LES EXCENTRIQUES

BARON CORVO 
intro et sommaire
Baron Corvo
Christchurch 1891


 

 

 
FREDERICK BARON CORVO
LA COQUELUCHE DE CHRISTCHURCH


J'avoue que ce nom,
associé à mes façons autoritaires, à ma diction pédante,
à mes habitudes austères et (dirai-je) exclusives,
était susceptible d'être interprété de travers
par les butors vils, grossiers, à demi analphabètes et sans culture
parmi lesquels je vivais.
C'est un exemple de l'Eidola Fori,
de cet étrange pouvoir des mots et des formules sur l'esprit.
Je crois qu'on croyait véritablement,
de quelque façon vague,
que j'étais un souverain en exil, ou quelque ânerie de ce genre.
Je crois que je m'en rendais compte
et que j'en riais intérieurement.
Mais je faisais de mon mieux pour détromper les sots quant à leur sottise.
Cela a aggravé les choses.
Etant eux-mêmes des menteurs,
ils ne pouvaient concevoir un homme disant la vérité à son propre détriment.
Voyez-vous, je parlais beaucoup.
J'ai passé par bien des épreuves, et j'en parlais librement.
Cela amusait et instruisait;
et j'aime à amuser et à instruire.

 

 

CHRISTCHURCH 1891

  Christchurch (all rights reserved)
 
Christchurch (all rights reserved)
Christchurch est une jolie petite ville sur la côte du Dorset, dans le Hampshire, près de Bornemouth. Les artistes y viennent en été profiter du bord de mer et de la tranquillité. En cette année 1891, on y croise un homme d'une trentaine d'années, mince, glabre, les cheveux courts, d'allure vaguement ecclésiastique. Il porte de petites lunettes rondes et se promène un appareil photo en bandoulière. Bizarrement, quoique indéniablement Anglais, il porte un nom italien, Corvo, et le titre de baron. Chaque mois, d'ailleurs, il reçoit d'Italie un chèque établi en lires. La bonne société de Christchurch l'adopte, charmée par ses talents de musicien et de conteur, de nageur et de rameur.

Christchurch (all rights reserved)  
Christchurch (all rights reserved)
 
Le baron se lie ainsi d'amitié avec M. Kains-Jackson, qui, poète et critique, exerce par ailleurs la profession d'avoué à Londres et. vient régulièrement en villégiature à Christchurch. Kains-Jackson n'est que trop heureux de présenter le baron à ses amis et clients, comme le critique d'art Gleeson White, admirateur des Préraphaélites et un des premiers à reconnaître le talent d'Audrey Beardsley.

On se dispute donc le plaisir de convier ce cher baron Corvo, qui à un pique-nique, qui à un dîner. Si la conversation vient à languir, on peut compter sur lui pour se mettre au piano et chanter un de ces airs d'opérette dont il raffole ou détailler une de ces anecdotes étonnantes dont il a le secret. Il impressionne particulièrement son auditoire en racontant comment, allergique au serpent, il fut frappé de catalepsie au contact d'un lézard et enterré vivant dans le caveau de famille des Sforza.

Frederick baron Corvo a pris pension à Tyneham House dans Bridge Street. Le propriétaire des lieux lui loue un appartement au premier étage. Le baron y aménage un studio où il peut ranger son matériel et travailler.

Il se présente comme peintre et offre de décorer l'église catholique de Saint Joseph, à Purewell, de fresques de sa composition. Le curé accepte et le baron se met à l'oeuvre après que le prêtre a béni ses pinceaux. Sa méthode de travail suscite l'étonnement et l'admiration par son ingéniosité et sa modernité. En effet, il photographie ses modèles, développe le cliché sur une plaque de verre. Avec sa lanterne magique, il n'a plus qu'à projeter cette image sur les murs de l'église et en tracer les contours. Les mauvaises langues prétendent qu'il procède ainsi parce qu'il ne sait pas dessiner.

L'originalité du baron ne s'arrête pas là. Il incorpore à ses toiles des fragments de tapisserie, y colle des paillettes dorées, des pièces de monnaie, cherche à retrouver la splendeur des icônes byzantines qu'il admire tant et qui, selon lui, "détiennent - elle seules dans l'art religieux - la tradition chrétienne."

Si on insiste, si on le prie longtemps, il consent à raconter d'où lui vient son titre. Se trouvant en Italie, il a été adopté par la baronne Cesarini-Sforza, qui lui a donné un petit domaine que sa famille possède en Sicile sur les pentes du mont Corvo, domaine où pousse la vigne et qui s'accompagne d'un titre de baron.

S'il peint un grand Saint Michel au dessus de l'autel de l'église Saint Joseph, le baron cependant ne cantonne pas son art aux seuls sujets religieux. Il fait aussi venir dans son studio des jeunes gens qui posent pour lui "à l'antique", avec un arc ou un glaive pour tout vêtement.

Apprenant par l'intermédiaire de Kains-Jackson que Gleeson White souhaite vendre une de ses propriétés, Caxton House, le baron s'offre pour les acheter. Où trouvera-t-il l'argent, s'inquiète l'avoué? Corvo le rassure: il a cent livres dans une banque à Londres et possède des propriétés à Oxford et Bristol qu'il vendra. D'ailleurs, pour montrer le sérieux de sa proposition, il convoque un avoué à Christchurch: "Prière venir à Christchurch Hampshire immédiatement pour importante transaction immobilière. Une calèche à cheval blanc vous attendra à la gare. Baron Corvo." L'avoué, accouru de Londres, appâté par cette "importante transaction" que lui propose un "baron", déchante sitôt descendu du train: il n'y a ni calèche, ni cheval blanc.

Les négociations traînent en longueur et de méchants bruits commencent à courir: le baron a des dettes chez tous les commerçants de Christchurch; d'ailleurs, il ne serait ni baron, ni Corvo mais s'appellerait Frederick Rolfe; les lettres qu'il écrit à la duchesse Sforza restent sans réponse et la pension n'arrive plus d'Italie.

Kains-Jackson découvre que les fameuses propriétés de Bristol et d'Oxford n'existent que dans l'imagination de son ami et que les quelques biens de ce dernier sont depuis longtemps hypothéqués. Malgré la sympathie et l'affection qu'il a pour Corvo, Kains-Jackson ne peut que conseiller à Gleeson White de rompre toute transaction avec un homme qui est au mieux un mythomane, au pire un escroc.

Madame Gleeson White écrit à Rolfe: "Concernant votre entêtement à prétendre que vous pouvez acheter notre propriété, je veux espérer seulement que vous-même avez été trompé. Aucune autre excuse ne pourrait justifier l'inutile et très grand ennui que vous nous avez causé. Partez-vous Samedi? Un bruit absurde court suivant lequel toutes vos affaires seraient vendues et que vous seriez obligé d'aller à l'asile (...) Mais qu'est-il advenu des 100 livres dont vous nous avez tant de fois parlé et que vous avez encore à votre banque de Londres, sous votre vrai nom Rolfe? Ce nom que je me permets de vous conseiller de reprendre à l'avenir, car le seul fait d'avoir pris un titre nouveau, et étranger, a tout de suite éveillé les soupçons contre vous ici, comme ailleurs."

L'avertissement est clair et sans équivoque. Rolfe n'attend pas que la situation empire. Il disparaît, sans prendre le temps d'emporter ses toiles, ses pinceaux, ni de payer ses dettes.

Bien plus tard, dans "Hadrien VII", il justifiera l'usage qu'il fait d'alias ou de pseudonymes: "J'en ai eu une demi-douzaine. Vous comprenez quand j'ai été mis à la porte du collège, sans un sou et sans un ami à portée de la main, je suis devenu littéralement un aventurier. Je rends grâces à Dieu, Qui m'a donné le courage d'affronter mes aventures (...) Quant à mes pseudonymes - à mes nombreux pseudonymes - songez à ceci: j'étais un clerc tonsuré, j'avais l'intention de persister dans ma Vocation Divine, mais j'étais obligé, pour quelque temps, de m'adonner à des occupations séculières, aussi bien pour gagner ma vie que pour payer mes dettes. Il me répugnait affreusement d'associer mon nom, le nom sous lequel je devais certainement être connu un jour dans la prêtrise, à ces occupations séculières."

En fait, dès 1891, Frederick Rolfe commence à laisser son existence se fractionner. Il n'est plus unique mais double, voire triple ou quadruple. En lui coexistent le séminariste timide qui répugne à se baigner avec les autres, le peintre amoureux de la beauté des jeunes hommes, le baron italien au nom d'aventurier, le révérend père Rolfe qui s'écrie "O Mère" devant les icônes de la Vierge et Frederick Rolfe qui se dit persécuté par "la malfaisance catholique". Et d'autres personnages encore qui attendent dans les coulisses le moment d'entrer en scène.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - février 1999)
 

 

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