blount ou John Donovan ou May Chester ou encore Corvo, il règle ses comptes à grands coups d'articles fielleux et quot;cultive l'art charmant de se faire des ennemisquot;.

Sa cible principale est bien sûr le Père Beauclerk mais il n'en néglige pas pour autant de quot;chatouillerquot; de sa satire tous ceux qui ont eu le malheur d'encourir son déplaisir. Giovannino voit ses confidences trahies, sa vie privée, celle de sa tante, étalées à longueur de colonnes. Ils adressent à Rolfe une lettre indignée. Corvo, le Corbeau, choisit sa plume la plus venimeuse et répond: quot;Chère Madame Richardson, arrangez-vous par tous les moyens pour que votre neveu continue à m'envoyer des lettres de menaces. (...) Littérairement parlant, vous m'êtes fort utiles. A ce propos, vous ne m'avez toujours pas renvoyé mes vêtements. Sincèrement vôtre, Fr. Austin.quot; John Holden ,avant de quitter Holywell, cherche en vain Rolfe pour lui casser la gueule.

Les attaques se multiplient contre les uns et les autres. La vie à Holywell devient un véritable enfer. De nombreux lecteurs menacent de ne plus acheter le Holywell Record si continuent les campagnes de calomnies. Un boycott s'organise. Les ventes du journal baissent chaque semaine, s'effondrent. Madame Hohcheimer en pleure de chagrin et déclare que ni elle, ni son mari, n'ont plus un moment de bon depuis que Rolfe s'est installé chez eux.

Rolfe réclame du Père Beauclerk de venir bénir les bureaux du journal. Le refus, prévisible, du prêtre lui donne de quoi alimenter la fournaise de son ressentiment: quot;Vous m'avez anéanti physiquement, par vingt et un mois d'esclavage et de misère, lui écrit-il en janvier 1898; mentalement par la destruction de ma foi en l'humanité; spirituellement par le refus des sacrements que vous m'avez refusés pendant huit mois.quot;

Rolfe accable de lettres sarcastiques le prêtre, qui se garde bien de répondre; multiplie contre lui les plaintes qu'il signe tantôt de son nom, tantôt de celui de Hochheimer; rédige de longs rapports accusateurs qu'il envoie à l'évêque du diocèse et même au Général des Jésuites à Rome!

En juin 1898, Hochheimer retire à Fr. Austin, la direction du Holywell Record. L'attitude de son collaborateur, qu'il juge manifestement dément, l'effraie tant qu'il demande de l'aide au père Beauclerk: quot;Il a refusé de se nourrir depuis mercredi matin, dans la seule intention, je crois, de se rendre malade, de créer un incident, un scandale, procédé que je désapprouve formellement. (...) J'aimerais vous demander qu'à titre de pasteur vous veniez le voir...quot;

Quand en novembre 1898, le Père Beauclerk, que ses supérieurs, inquiets des effets du scandale sur la bonne renommée de la source miraculeuse de Sainte Winifred, le quot;Lourdes du Pays de Gallesquot;, ont nommé aumônier militaire à Malte, quitte Holywell, Rolfe exulte! Il a chassé son ennemi! quot;Qu'est-il advenu de ce mauvais prêtre? Comme nous l'avions prévu, il a consommé sa propre ruine. Il a persisté dans sa carrière criminelle jusqu'à ce que son Evêque ait mis à nu son jeu. Il fut alors cassé et disparut... Maison de santé ou quelque chose d'approchant.quot;

Il n'en continuera pas moins à persécuter le Père Beauclerk. il a tant besoins d'ennemis. En 1903 encore, il adjure le prêtre: quot;J'ai été atrocement étonné et atrocement peiné de constater qu'en cinq ans vous ne m'avez pas apporté de réparation valable. C'est horrible de penser que même de temps en temps, vous n'avez jamais manifesté votre repentir. Etes-vous donc si bien à l'abri de la folie et de la mort que vous puissiez vous permettre de ne pas expier vos mauvaises actions?quot;

Hochheimer a réagi trop tard. En treize mois, Rolfe a ruiné le journal qui fait faillite et disparaît. Frederick baron Corvo n'en conçoit nul remords; il quitte à grand fracas la maison des Hochheimer. Couvert du manteau des martyrs qu'il aime tant, satisfait d'avoir terrassé les fantoches qu'il a lui-même dressés sur sa route, il peut reprendre son bâton de catholique vagabond et annoncer fièrement en janvier 1899:
quot;Mon adresse sera désormais à la maison des pauvres à Holywellquot;.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - février 1999)
 

 

CORVO - sommaireTABLEAU PRECEDENT...REMONTER...TABLEAU SUIVANT...

 
Les Excentriques > Baron Corvo > Holywell 1897