LES EXCENTRIQUES

BARON CORVO 
intro et sommaire
Baron Corvo
Oscott 1887

 
Fr. ROLFE

LE SEMINARISTE D'OSCOTT

Toute ma vie est une pose. D'une façon ou d'une autre, j'ai pris la pose,
ou des imbéciles massifs me forcent à prendre la pose,
d'un génie étrange, profond, hautain, fort subtil, fort savant, inaccessible
- de tout ce qui est sot. (...)
J'ai peur de tous les hommes, connus et inconnus;
et j'ai une terreur violente des femmes; (...)
car j'ai peur d'eux, peur;
et je veux les éviter et les écarter de moi.
C'est pourquoi je prends cette pose.
Et c'est pourquoi, aussi, je fournis une image qu'ils puissent adorer, aimer, ou détester,
selon qu'elle plaît, déplaît, ou frappe d'effroi;
et ils l'ont généralement en horreur.
Tout le temps, pendant qu'ils manifestent leurs sentiments,
je suis là en spectateur,
comme un enfant devant un guignol.

 

 

OSCOTT 1887

Le jeune homme, qui arrive au collège catholique d’Oscott le 29 octobre 1887, est mince, maigre même. Malgré son visage décharné, il a bonne apparence et porte un pince-nez. Il parle peu, se tient sur la réserve, laisse planer le mystère sur ses origines. Bien que n’étant pas séminariste, il arbore une large tonsure, à la mode espagnole. Ses camarades le considèrent vite comme un excentrique. On leur a annoncé l’arrivée d’un étudiant d’Oxford et ils espèrent qu’il sera un atout pour l’équipe de cricket du collège. Mais le jeune homme taciturne ne montre que dédain pour le sport.

Lors des cours de théologie morale, quand on en vient aux questions sexuelles, il refuse d’écouter ces "horreurs" et s’absorbe dans ses dessins. Il entreprend de décorer les murs de sa chambre d’une fresque représentant l’enterrement de Saint Guillaume de Norwich. Les cent quarante neuf hommes qui escortent le cadavre du saint sont tous vêtus de façon différente mais ont tous le même visage, un visage qui est celui de saint Guillaume mais qui surtout est, trait pour trait, celui du peintre, Frederick Rolfe.

Après avoir quitté famille et études, le jeune Rolfe séjourne un temps à Oxford. Il y prend l’accent caractéristique des étudiants passés par la prestigieuse université. Puis il commence une carrière de professeur qui le mène de Saffron Walden, dans l’Essex, à Cambridge, en passant par Newbury. Il enseigne l’histoire, le latin, le français, l’anglais, l’arithmétique, le dessin et le catéchisme. Il peut en outre diriger une chorale et tenir l’harmonium. Il encourage ses élèves à prendre des cours de natation. Sa réputation de professeur est excellente. Ses supérieurs mettent en avant le bon contact qu’il a avec les jeunes garçons: "Il exerce une bonne influence sur les élèves, à la fois par la conscience qu’il met à son travail et par l’intérêt plein d’entrain qu’il témoigne à leurs jeux et à leurs occupations hors de l’école", écrit l’un, tandis que l’autre assure: "Il excelle à maintenir la discipline en s’assurant de la bonne volonté des garçons, grâce à l’énorme intérêt qu’il prend à leur vie, en dehors de l’école."

Deux événement d’importance ont lieu dans sa vie. D’abord, il a commencé à écrire "des vers, affreusement mauvais pour la plupart.", se souvient un de ses contemporains, le poète américain O’Sullivan. "Il y avait toujours comme héros des garçons et des saints... le tout ensemble, en général." En 1880, il publie "Tarcisse: l’enfant martyr de Rome", une plaquette de vers dédié à un de ses élèves mort noyé à 16 ans. à en 1880. En 1882, il compose plusieurs poèmes sentimentalo-religieux, où, par exemple, le Christ s’incarne en un jeune garçon, tous dédiés à de jeunes garçons. L’un de ses favoris est un certain Young Austin. Rolfe l’appelle le "chéri de mon coeur" et plus tard lui empruntera son nom, prenant le pseudonyme de Frederick Austin Rolfe ou Fr. Austin.

Second bouleversement, Rolfe s’est converti à la religion catholique. Le 3 janvier 1886, il est baptisé à Oxford par le père Parkinson, un Jésuite. Choisir le catholicisme dans l’Angleterre victorienne est lourd de conséquences. Les catholiques y font figure de marginaux, encore suspects de trahison. Le catholicisme fascine alors de nombreux artistes (Huysmans en France; Aubrey Beardsley en Angleterre) par l’usage qu’il fait de l’art comme représentation, symbole du sacré, du divin. La peinture, la sculpture, la musique, l’architecture y sont inséparables du sentiment religieux. L’art fondé par le catholicisme attire les tempéraments artistes que révulsent le matérialisme et la laideur de l’Angleterre industrielle.

Ne faisant jamais rien à moitié, Rolfe décide qu’il vivra désormais et travaillera avec ses frères catholiques. Il démissionne donc de Grantham School le 6 mars 1886. En juin , il accepte l’offre farfelue que lui fait le marquis de Bute de diriger la petite école catholique qu’il compte fonder à Orban, dans le comté d’Argyll, pour les enfants de choeur d’une cathédrale encore à l’état de projet! Le marquis a cherché en vain à travers toute l’Europe un prêtre qui accepte cette charge. Rolfe n’aura que cinq élèves et le salaire est plus que modeste mais il voit dans le marquis de Bute un possible bienfaiteur et surtout un raccourci vers la prêtrise.

Rolfe s’est en effet découvert une vocation pour la prêtrise. "Peut-être, écrit A.J.A. Symons dans "A la recherche du baron Corvo", n’est-il pas surprenant que celui chez qui la nature n’a pas éveillé l’amour des femmes songe à une carrière comportant le célibat (...) En y réfléchissant, il semble raisonnable qu’il ait voulu se consacrer, plus intimement que ne pouvait le faire un laïc, à une institution qui représentait ce qu’il avait en lui de meilleur et ses meilleurs espoirs."

Il s’installe donc plein d’espoir à Orban, en août 1887, et ordonne à ses cinq élèves de l’appeler révérend père Rolfe. Il signe son nom Fr. Rolfe, créant ainsi une équivoque puisque on peut aussi bien lire Frederick Rolfe que Father (Père) Rolfe. Pour Rolfe, ce n’est que devancer le cours des choses. Mais il ne reste pas longtemps à Orban. Le 10 octobre, il démissionne. Le pays s’est révélé aussi triste que solitaire et l’école une entreprise absurde: "L’école pourrait sans doute s’intituler une école pour parias. Mais moi, jeune catholique inexpérimenté de six mois, j’ai été appâté par d’innombrables faux-semblants, de la part de l’hurluberlu qui m’a offert le poste, à accepter ce qu’il appelait la direction d’une maîtrise attachée à une cathédrale. (...) J’ai payé cher l’expérience que j’ai acquise. Que je me sois querellé avec les chapelains, c’est parfaitement exact. Toutefois, je ne me suis pas querellé efficacement. C’étaient un Belge et un Français. Ils se soûlaient en buvant de la bière dans des carafes, se poursuivaient l’un l’autre autour des tables du réfectoire dans une lutte d’ivrognes, défiaient mon autorité, et obligeaient les voyous de l’école à faire de même."

En 1887, quand Rolfe y débarque, le collège catholique d’Oscott n’est pas encore un séminaire mais les séminaristes viennent y étudier la théologie. Ils portent soutane et barrette. Rolfe a obtenu de l’évêque de Shrewsbury, sans doute grâce à l’intervention d’une riche famille catholique qui l’a employé comme précepteur, qu’il prenne à sa charge son inscription et sa pension au collège.

  BIRMINGHAM (all rights reserved)
 
Birmingham (all rights reserved)
Fondé en 1794, Oscott est le centre intellectuel de l’Angleterre catholique. C’est une grande bâtisse de briques rouges, de style gothique, plantée au beau milieu d’un jardin aux allées et pelouses impeccablement entretenus. Situé sur un plateau, le collège domine une vaste plaine alors non bâtie. Lorsque Julian Symons visite l’endroit, dans les années 20, les faubourgs ouvriers de Birmingham se sont étendus jusque là et lui semblent "un énorme camp, élevé à la hâte par une exploitation minière, par des gens totalement dépourvus de goût et de dignité, satisfaits d’être provisoirement à couvert, tant que le minerai n’était pas épuisé." ("A la recherche du baron Corvo")

Il va sans dire que Rolfe détonne au milieu des séminaristes, provoque d’abord l’étonnement par ses bizarreries étudiées, puis l’hostilité par ses allures hautaines et ses réparties cinglantes. "Il était une insulte à leur paysannerie irlandaise et à leurs notions de boutiquiers anglais", se souvient O’Sullivan. Rolfe se sait différent. En tant que poète, il fait partie des "voyants", d’une caste supérieure. Qu’on le juge excentrique est pour lui une preuve supplémentaire de cette supériorité.

Dans sa chambre, Rolfe place en évidence sur sa table, au milieu de ses pinceaux et de couleurs, un gros corbeau noir empaillé. Il a pris l’habitude de marquer toutes ses possessions de ce qu’il appelle ses armoiries: un corbeau et laisse entendre que le nom de Rolfe est la déformation de Rollo, ancêtre qu’il aurait en commun avec Guillaume le Conquérant! De sa famille, de son père fabriquant de pianos, il ne parle pas.

Il ne supporte pas la laideur et s’entoure de livres aux reliures luxueuses, de pipes d’écume de mer aux couleurs extravagantes, de blagues à tabac gigantesques. Il écrit des poèmes, peint de grands tableaux qu’il photographie ensuite. Il vit à crédit sans se soucier de savoir s’il pourra un jour rembourser ses dettes. Pour distraire ses camarades, il chante en s’accompagnant au piano les airs des dernières opérettes de Gilbert & Sullivan, ou, féru de chiromancie, leur dit la bonne aventure.

Lorsque se répand la nouvelle que Rolfe n’a pas été étudiant à Oxford, comme il le laisse entendre, mais y a simplement habité, il devient la cible du mépris et des brimades des autres élèves. Tous les bruits courent sur son compte. Vincent O’Sullivan, qui a de la sympathie pour Rolfe, souligne son étrangeté et évoque un homme "qui avait seulement un sens très vague des réalités. Je n’ai jamais rien su de sa famille ni du milieu où il sortait. Il était certainement Anglais, mais il n’était pas impossible qu’il eût des ascendances juives. Depuis j’ai rencontré des Juifs qui lui ressemblaient."("A la recherche du baron Corvo").

La catastrophe est totale lorsque l’évêque de Shrewsbury, mécontent du travail de Rolfe - la poésie, la peinture et la photo ne laissent guère de temps pour l’étude - et las de payer produits chimiques, toiles et couleurs, lui coupe les vivres. Chassé d’Oscott, Rolfe se retrouve à Londres, sans travail, sans un sou en poche, son rêve de prêtrise brisé.

Ceux-là même vers qui Rolfe venait en pleine confiance l’ont rejeté. Il ne s’en remettra jamais. Le père McClymont, élève à Oscott en même temps que Rolfe, exprime sans doute l’avis de la hiérarchie de l’église catholique quand il écrit: "Ce qui m’a toujours le plus ahuri et m’ahurit encore, c’est qu’il ait eu l’idée de se faire séminariste!"

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - janvier 1999)
 

 

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