LES EXCENTRIQUES

BARON CORVO 
intro et sommaire
Baron Corvo
Rome

 
Rev. F. W. ROLFE
LE CHAT PERDU DE ROME


Il semble qu'il ne puisse pas s'accorder avec les autres.
Il est incapable de descendre à leur niveau, en quelque sorte.
Il reste trop en tête-à-tête avec lui-même;
il ne veut ou peut se montrer le moins du monde conciliant.
Bien entendu,
ils s'imaginent tous que c'est de l'orgueil de sa part,
et ils prennent leur revanche
en lui faisant des farces d'un genre assez douteux, je le crains.
Il est bon, bienveillant, intelligent, et tout ce qui s'ensuit;
mais il n'a pas la moindre idée
de ce qu'il faut pour se rendre populaire
comme devrait l'être un étudiant ecclésiastique parmi des étudiants ecclésiastiques.
En somme il est ce que je pourrais appeler
(si je puis me montrer d'une franchise totale à ce sujet)
un Sacré Imbécile.

 

 

ROME 1889

Chaque jour le séminariste monte "sur toute la hauteur de deux cent deux marches, deux bidons pleins d’eau" pour remplir son tub. Il ne peut se contenter du bain de pieds hebdomadaire accordé si on en fait la demande à l’infirmerie. Ses camarades, fils de paysans irlandais ou écossais, s’offusquent de ce raffinement ostentatoire. Ce doit être, plaisantent-ils, un personnage fort malpropre pour avoir besoin de se laver si souvent. Le séminariste ignore les ricaneurs et, chaque jour, récite l’office dans sa baignoire. Le Révérend F. W. Rolfe fait tout pour se distinguer, ne pas se fondre dans le troupeau de ces "Gaëls", qu’il juge rustauds et ignorants, brutaux et sauvages. Par permission spéciale, il a obtenu de porter au lieu de la soutane pourpre des séminaristes celle, noire, des prêtres, ce qui l’autorise à quitter le collège tous les après-midi. Il se pare également du titre de Révérend Père, sans droit aucun puisqu’il n’a pas été ordonné.

  ROME (all rights reserved)
 
Rome (all rights reserved)
Rolfe approche de la trentaine quand, en 1889, il arrive à Rome. Il est là par la protection de l’évêque d’Edimbourg qui le patronne pour qu’il poursuive des études de séminariste au Scots College, établissement fondé le 5 décembre 1600 et destiné à former de jeunes prêtres pour l’Ecosse.

Le Rév. F.W. Rolfe mesure1 mètre 68. Il a, selon les contemporains, un beau visage sensible et la mine d’un ascète. Il porte des lunettes et fume beaucoup. Prenant grand soin de sa mise, il commande ses habits chez les tailleurs romains, qu’il oublie de régler, comme il oublie de payer sa pension au collège, ce qui cause des scènes désagréables. A qui veut l’écouter, il laisse cependant entendre qu’il vient d’une grande famille où sa conversion au catholicisme a fait scandale.

Bref, comme se souvient un de ses condisciples, le père Carmont, "il faisait de l’épate".

Rolfe, tout sincère qu’il soit dans sa volonté de devenir prêtre, se montre incapable de se plier aux règles de la vie en communauté, d’apprivoiser la troupe de prestaillons celtes qui l’entoure. Il faut à tout prix qu’il se singularise. Le port de la soutane noire le met déjà à l’écart des autres. Au réfectoire, il affecte de ne se nourrir que de pain et d’eau, qu’il juge d’ailleurs tous deux "extrêmement désagréables". On le croit végétarien parce qu’il refuse de toucher viande et poisson. En fait, il trouve la cuisine du collège détestable: "Je trouve la nourriture atroce. J’ai été dans la cuisine; et j’ai vu ... des choses. J’ai peur de manger quoi que ce soit, sauf des oeufs à la coque. On ne peut... déposer des crachats à l’intérieur des coquilles d’oeufs à la coque. Mais les domestiques se sont plaints du travail supplémentaire que cela leur causait de faire des oeufs à la coque tous spécialement pour moi."

  CORVO à ROME (all rights reserved)
 
Corvo à Rome
(all rights reserved)
A la cuisine du collège, le délicat séminariste préfère de beaucoup celle des restaurants romains où il rattrape de son jeûne aux frais de quelques amis. Car le Rév. F.W. Rolfe, se désole Carmont, "ne dédaignait pas de tendre la main. Il considérait en effet qu’il avait droit à l’assistance de ceux qui étaient en mesure de la lui accorder... Je l’ai entendu le déclarer. Quant à la gratitude... il vaut mieux n’en point parler. Il y avait en lui un genre d’égoïsme impitoyable qui le conduisait à l’exploitation des autres, sans la moindre considération pour leurs intérêts, leurs sentiments ou leur avantage."

Rolfe croit pouvoir trouver dans l’état de prêtre, qu’il idéalise - s’imaginant plutôt prélat de la Renaissance, protecteur des arts, qu’obscur curé d’une paroisse en Ecosse, chargé d’âmes - le moyen de faire fructifier ses nombreux talents. Ses camarades, eux, doutent de sa vocation et le considèrent comme "un aventurier religieux" sans sérieux ni profondeur. Rolfe se les aliène par ses grands airs, son ironie mordante et son éclectisme. Il n’a guère de temps, ni, semble-t-il de goût, pour la théologie. Il lui arrive même de sécher les cours. Par contre, il chante assez bien, possède un bel appareil photographique, fait admirer aux murs de sa chambre des tableaux qu’il dit avoir peints, écrit des articles pour une revue, se vante de ses connaissances en grec et latin. Du coup, on le considère comme un touche-à-tout, sans réel talent.

Comme à Oscott, Rolfe intrigue d’abord, amuse ensuite, puis s’attire l’exaspération et le mépris de ceux qui l’entourent. Ses extravagances rejaillissent sur le bon renom du collège, au point que les étudiants eux-mêmes, "jeunes garçons ignorants, absolus dans (leurs) jugements, dépourvus de la tolérance et de la compréhension que (leur) vaudraient les années et le contact du monde" (Carmont), demandent au recteur de renvoyer la brebis galeuse. Le coup est terrible pour Corvo. C’était sa seconde chance d’accéder à la prêtrise et on la lui retire, lui semble-t-il, injustement. Une seconde fois, l’Eglise le repousse.

Plus prosaïquement, il n’a aucun moyen de pourvoir à sa subsistance. Il obtient un premier délai de grâce de quinze jours. Il mendie encore une semaine... trois jours... une journée. Quand il ne peut plus retarder son expulsion de l’école, en désespoir de cause, il refuse de quitter sa chambre et son lit. Le 3 mai au soir, des domestiques robustes empoignent le matelas et le déposent avec son occupant sur le trottoir devant le collège.

Rolfe décrira cette expulsion humiliante comme "la plus grande déception de ma vie". Les Catholiques n’ont pas été capables de reconnaître sa vocation et lui ont barré le chemin de la prêtrise? Tant pis pour eux! Désormais, il n’a plus aucun respect pour eux, en tant qu’hommes et coreligionnaires. Mais il continue de croire en "Dieu, le Premier, le Dernier, le Parfait, le Suprême" et, pour bien montrer qu’il refuse de renoncer à la prêtrise, jure de rester célibataire pendant les vingt années à venir.

Plus prosaïquement, il mendie toit et couvert auprès de ses amis et écrit au directeur du collège des lettres comminatoires: "Je vous le demande encore une fois: allez-vous me laisser mourir de faim dans les rues? Vous saviez que je n’ai même pas de timbres pour communiquer avec mes amis, que je dois parcourir Rome en mendiant un repas ici et un sofa où dormir là. Est-ce qu’un pareil scandale public peut durer indéfiniment? J’attends votre réponse que je viendrai réclamer à votre portier avant neuf heures ce soir."

Les lettres restent sans réponse et les amis rechignent à payer. Rolfe trouve alors un refuge inespéré chez la duchesse Sforza Cesarini. Veuve du duc Lorenzo Sforza Cesarini, elle-même anglaise et convertie, la duchesse Caroline se prend de sympathie pour Rolfe qui, pour l’apitoyer, raconte comment sa conversion "à l’Eglise de Rome" a brisé ses perspectives d’avenir et poussé sa famille à le renier.

La duchesse l’invite à venir habiter son palais à Genzano durant les vacances d’été. "L’air triste, avec les yeux mi-clos d’un prisonnier rêveur" Rolfe accompagne donc la duchesse. En fait, il croit toucher au paradis: plus de souci d’argent. Il a trouvé une mécène, une protectrice qui lui permet de vivre, au soleil de l’Italie, en contact quotidien avec la beauté. Il se remet à la peinture et à la photographie, prenant pour modèles les jeunes paysans des alentours. Et quand il ne peint pas et ne photographie pas de jeunes garçons nus, quand il ne parcourt pas la campagne et la montagne avec ses jeunes et gracieux compagnons, il se plonge avec délices dans les archives de la famille Sforza Cesarini qui lui ouvrent une porte sur l’Italie de la Renaissance.

En novembre 1890, la duchesse Caroline, après avoir vainement tenté de marier Rolfe à quelque jeune fille de la bonne société romaine, se résigne à laisser son protégé regagner l’Angleterre, non sans lui donner assez d’argent pour qu’il puisse s’établir dans le métier qu’il lui plaira.

Rolfe quitte l’Italie avec le souvenir merveilleux de l’été passé dans la campagne romaine mais aussi avec, bien serré dans sa mémoire, "le souvenir odieux de chacun des coins et des recoins, où, comme étudiant, il avait été si affreusement malheureux (...), la totale démence , pestilentielle, prétentieuse et bestiale de ces lieux." Même le jardin de Scots College est peint de couleurs sinistres: "On assassinait jadis ici les chats perdus, simplement pour passer le temps. nous l’avons vu. Le seul souvenir que Nous ayons, relatif à votre jardin, c’est une ruée de gamins , en fureur folle, armés de bêches et de fourches, faisant la chasse à un pauvre chat perdu, et l’écrasant. Nous voyons encore cette horreur, la colonne vertébrale brisée, un oeil pendant sur sa moustache. Nous entendons encore ses hurlements épouvantables, à fendre l’âme. Messieurs, ne faites pas de choses pareilles - surtout à des chats, entre toutes les créatures." ("Hadrien VII")

Une chose est certaine, Rolfe ne se laissera pas brise l’échine. Il n’a pas pour le moment la possibilité de rendre les coups qu’il reçoit. Alors il se contente de lécher ses blessures et de tenir ses comptes; mais il n’oublie rien.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - janvier 1999)
 

 

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