LES EXCENTRIQUES
MAURICE SACHS - INTRO ET SOMMAIRE
 
Maurice Sachs
Chapitre 11
   
 
Où notre héros découvre que, farce, comédie ou tragédie, tout a une fin...

"Etre toujours rejeté dans l'infamie, lors même qu'un effort conscient me dirigeait vers le meilleur est le drame de toute ma vie. Et non rejeté par d'autres, mais par moi-même et contre moi-même. Aux plus pures questions de l'âme mon infamie seule apportait une réponse. C'est ce que j'appelle être maudit."

Maurice Sachs, Derrière cinq barreaux



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Prison de Fuhlsbüttel
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Situé près de Hambourg, le camp de concentration de Fuhlsbüttel est une ancienne prison, promue à la démolition mais remise en service par la Gestapo à partir de 1933 sous le nom de Konzentration Lager Fuhlsbüttel. Philippe Monceau en décrit les grands bâtiments aux couloirs blancs, sonores, rigoureusement propres, et les chambrées aux lits superposés : "La vie ne s'annonçait pas amusante dans cette prison très claire, par les fenêtres de laquelle on apercevait les jardins, puis les murs d'enceinte devant lesquels circulaient les gardes et les chiens et puis, au delà, les arbres squelettiques, courbés sous le vent de Novembre..." (Philippe Monceau, Le dernier sabbat de Maurice Sachs).

A l'arrivée dans la prison, Maurice Sachs lui confie : "Pour moi, c'est fini jusqu'à la fin de la guerre. Vous vous en tirerez bien. Quant au père Jean Nicot, il a fait, malgré moi, le maximum pour décrocher la timbale." (Philippe Monceau, Le dernier sabbat de Maurice Sachs). Il ne semble donc pas trop inquiet. Son optimisme naturel reprend le dessus : tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir. Il suffit d'attendre : "Je ne voudrais pas me tuer dans cette prison - où on ne sait pas à combien l'on est condamné - de peur de mourir la veille de ma libération." (Derrière cinq barreaux). Pour son anniversaire, en septembre 1944, il se fait "un petit cadeau contenu dans une boîte à cigarettes sur les parois de laquelle était écrite cette lettre (...) : Ma vieille bique, je n'ai pas grand'chose à t'offrir mais voici ce que j'ai économisé pour le jour de ta fête. Je te souhaite de ne pas perdre courage, de savoir que tu as des amis qui seront heureux de te revoir, de savoir que tu as du talent et que ce talent ne requiert qu'un travail assidu pour être valable. (...) Pense au talent; au talent seulement. essaie même d'avoir un peu de génie. Ne t'apitoye pas sur toi-même. Sois homme! Je t'aime quand même, toi qui es moi. Maurice." (Derrière cinq barreaux)

Les Allemands lui épargnent la vie en chambrée et l'incarcérent dans une cellule individuelle, au rez-de-chaussée, la cellule n°11. Il s'agit sans doute de protéger le mouchard d'un possible rêglement de comptes. "Le soir même, rapporte Monceau, toute la prison savait que Sachs, "Maurice la Tante", logeait sous les verroux. Il fit les frais de nombreuses conversations. Tous espéraient qu'il serait buté. Chacun à son tour nommait ceux qui lui devaient leur incarcération." (Philippe Monceau, Le dernier sabbat de Maurice Sachs).

Les autorités de Fuhlsbüttel accordent donc à Sachs un régime privilégié. Il peut avoir des livres, des cahiers, des crayons, recevoir des rations supplémentaires, envoyer du courrier. En contrepartie, il semble certain qu'il continue de rendre des services à la Gestapo et joue les moutons auprès d'autres prisonniers qu'on place dans sa cellule. Là comme ailleurs, Sachs pense d'abord et avant tout à sa propre survie, survie physique mais aussi littéraire. Il multiplie les projets : une série de conférences, des lettres philosophiques, des sujets de théâtre, une histoire des Juifs dans le style biblique, une anthologie des lettres de musiciens, une compilation des derniers mots des hommes illustres... Dans le journal qu'il tient et où il consigne citations et réflexions, il note : "J'aimerais vers l'âge de soixante-dix ans publier, si je suis encore vivant, un volume sur la mort, recueil de méditations et d'anecdotes. Parce qu'à cet âge c'est le livre le plus sensé qu'on puisse publier." (Derrière cinq barreaux). Il lit beaucoup, crayon en main, et annote Montesquieu, Poe, la Bible... L'idée lui vient qu'il pourrait tirer de courtes pièces en un acte de l'Ancien Testament. Ou écrire un Don Juan. Ou une pièce dont "l'enfant serait le héros au milieu d'une triste affaire de grandes personnes, vues du seul point de vue du gosse, comme moi avec maman, grand-papa (...), l'héritage et le remariage de maman. Un roman d'amour déçu entre l'enfant et la mère (200 pages). Ce projet-ci est important. Ne pas le laisser tomber à l'eau (mauvaise idée au fond)." (Derrière cinq barreaux).

Pour Sachs, écrire devient un refuge et un espoir, une manière de ne pas désespérer de l'avenir : "Je me suis dit : le travail te sauvera seul : et parfois ce travail m'est une peine immense. La page blanche m'est un poids sur le coeur et puis j'ai travaillé quand même. Ah c'est là que j'ai pleinement compris que la littérature n'était ni un gagne-pain, ni un amusement, ni une vaine recherche de la gloriole, mais une épreuve et qu'il me fallait vomir mon âme et mes entrailles sur la page blanche." (Derrière cinq barreaux). Il entreprend un ouvrage gigantesque : rédiger une galerie de types et de caractères qui décriraient l'Orient et l'Occident. Sachs envisage d'abord de composer mille portraits. En août 1944, il en a achevé 435 et son ambition s'est encore élargie. Il s'agit désormais de "traiter non seulement, ni surtout des moeurs des particuliers, mais souvent de celles des nations, comparer avec l'histoire, voir comment on se choisit un dictateur, comment on se satisfait d'un roi, comment on glisse de la démocratie au despotisme, etc..." (Derrière cinq barreaux). Il faut choisir un titre accrocheur. Difficile de se décider entre Comparaison des moeurs de l'univers au XX° siècle et Ethologie ou Comparaison des moeurs universelles... Plus Sachs se penche sur ce projet, plus il lui donne des dimensions colossales. La prison, en l'enfermant entre quatre murs, derrière cinq barreaux, lui donne paradoxalement la liberté d'écrire. Et le 10 février 1945, plein d'enthousiasme, il note : "Il faudra dix ans et mille pages de notes pour écrire ce livre. Eh bien! ne perdons pas un moment."

Hélas le manuscrit que Sachs fait parvenir en France en le confiant à un prisonnier libéré au printemps 1945, est loin d'atteindre au but grandiose que s'était fixé son auteur. Publié en 1954, Tableau des moeurs de ce temps offre une suite de 368 portraits plus ou moins à clefs. L'auteur a beau se défendre "d'avoir peint au vif des personnalités déterminées", ses amis et relations se reconnaissent sans peine. Violette Leduc ainsi se découvre cruellement dépeinte : "Elle porte cette croix, la pire, d'être incroyablement laide et de le savoir. Ah! ce nez grotesque qui au-dessus d'un menton ravalé lui fait une figure de gargouille, ce front bas, ces pommettes larges et saillantes, cette peau épaisse, cette bouche indiscrètement sensuelle, ces gros yeux à fleur de peau...". Dans La Bâtarde, elle confiera : "La description de mon visage est un cauchemar. Qu'il devait être malheureux pour s'acharner sur mon visage ingrat." La prière d'insérer rédigée par Sachs est un curieux mélange de vérité et de mensonge, de lucidité et d'illusion : "Explorateur des sociétés, voyageur infatigable, aventurier qui ne redoute ni les compromissions ni les périls, Maurice Sachs est l'homme d'une telle oeuvre. Ses dons en faisaient un curieux et un écrivain; les traverses de sa vie en ont fait un moraliste." (Tableau des moeurs de ce temps).

Rêvant éveillé au futur qui l'attend après la guerre, aux amis qu'il retrouvera et aux repas qu'il fera, choisissant les titres de livres qu'il n'a pas encore écrits et précisant vouloir que figure au dos de la couverture "Les Editions Gallimard ont publié les ouvrages suivants de M. Sachs (...) et publieront les nouvelles oeuvres de M.S.", le prisonnier coule des jours tranquilles : "J'écris, je suis heureux, j'ai enfin retrouvé le calme." (Derrière cinq barreaux). Mais, pendant les dix sept mois que Maurice Sachs passe à Fuhlsbüttel, les bombardements sur Hambourg se multiplient. En juin 1944 les Alliés débarquent en Normandie. Sur le front de l'Est les Allemands reculent devant l'Armée Rouge. Et, en avril 1945, les troupes britanniques approchent du camp. Les Allemands relâchent alors les détenus de droit commun, une vingtaine, et liquident une trentaine de prisonniers politiques. Les six cents détenus qui restent sont acheminés à pied vers le port de Kiel.

Maurice Sachs fait partie des évacués. Ils marchent durant deux jours, parcourant une soixantaine de kilomètres. Le troisième jour, le 14 avril 1945, à onze heures du matin, Sachs, épuisé, ne peut reprendre la marche. Avec un autre détenu dans le même cas, il est alors abattu d'une balle dans la nuque par un S.S. flamand. Les cadavres sont abandonnés au bord de la route. L'exécution de Maurice Ettinghausen pour "tentative de fuite" est notifiée à la police de Neumunster où sa dépouille sera enterrée sous le matricule Gc 54. Les autres prisonniers arriveront sans encombre à Kiel où ils seront libérés...

Les circonstances de la mort de Sachs ne seront certaines qu'en 1953. Jusque là on racontera tout et n'importe quoi. En 1947, alors qu'on parle de donner le prix Sainte Beuve au Sabbat, publié par Correa en décembre 1946, Aragon s'indigne qu'on puisse récompenser un auteur qui, naturalisé allemand (!), a été fusillé par les Alliés (!!) pour avoir été speaker à la radio de Hambourg (!!!)... D'autres, intrigués par la publication de plusieurs inédits de Sachs entre 1948 et 1954, soit mettent en doute leur authenticité même (Jean Cocteau en attribue la paternité à Yvon Belaval), soit répandent le bruit que Sachs a pu s'enfuir d'Allemagne et se réfugier en Egypte ou ailleurs... On dit l'avoir vu boulevard Saint-Germain... Buchet, l'éditeur de Sachs, demeure sceptique : "Il est impossible que flairant quelque argent à empocher, il ne se soit pas signalé à nous." En 1950, Philippe Monceau publie Le dernier sabbat de Maurice Sachs où il affirme que Sachs a été lynché par les autres détenus après que les gardiens ont fui le camp et que son cadavre a été jeté aux chiens. Monceau prétend avoir été témoin de cette scène de grand-guignol. En fait, libéré bien avant que les Alliés prennent Hambourg, il ne fait que rapporter un conte qu'on lui a fait et qui donne à son livre une fin mémorable.
Le livre connait un succés certain. Il attire notamment l'attention de Louis-Ferdinand Céline qui le trouve "très intéressant pour cent raisons" et demande à Pierre Monnier de l'envoyer à l'acteur Robert Le Vigan, exilé en Argentine, qui "en fera vendre là-bas et peut-être traduire." Le Vigan, ayant bien d'autres soucis, ne donnera pas suite au projet.

Dans sa prison de Hambourg, Maurice Sachs avait noté de sa petite écriture serrée : "Gens que j'aurais plaisir à revoir et dont je veux prendre des nouvelles dès la fin de la guerre : Maman..." (Derrière cinq barreaux). Andrée Sachs revient en France à la fin de la guerre. La gloire posthume qu'assure à Maurice Sachs la publication du Sabbat et de Chronique joyeuse et scandaleuse réveille soudainement l'intérêt de la vieille dame pour un fils qu'elle a abandonné vingt deux ans plus tôt et jamais revu. Rassemblant les manuscrits dispersés, marchandant férocement avec Gallimard, elle parvient à faire publier presque tout ce qu'a écrit Maurice Sachs, jusqu'au Voile de Véronique. En 1957, Andrée Sachs récupère les droit du Sabbat et négocie sa publication avec Gallimard. Seule héritière de Sachs, elle en perçoit les droits d'auteur... Elle meurt en 1961.


Ne laissant rien au hasard, Sachs avait composé la notice biographique qu'il souhaitait voir figurer en quatrième de couverture du Tableau des moeurs de ce temps. Oubliant sa captivité, encore et toujours il rêve d'une vie sanctifiée, rachetée par l'Art. Alors, cynique et naïf, sincère et menteur, optimiste et détaché, il tente de donner sur le papier un sens à l'absurde, un ordre au chaos : "Il entre au Séminaire des Carmes, en sort et se jette dans les folies. Passe en Amérique, y épouse la fille du Modérateur de l'Eglise Presbytérienne, embrasse sa religion; les quitte et retourne en France où il revient au scepticisme qui fait le fond de sa nature. Contraint par des revers de famille de gagner sa vie dès l'âge de seize ans, et ne sachant rien faire, Sachs s'est livré sans calcul et sans prudence à cette grande Aventure amorale qui tente ceux qui se savent propres à tous les états et ne peuvent se consacrer à aucun. Il s'est abandonné à cette existence d'intrigues et d'enthousiasmes ; de farces, de malheurs; d'expédients et de plaisirs qui l'a porté de pays en pays et de métier en métier. Journaliste, comédien, religieux, fonctionnaire,commis, marchand, critique, ouvrier d'usine; conférencier célèbre aux Etats-Unis, puis mendiant obscur ; homme des villes et des campagnes ; reçu dans bien des salons, adulé dans bien des milieux, renié par bien d'autres, il a beaucoup vu et beaucoup vécu, mais ce qu'il sait il l'a payé son prix. Toutefois la passion des lettres lui est venue très tôt ; il les a cultivées sans cesse malgré des vicissitudes extraordinaires. Mais sa singulière existence explique le mélange de traits intéressants et d'articles inégaux ou hâtifs qu'offrent les écrits de sa jeunesse. (...) Moraliste sceptique, et pessimiste de bonne humeur, sa philosophie consiste à reconnaî que l'homme est généralement impuissant à se conduire selon ses principes, à réaliser ses ambitions et à vivre selon ses voeux, mais qu'il peut faire bon ménage avec le hasard. Tout en poursuivant ses pérégrinations, Sachs travaille à deux nouveaux ouvrages : Prester Malthus, essai romancé sur les Principes de la Disquisition; Jean III, essai romancé sur les Principes du Vol qualifié - qui seront ultérieurement publiés par les Editions Gallimard."

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - mai/juin 2001)

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