LES EXCENTRIQUES

BARON CORVO 
intro et sommaire
Baron Corvo
Holywell 1895

 
Fr. AUSTIN
Le peintre de Holywell


Tout au long des années amères de sa lutte pour l'existence,
il s'était reconnu comme étant un lutteur.
En tant que lutteur,
il s'était attendu à recevoir des coups
en retour de ceux qu'il assenait.
Et, tout compte fait,
la lutte n'avait pas été pour lui une source de douleur sans mélange.
En particulier, il avait eu plaisir à savoir
qu'il combattait scrupuleusement des ennemis dénués de scrupules,
qu'il luttait pour une cause perdue d'avance,
qu'il combattait contre un poids un million de fois supérieur au sien,
qu'il se battait tout le temps, poings nus contre des champions armés.
C'était cette conscience
- la conscience d'avoir lutté, non pas comme un héros,
mais comme ont lutté des héros -
qui, seule, l'avait soutenu.

 

 

HOLYWELL 1895

  Source Winifred (all rights reserved)
 
Source Winifred (all rights reserved)
   
  Sainte Winifred (all rights reserved)
 
Sainte Winifred (all rights reserved)
Lorsque Fr. Austin se présente à la porte du Révérend Père Sidney de Vere Beauclerk. Jésuite établi à Holywell, le Père Beauclerk a en charge le sanctuaire de la source miraculeuse de sainte Winifred, centre d'un important pélerinage au Moyen-Age et une des "sept merveilles du pays de Galles". Austin n'a ni bagages, ni vêtements de rechange. Il se dit artiste peintre. Ses habits élimés et tachés témoignent de ses vagabondages. Il est de taille plus petite que la moyenne, a des jambes arquées mais la pratique de la natation et d'autres sports lui a donné des épaules larges. L'âge commence à le marquer: il perd ses cheveux et porte des verres épais.

Le Père Beauclerk prête une oreille compatissante aux malheurs de son visiteur. Alors qu'il voyageait dans le pays de Galles, Fr. Austin a demandé aux moines de Pantasaph de pouvoir faire retraite parmi eux et s'est offert, en échange du gîte et du couvert, pour nettoyer le grand crucifix de bronze qui fait leur fierté. Apprenant que Fr. Austin entendait utiliser un mystérieux produit de sa propre fabrication, dont il avait découvert le secret dans quelque grimoire médiéval, les benêts de moines se ravisèrent et le chassèrent au prétexte qu'on l'avait surpris lisant un roman profane en lieu et place d'un ouvrage pieux!

Fr. Austin propose au Jésuite de peindre dix bannières de saints pour sa chapelle. Emu par la malchance qui paraît accabler l'infortuné, le Père Beauclerk accepte et lui offre de le loger et le nourrir pour la durée de son travail. Il lui achète pinceaux, huiles et couleurs, et aussi un costume neuf, et de temps à autre une bouteille de chartreuse.

Fr. Austin prend donc chambre dans une pension de famille où vivent quelques vieilles dévotes. Là, son allure solennelle de "prêtre regagnant la sacristie après avoir entendu la messe, sa morgue, son visage impénétrable, terrorisent les servantes et en imposent aux autres pensionnaires.

On le trouve mystérieux, on essaie d'en savoir plus. Il se laisse arracher quelques aveux, précisant "Ceci est absolument entre nous, vous le comprenez!". Non, Austin n'est pas son véritable nom. Il porte en réalité celui de baron Corvo et descend d'une grande famille italienne. Il doit se cacher sous un nom d'emprunt à cause de ses nombreux ennemis, sa famille d'abord, qui n'accepte pas sa conversion au catholicisme d'une part, mais aussi le haut clergé catholique qui lui refuse l'accès à la prêtrise.

Parfois même, sans doute pour pratiquer "l'art aimable de répondre aux nigauds conformément à leurs folies", le baron Corvo laisse entendre qu'il est le filleul de Guillaume II; l'empereur d'Allemagne.

On a mis à la disposition du mystérieux baron une salle classe désaffectée en guise d'atelier et un jeune garçon du village pour nettoyer ses pinceaux et mélanger ses couleurs. Il s'est baigné le visage dans la source miraculeuse et le Père Beauclerk a béni ses pinceaux. Il peut donc commencer à peindre.

Il fume beaucoup. Le neveu de sa logeuse, John Holden, qu'il affecte d'appeler Giovanni, lui achète une boîte de 115 grammes de tabac fort tous les deux jours. Le baron recueille soigneusement le tabac de ses mégots dans une jarre. Pour se détendre il va à la piscine. Giovanni l'accompagne et se tient sur le bord "en hurlant pour le diriger et lui dire quand le moment de tourner était venu." Sans lunettes, le baron est presque aveugle.

Chaque mois, avant de commencer une nouvelle bannière, un nouveau portrait de saint, il va chercher l'inspiration à Rhyl ou à Manchester. Là, après le luxe d'un bain turc et d'un déjeuner au restaurant, il se promène quelques heures dans les rues, sur la plage, avant de se mettre à la recherche de quelque "amour de hasard". Ainsi ragaillardi, il peut rentrer à Holywell et se remettre au travail sur son "Saint Pierre en rouge écarlate" ou son "Saint Grégoire pourpre".

John Holden, gravement malade, est venu passer sa convalescence à Holywell. Il juge d'abord Corvo antipathique et complètement fou. Puis, comme la compagnie de sa tante et de ses pensionnaires dévotes l'ennuie, il prend l'habitude de passer ses soirées avec le baron. Petit à petit, les deux hommes se lient d'amitié. Holden reconnaîtra plus tard: " La vie est plutôt terne en hiver, à Holywell; auprès de Corvo, elle ne l'a jamais été."

Amitié orageuse, cependant, car le jeune homme est vif, intelligent, colérique et peu respectueux. Et le baron se plaît à le provoquer, à l'asticoter. Les querelles sont donc nombreuses: "La maîtrise de Corvo quand il était en rage, était mon désespoir,. Il était blême, ses propos étaient des plus venimeux, mais il n'élevait jamais la voix et ses paroles étaient même plus étudiées. Je lui ai cassé une fois un maillet sur la tête. Pas un muscle de son visage ne broncha et il ne dit pas un mot; j'aurais voulu l'assommer."

Corvo a l'habitude, chaque fois qu'il est contrarié, et il l'est souvent, de bombarder le jeune Holden de lettres assassines qu'il fait porter par une des servantes de la pension. Un jour celui-ci n'y tient plus et réplique du tac au tac. A sa grande surprise, Corvo le convoque dans sa chambre: "Il se pavanait ma lettre à la main. Son accueil fut des plus cordiaux. Il bourra ma pipe et me versa un verre de chartreuse (...) Il lut ma lettre tout haut, en gloussant de joie à chaque fois qu'il en arrivait aux passages les plus odieux. (...) En arrivant à la fin de la lettre, il dit: "C'est splendide, Giovannino. Moi-même je n'aurais pas mieux réussi! " Il était vraiment enchanté. Nous passâmes ensemble une joyeuse soirée."

Car le baron a un passe-temps fort curieux: la polémique épistolaire. "Je ne l'ai jamais vu, se souvient John Holden, plus heureux que lorsqu'il avait à répondre à une lettre désagréable. Avant de s'asseoir, je le voyais glousser et pétiller de gaieté pendant un bon moment. - Allons-y, disait-il enfin, je vais chatouiller ce monsieur avec ma satire... Je cultive l'art charmant de me faire des ennemis. Il est nécessaire d'avoir un ami, mais il est plus nécessaire d'avoir un ennemi. Un ennemi vous tient en alerte."

Et Corvo sait qu'il lui faut être à chaque instant sur ses gardes. Le monde entier a juré sa perte. Tous s'acharnent contre lui. Il lui est donc nécessaire de se faire le plus d'ennemis possible. Frapper avant d'être frappé, là est le secret de la survie. Le corbeau qu'il se veut dispose d'armes redoutables: son bec et ses ergots.

Mais la manie épistolaire du baron, qui fait "qu'il ne disait jamais un mot s'il avait la possibilité de l'écrire", cache encore autre chose. Pour Corvo toute lettre, fut-elle adressée à un éditeur ou un savetier, un ami ou un ennemi, fut-elle importante ou insignifiante, a une vertu primordiale: "C'est de la littérature, Giovanni, c'est de la littérature."

Entre la photographie et la peinture, le baron Corvo a choisi. Il sera écrivain. Chaque lettre est un exercice. Il y affûte sa plume. Le directeur du "Yellow Book" a accepté de publier une de ses nouvelles. "C'est un départ.", se réjouit Corvo qui propose à Holden de s'associer. Ils écriront ensemble et partageront ce qu'ils gagneront.

Holden voit là un moyen divertissant de passer le temps et de tromper son ennui. Il accepte donc. Durant la semaine, les deux hommes jettent notes, idées, phrases sur de grandes feuilles de papier épinglées aux murs de l'atelier. Le samedi soir, ils révisent leur travail, le corrigent, le mettent au propre.

Si le baron juge que la nouvelle ou le conte ainsi fabriqué a des chances d'être publié, il le signe du nom de Corvo. S'il lui semble devoir être refusé, il en laisse la paternité à son ami.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - février 1999)
 

 

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