LES EXCENTRIQUES

BARON CORVO 
intro et sommaire
Baron Corvo
Venise 1913

 
FREDERICK WILLIAM ROLFE

LA MORT A VENISE

Fête de tous les Saints, jour des morts.
D'un bateau à l'autre je traversai la lagune
jusqu'au cimetière de San Michele.
Tous les Vénitiens mettaient des chandelles,
des fleurs et des lumignons sur les tombes.
Tu n'as jamais vu un si splendide jardin. (...)
Tout était maintenant pur et beau,
l'amour pouvait régner, sans honte.

 

 

VENISE 1913

Le 22 juillet 1913, l’Anglais au costume noir, aux cheveux teints en rouge, a fêté en mer, sur l’Adriatique, son cinquante troisième anniversaire et la cinquième année de son exil vénitien. Le 25 octobre, il a dîné, comme tous les soirs, au restaurant de l’hôtel Cavalletto. Comme tous les soirs c’est le propriétaire de l’hôtel, le signor Arban, qui a réglé l’addition.

Frederick Rolfe (all rights reserved)  
Frederick Rolfe
(all rights reserved)
 
Puis il est rentré chez lui, deux chambres meublées du palais Marcello, qui donnent sur le Grand Canal et qu’il partage avec un autre Anglais, aussi désargenté et solitaire que lui, Thomas Wade-Brown. Il a allumé une bougie, s’est assis sur son lit pour délacer ses chaussures. Et tout s’est arrêté. Il a basculé sur le côté, renversant la bougie.

Frederick William Serafino Austin Lewis Mary Rolfe est mort sans un cri, ses bottes aux pieds, un revolver dans sa poche.

Quatre jours plus tard, en Angleterre, l’événement est relaté dans la nécrologie du "Star" en termes pour le moins sarcastiques: "Un personnage d’un curieux intérêt et presque mystérieux vient de disparaître en la personne de Mr. Frederick Rolfe, trouvé un matin, il y a quelques jours, mort dans son lit à Venise. Mr. Rolfe était l’auteur de plusieurs romans signés de son propre nom, où s’étale un amas extraordinaire de connaissances très mal assimilées (...) Sous le nom de baron Corvo, Mr. Rolfe vécut quelques années à Christchurch, Hampshire, où il se fit remarquer tantôt par ses folles dépenses, tantôt par ses manières d’ascète. Ses dernières années, à Venise, se déroulèrent sous le signe unique de l’austérité."

Ce "personnage d’un curieux intérêt" est né à Londres, le 22 juillet 1860. Il est l’aîné de cinq frères. Son père, James Rolfe, dirige la fabrique de pianos familiale, établie en 1784 et installée aux numéros 61 et 112 de Cheapside. Mais ses affaires périclitent et il doit déménager avec sa famille à Camden Town et vendre la fabrique.

Dès l’enfance, Frederick apparaît comme un excentrique. Ses parents lui donne "une éducation profondément puritaine (mais détestable et inefficace)" qui échoue à juguler son non-conformisme. A l’école, il n’éprouve guère d’intérêt pour le latin, encore moins pour le sport et leur préfère le dessin et la musique.

A ce tempérament artistique s’ajoute une nature profondément religieuse: "Jeune protestant de quinze ans, j’étais d’une extrême ferveur. Je me confessais, je récitais mon chapelet; le Jardin de l’Ame était mon livre de prières." A 14 ans, il se fait tatouer une croix sur la poitrine. L’adolescence, le passage de l’enfance à l’état d’homme, sont pour lui un traumatisme: "le choc de la mort de l’enfance et l’horreur de la naissance de la jeunesse est ce qui marque un homme de façon indélébile, qu’il le supporte bien ou mal."

Fantasque et ennemi de la discipline, Frederick fait des études médiocres. Il les interrompt de son propre chefs à quinze ans. Les difficultés financières qui accablent sa famille sont telles qu’il estime qu’il lui faut travailler et gagner sa vie.

Bien que tout l’en sépare, son homosexualité, sa conversion au catholicisme, son désir d’être prêtre, sa vie scandaleuse, Frederick Rolfe ne rompra jamais avec sa famille. Il respecte ses parents, aime ses frères et soeurs. Ceux-ci le soutiendront d’ailleurs jusqu’au bout.

Herbert Rolfe, un avocat respecté, se rend donc à Venise dès l’annonce de la mort de son frère pour y organiser les funérailles. Il récupère dans la chambre du palais Marcello tout un fouillis de papiers d’affaires, de manuscrits, de dessins érotiques, de photographies d’adolescents nus, de brouillons de lettres, certaines d’insultes, s’achevant par "Mes exécrations les plus amères" ou "Votre ennemi fidèle", d’autres pornographiques célébrant "les jeunes corps haletants qu’on a envie d’étreindre". Les documents les plus compromettants auraient été, dit-on, jetés dans le Grand Canal par le consul britannique venu identifier le corps.

Herbert découvre aussi que son frère vivait aux dépens d’un ecclésiastique naïf , le père Stephen Justin, qui, persuadé d’aider un écrivain dans la détresse, envoyait d’Angleterre les mandats qui permettaient à Rolfe de faire tendre les murs de sa chambre de velours pourpre ou de posséder une gondole et quatre gondoliers.

Frederick est mort criblé de dettes. La situation est inextricable. Les frères de Rolfe doivent renoncer à exécuter les dernières volontés du défunt, spécifiées dans son testament, par incapacité à payer les dettes qu’ils auraient du alors accepté. Pire encore, les affaires de Rolfe sont si embrouillées qu’on ne parvient pas à déterminer qui possède les droits sur ses manuscrits impubliés. Ceux-ci prennent la poussière dans les caves des éditeurs, y sont peu à peu oubliés ou passent entre les mains de collectionneurs. Leur auteur lui-même s’efface des mémoires, ignoré des études littéraires, à peine une silhouette pittoresque. On assure même que son cadavre a été jeté à la fosse commune.

VENISE (all rights reserved)  
La tombe de F. Rolfe à Venise
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Malgré tout, Herbert Rolfe défendra toujours la mémoire de son frère. Quand en 1925, A.J.A. Symons s’enthousiasme pour Frederick Rolfe et entreprend de rédiger sa biographie, Herbert lui écrit: "Je n’ai aucun désir de mettre obstacle à la parution d’un ouvrage se bornant à exposer les aventures qui ont marqué la malheureuse existence menée par mon frère et, bien sûr, je n’ai aucun droit de m’opposer à la simple critique littéraire. Ce que je me suis efforcé de vous faire comprendre est que, pour les raisons indiquées, je m’oppose décidément à toute publication qui, d’une manière ou d’une autre, implicitement ou explicitement, chargerait la mémoire de mon frère de malhonnêteté ou d’immoralité. (...) Nous continuons à le croire, mes parents et moi, le fils et le frère que nous avons toujours connu et rien d’autre. Il est maintenant retourné entre les mains du Créateur qui l’a reçu en Sa miséricorde. C’est là que nous tenons à le laisser."

  VENISE (all rights reserved)
 
Venise (all rights reserved)
En 1923, Herbert retourne à Venise où il obtient pour son frère une concession à perpétuité dans le cimetière de l’île San Michele. Là même où Rolfe regardait ses jeunes amants vénitiens "recueillis, à genoux devant les tombes, priant pour le repos des âmes de leurs disparus. Ils s’étaient cotisés et avaient acheté pour six lires de chandelles et quatre lires de fleurs (...) Ils me montrèrent fièrement et naïvement leur ouvrage. Je les félicitai. Je marchais près d’une heure dans le cimetière, tantôt au bras de l’un, tantôt au bras de l’autre, tous trouvant l’occasion de me dire à l’oreille: "Sior, quand irons-nous passer une nuit à Buranon?" Oh Dieu! EST-CE QUE CE N’EST PAS COMIQUE?"

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - janvier 1999)
 

 

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