LES EXCENTRIQUES

BARON CORVO 
intro et sommaire
Baron Corvo
Aberdeen 1893

 
ABERDEEN 1893
Frederick William Rolfe, le photographe d'Aberdeen.


Il est convenu que c'est toujours l'oisiveté ou l'ivrognerie,
ou la paillardise, ou le luxe
qui est la causa causans de la scélératesse et de la pauvreté.
(...)On ne se prend jamais à songer qu'il puisse y avoir d'autres causes,
que des hommes de talent
deviennent des roués, ou des scélérats, ou des meurt-de-faim,
par manque d'occasion de vivre convenablement et proprement.
Voyez François Villon, Christopher Marlowe,
Sir Richard Steele et Leo di Giovanni, et quantité d'autres.
Or, j'étais résolument décidé
à ce que vous ne puissiez jamais dire pareille chose de moi.
Simplement
pour vous priver de cette excuse
par laquelle vous auriez pu vous blanchir
de n'avoir pas fait votre devoir envers votre prochain
- simplement
pour vous priver de la possibilité
de me classer parmi cette lie qui est l'oeuvre de votre négligence -
j'ai fait ma cour à la disette
et c'est tout juste si je ne suis pas mort de faim.

 

 

ABERDEEN 1893

Corvo (all rights reserved)  
Corvo (all rights reserved)
 
L'homme qui frappe aux portes des riches familles catholiques d'Aberdeen ne paie pas de mine. Maigre, le visage creusé par la faim, il garde, malgré ses habits usés et ses souliers éculés, une certaine dignité, presque ecclésiastique. Il ne mendie pas. Un homme de son caractère et de sa qualité - son père ne possède-t-il pas de nombreuses terres, tant en Angleterre qu'à l'étranger, et notamment en Italie - ne s'abaisse pas à demander la charité. Non, il cherche un commanditaire, un mécène qui l'aiderait à développer un des nombreux procédés photographiques dont il est l'inventeur.

Battant le pavé de Londres, sans travail ni argent, Rolfe décide de partir tenter sa chance dans le Nord. Au printemps 1892, il décroche une place de précepteur dans une famille de l'aristocratie écossaise. Installé à Seaton Old House, à Aberdeen, Rolfe mène aussitôt grand train, se fait promener à travers la ville en calèche, traite ses amis dans les meilleurs restaurants. Les Seaton trouvent sans doute le nouveau précepteur trop voyant ou trop arrogant, un mauvais exemple pour leur fils. Toujours est-il qu'ils le congédient et lui interdisent de jamais remettre les pieds chez eux.

Recueilli un temps par un prêtre d'Aberdeen, Rolfe prend en octobre 1892 pension chez un couple de commerçants de Skene Street, que ses grands airs et son régime végétarien impressionnent tant qu'ils consentent à lui faire crédit.

Reprenant le nom de baron Corvo, Rolfe prospecte la bourgeoisie et l'aristocratie catholiques: "Je présentai invention sur invention, projet sur projet, travail sur travail, à un capitaliste après l'autre (...) J'ai fouillé toute la machine ronde pour trouver un mécène (...) A cette époque j'ignorais totalement qu'il y eut des milliers de gens qui vivent de sollicitations de ce genre, et que la plupart n'ont, en réalité, rien qui mérite d'être patronné, alors que les autres sont des originaux. (...) J'étais fort honteux de demander de l'aide pour rendre mon invention profitable; mais j'étais parfaitement honnête, voire généreux; j'offrais toujours une participation aux profits, toujours."

Pauvre baron! Personne ne semble croire ni en son honnêteté, ni à sa générosité. on le prend pour un fou ou un escroc et on se débarrasse de lui avec une aumône.

Qu'en est-il de ces projets, de ces inventions qui doivent assurer la fortune des généreux donateurs? Rolfe affirme avoir mis au point un procédé de photographie en couleurs, un autre de photographie sous-marine, un autre utilisant le magnésium et permettant de réaliser des instantanés sans le besoin de la lumière du jour. L'incrédulité de son public l'enrage: "Le blanc, c'est un mélange de toutes les couleurs; et le noir, c'est l'absence de toutes les couleurs. Le gris, donc, ce doit être certaines couleurs, de telle ou telle qualité, en telle ou telle quantité, suivant la noirceur ou la transparence du gris. (...) Alors comprenez donc que toutes les couleurs sont cachées dans le noir, le blanc, et les gris du négatif. (...) Tout le monde veut photographier en couleurs; alors on colorie le dos des pellicules, et on fait l'imbécile avec des négatifs triplement colorié. Il n'y a qu'un homme au monde qui sache que la couleur est déjà là, emmagasinée dans le négatif noir, blanc et gris; et que le négatif ordinaire, noir, blanc et gris, cédera ses couleurs emmagasinées à qui en possède la clef." Cet homme, c'est évidemment Frederick, baron Corvo, et avec un peu d'argent...

Il sollicite donc un prêt de l'évêque d'Aberdeen, Hugh Macdonald, et s'offusque de ne recevoir qu'une misérable livre: "Monseigneur, je regrette d'avoir commis une erreur , quant aux fonds dont dispose Votre Grandeur, mais il m'avait été dit qu'une somme de 4600 livres avait été laissée par testament au clergé de la capitale pour secourir les catholiques pauvres." L'évêque répond: "Cher Mr. Rolfe (...) Puisse le Seigneur vous venir en aide dans vos difficultés, car je n'ai aucune foi dans la photographie sous-marine."

Certain de son bon droit, Rolfe trouve une explication subtile à ces déconvenues: "Un individu émacié, timide, aux vêtements élimés, au visage de prêtre, comme moi, ne pouvait espérer gagner la confiance des gens qui étaient abordés chaque jour par des chapardeurs plausibles et magnifiques. Mes requêtes étaient trop timides, trop modestes."

Cependant, en novembre 1892, le baron Corvo écrit à Messieurs Wilson, photographes à Aberdeen. S'ils avaient la bonté de lui confier du travail, il y trouverait "l'occasion de se perfectionner dans l'art photographique". D'abord réticents, les frères Wilson, devant l'insistance du baron, finissent par accepter. Rolfe leur en gardera une rancune tenace: "J'ai mené une vie d'esclave comme photographe professionnel, à confectionner, (d'après des estampes française), une série de négatifs pour vues de projection de la Terre sainte, vues tirées, disaient les annonces, "d'après des négatifs originaux."

Rolfe mène cette "vie d'esclave" pendant trois mois. Lorsque M. Wilson lui apprend que désormais sa firme se passera de ses services, rémunérés 12 shillings et 6 pence la semaine, le baron, superbe, lui propose "d'investir un petit capital, disons 1000 livres, si vous voulez, dans votre maison et de m'assurer ainsi un emploi sûr et agréable, conforme à mes capacités." G.W. Wilson & Co refusant son offre, pourtant "honnête et généreuse", Corvo les menace d'un procès pour rupture de contrat mais ne trouve nul homme de loi qui veuille se charger de son affaire.

Faisant flèche de tout bois, il a repris ses pinceaux et propose diverses toiles d'inspiration religieuse aux riches familles catholiques. Nouvel échec. En désespoir de cause, il finit par s'adresser au Lord Maire d'Aberdeen: "Je me risque, monsieur le Maire, à vous proposer d'en faire l'acquisition pour le mariage royal car elles sont l'oeuvre d'un artiste qui s'est fixé à Aberdeen, ville si exquisement favorable à son travail."

En août 1893, le logeur du baron Corvo perd patience. Jurant mais un peu tard qu'on ne l'y reprendrait plus, il passe par profits et pertes les 38 livres que lui doit son locataire et décide de lui donner son congé. Plus vite dit que fait. Le baron refuse de même quitter son lit. Avec l'aide d'un ami, le logeur le jette littéralement à la rue. Le malheureux Rolfe, en pyjamas, a beau s'accrocher aux barreaux du lit, à la rampe de l'escalier, il se retrouve sur le trottoir, "à la grande stupéfaction des passants". Avant de claquer la porte, on lui jette ses vêtements à la figure. Il se résigne enfin, s'habille et s'en va dans les rues de cette ville "si exquisement favorable à son travail".

De nouveau, Rolfe dépend pour sa survie de ce clergé catholique qu'il méprise tant. L'évêque d'Aberdeen lui donne asile pour la nuit. De septembre à novembre, l'Association pour l'Amélioration du sort des pauvres d'Aberdeen lui consent quelques subsides , avant de juger son cas "désespéré" et de le renvoyer à la rue. Dans l'espoir d'être recueilli dans un asile, Rolfe essaie de se faire déclarer officiellement fou. On lui refuse même cela.

Une porte cependant s'ouvre pour lui, celle du chef du Labour party écossais. Henry Hide Champion se prend de sympathie pour ce bizarre vagabond, en sandales et appareil photo en bandoulière, et lui offre d'abord à dîner puis l'engage comme secrétaire. Convaincu par Rolfe, Champion essaie de placer le fameux procédé de photographie en couleurs. En vain.

En février 1894, Henry Hide Champion s'embarque pour l'Australie. Après deux ans de misère en Ecosse, Rolfe se retrouve à Londres, pauvre comme avant, grelottant de froid dans son costume d'été, le seul qui lui reste.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - février 1999)
 

 

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