LES EXCENTRIQUES
MAURICE SACHS - INTRO ET SOMMAIRE
 
Maurice Sachs
Chapitre 10
   
 
Où notre héros découvre que pour souper avec le diable sa cuiller n'est pas assez longue...

"La prière m'était si naturelle qu'il m'arrivait de prier Satan."
Maurice Sachs, Derrière cinq barreaux.




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Hambourg en 1943
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Bombardement de Hambourg
le 24 juillet 1943
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Jusque là tout va bien. Hambourg est une ville active, de deux millions d'habitants. On y travaille pour la machine de guerre allemande. Sous-marins, cargos, tanks, camions sortent des usines où des travailleurs venus des pays occupés remplacent les ouvriers allemands mobilisés. Il n'y a en 1943 que peu d'alertes aériennes ; les Alliés bombardent ailleurs en Allemagne. Sachs s'imagine être à l'abri : le voilà hors d'atteinte de ses créanciers, logé, nourri, payé et sans responsabilité aucune. "Au vrai, il me semble que je suis en vacances, écrit-il. Et peut-être, en effet, sont-ce les vacances de la vie. "(Lettres). L'anonymat du "lager" le repose. Les horaires stricts lui conviennent et son travail de grutier dans un chantier naval lui permet de passer ses journées, seul dans une cabine à vingt mêtres du sol : "Je monte sur ma grue et je goûte pendant dix heures d'affilée une paix extraordinaire. Entre les mouvements du travail de transport que l'habitude rend mécaniques, l'esprit vagabonde à loisir et voit très clair. Je m'aperçois que depus vingt ans je vivais sans avoir réfléchi à moi-même dans le sens d'une confrontation de soi avec l'univers. D'où les impulsives conneries." (Lettres) Il lui arrive aussi, dans sa cabine, de passer le temps à dessiner les plans et choisir les meubles de la maison qu'après la guerre, une fois devenu riche et célèbre, il se fera construire.

Et quand il veut se distraire, le dimanche, Saint-Pauli, le quartier chaud de Hambourg, lui offre ses deux hippodromes, ses théâtres, ses cinémas, ses musées, ses restaurants, ses stands de fête foraine, ses boîtes de nuit et ses bordels. On peut y acheter du tabac de contrebande, de la cocaïne et des putains des deux sexes. Sachs confie ses impressions à son amie Alice Cerf : "Hambourg est une immense ville, Venise triste avec du mystère plein les rues et ce que, même la visitant tu n'auras pas vu, c'est la rue réservée avec les femmes assises en vitrine comme une montre de poupées. Le quartier gai est extraordinaire le samedi soir, peuplé de travailleurs de toute l'Europe et de militaires en masse, mais sans gaieté." (Lettres).

Mais en Allemagne, et encore plus au "lager", on mange peu et mal. A son arrivée, Maurice pesait 105 kilos. Au bout de six mois il en a déjà perdu une quinzaine. Tenaillé par la faim, Sachs compose des menus imaginaires et écrit à Violette de lui expédier du ravitaillement. Et puis il ne supporte pas, lui, le dandy, d'être habillé comme un é pouvantail : "Pour mes vêtements, c'est une vraie catastrophe. (...) Actuellement mon pantalon est troué, ma veste n'a plus de coude, et tachée de minium. Je n'ai ni souliers, ni chaussures, mais une paire de sabots et une seule paire de chaussettes. Voilà ma garde-robe par quelques degrés au-dessous de zéro Je dois assurer que c'est le plus pénible. Je voudrais être propre aussi pour pouvoir aller le dimanche à l'Opéra dont le programme est excellent." (Lettres).Et puis, les semaines passant, il ne supporte plus la promiscuité du dortoir, la grossiéreté de ses compagnons de travail. A plusieurs reprises, il s'en plaint dans son courrier: "La majorité des hommes présents au camp français est d'une sottise, d'une vulgarité affligeante. On remarque en eux tous une dégénérescence de la volonté terrible. (...)Quand on pense qu'ils votaient grâce au suffrage universel, on est évidemment atterré." (Lettres)

Par chance Sachs a fait la connaissance d'un médecin de Hambourg, un homosexuel, qui connait le docteur, homosexuel lui aussi, qui dirige le service de santé du "lager". Grâce à leur intervention, on le nomme délégué auprès des autorité du "lager". Cette modeste amélioration de son sort ne lui suffit pas. En février 1943, Violette Leduc reçoit une missive extraordinaire: "Mon amour. Tu me dis que tu es enceinte et que cela ne va pas tout droit pour toi. Veux-tu que je vienne te voir, te sentirais-tu mieux si j'étais près de toi? Réponds-moi. Je t'embrasse ma chérie." Violette en a le souffle coupé. Elle comprend que Sachs cherche un moyen de rentrer en France, mais elle croit quand même à une déclaration d'amour : "Le miracle s'accomplissait : j'avais un homosexuel à mes pieds. Je me grisai avec l'idée qu'il me reviendrait et que nous aurions beaucoup d'argent à dépenser." (La Bâtarde). Son premier réflexe est d'obéir. Un médecin complaisant lui fournit un certificat de grossesse. Puis elle réflêchit : "Je gardai le papier trois jours et trois nuits sans me décider à l'envoyer. Je n'étais plus flattée. Je pesais le pour et le contre. (...) Je versai des larmes de rage, de fureur, de désespoir. Ses combines m'écoeuraient. "Mon amour", dérision. "Ma chérie", dérision. Sa proposition de me faire un enfant me revenait comme nous revient l'odeur de notre vomissure. Décidément Maurice trafiquait avec mon coeur et son sperme. Je jetai le certificat dans le feu." (La Bâtarde).

Sachs ne se décourage pas pour autant. Il veut quitter l'usine; il quittera l'usine. Mais il compte bien rester en Allemagne pour y attendre tranquillement la fin de la guerre. Ensuite, il partira vers l'Orient. Peut-être en Chine. Comment vivra-t-il? Mais tout simplement en reprenant son emploi de conférencier. Il s'ouvre de ses projets dans une lettre à un ami avocat : "Imbécile, me disais-je hier, tu cherches un métier et tu en as un dans la voix, tu as un capital exploitable, transportable, qui ne doit rien à personne et qui peut rapporter des annnées très grasses. Tu peux voyager et parler dans le monde entier, vendre du bagout, du vent, des mômeries (...). Cela aura plus de bon sens que de vouloir faire des affaires où je me casse toujours le cou. Exploitation aussi de la crédulité, de la niaiserie humaine, mais qui se justifie au nom de la loi. (...) Au fond, c'est renouveler la vie du conteur de Bagdad un jour. Vivre de soi, quelle volupté!" (Lettres). Il voyagera pendant dix ans avant de prendre une retraite studieuse sur la rive gauche à Paris et de s'y consacrer "aux lettres, à la gourmandise et à la conversation." Ces rêveries lui rendent la vie d'usine d'autant plus insupportable. Il est donc temps de renoncer à l'ascèse et de retourner à l'aventure.

Une lettre datée du 28 juin annonce à Madeleine Castaing la grande nouvelle : "Je travaille dans une organisation où mon sens de la machine et de l'intrigue se pouvait le plus particuliérement faire valoir. J'y gagne honnêtement et suffisamment ma subsistance. J'ai ma liberté, une jolie chambre qui tire son jour d'un jardin. Je sors; je vois du monde." (Lettres). Sachs n'en dit pas plus sur cette "organisation". Ceux qui l'ont engagé lui ont recommandé la discrétion, et aussi la fidélité. Comme ils lui offrent le salaire confortable de 400 marks par mois, sans compter les primes, un logement en ville et une attribution de vin, d'alcool et de tabac, Sachs a promis tout ce qu'on voulait. Un contrat n'engage que les imbéciles. Redevenu libre, habillé de neuf, Maurice Ettinghausen se dit correspondant de presse. En réalité, son travail consiste à infiltrer les milieux français de Hambourg pour le compte de la Geheimstaats Polizeï, "organisation" plus connue sous le nom de Gestapo. Maurice avait d'abord offert ses services à la Kriminal Polizeï mais on l'avait renvoyé à l'Abwehr et les services secrets de l'armée lui avaient conseillé de tenter sa chance chez la Gestapo. Les lettres de Sachs révèlent, outre sa remarquable absence de sens moral, l'excitation que lui procure la perspective de nouvelles aventures, qu'il se fait fort de transformer en matériau littéraire : "Mes occupations vont me faire vivre d'une vie que cent feuilletonistes de sixième classe ont décrite sans art et avec seulement l'apparence de la vérité. Cela deviendra peut-être sous ma plume plus habile un chapitre prestigieux de Mémoires futurs. (...) J'ai un travail fascinant qui inaugure l'un des plus curieux chapitres de ma vie." (La Chasse à courre).

Sachs se plonge donc avec délice dans un univers étrange et interlope, où se confondent flics et voyous, espions et truands, mouchards et trafiquants. Hambourg est une Babel. Il s'y lie avec deux jeunes Français, tous deux homosexuels, tous deux collaborateurs. L'un, Philippe Monceau, qui tracera un tableau saisissant de cette faune dans Le dernier sabbat de Maurice Sachs, officie à Hambourg comme recruteur pour la Légion des Volontaires Français; l'autre, Paul Martel, travaille pour la Gestapo. Et bien sûr, tous deux trafiquent au marché noir. Pour séduire ses nouveaux amis, Maurice embrasse le national-socialisme avec un enthousiasme excessif. Comme lors de sa conversion au catholicisme et Maritain, il en fait un peu trop, en rajoute. Aux murs de sa chambre, les citations de Nietzsche voisinent désormais avec les gravures représentant des adolescents. Philippe Monceau n'est pas vraiment dupe mais Sachs, qui "était si séduisant qu'on oubliait sa laideur", le fascine : "Il commençait à composer un nouveau personnage de comédien. (...) C'est ainsi qu'il se révélait à nous comme un vrai national-socialiste et que le mouchard qu'il portait en lui s'entourait de l'auréole du combat pour une cause. (...) Les progrès de Sachs dans l'étude du National-Socialisme étaient prodigieux. D'heure en heure il trouvait de nouveaux motifs d'enthousiasme.". (Le dernier sabbat de Maurice Sachs). Cet enthousiasme déborde même dans les lettres qu'il écrit en France. En Allemagne il a enfin trouvé la civilisation d'hommes qu'il cherchait, une civilisation qui n'est pas corrompue par la désastreuse influence féminne : "Plus je vois de choses ici, plus je suis enchanté de l'Allemagne, incroyablement supérieure à toutes les nations où j'ai voyagé. Nulle hypocrisie dans les moeurs (...) Incroyable réunion de vertus humaines qu'il est bien triste de gâcher dans une guerre." (La Chasse à courre).

Sachs s'est bien un peu inquiété de l'article 175 qui punit l'homosexualité des travaux forcé mais Monceau l'a rassuré : "En Allemagne, l'article 175, sauf cas de scandale, n'était qu'un moyen de chantage pour le Parti et, spécialement pour la police, lorsqu'elle désirait obtenir la soumission d'un rebelle, de celui qui n'était plus dans la ligne ou, simplement pour obtenir des renseignements." (Le dernier sabbat de Maurice Sachs). Avec Monceau, Sachs visite le bar que fréquente le gratin des homosexuels de Hambourg et dont la tenancière, lesbienne, arbore fiérement l'insigne d'or des premiers adhérents du parti national-socaliste. Le "charme diabolique" de Maurice lui permet, bien qu'il ne parle pas l'Allemand, de trouver sans mal des partenaires d'une heure, d'un soir ou d'une semaine. Il multiplie les aventures : Philippe Monceau, Paul Martel, Roger, le jeune maurrassien qui porte une fleur de lys à la boutonnière, et aussi un garçon de seize ans membre des Hitlerjugend, et tant d'autres dont il achète le corps et la jeunesse contre un repas et un costume.

Sachs met à son travail la même ardeur qu'à son plaisir, l'un devant financer l'autre, l'un et l'autre l'amenant dans les rues de Saint-Pauli. Le doute, le scrupule ne l'effleurent pas. N'est-il pas avant tout un aventurier? Et, selon sa formule, "Seuls les aventuriers méritent de vaincre." Encore reconnaissant, pour le moment, à la Gestapo de l'avoir choisi, distingué, adopté, Maurice se félicite de sa bonne fortune avec cette formule pour le moins malheureuse : "Les gens de la Gestapo sont des magiciens; d'un coup de téléphone ils transforment le sort d'un homme." Ses activité de mouchard l'amène dans les chambrées des travailleurs français, volontaires ou requis par le S.T.O.. Ils ne se méfient pas de ce compatriote sympathique, cultivé, amateur de livres et surtout qui sait si bien écouter. Il leur parle de Proust ou d'Agatha Christie et ils lui confient leurs opinions politiques. Satisfaits de leur nouvelle recrue, les gens de la Gestapo lui assignent des missions plus importantes. Il parvient, un peu par hasard, à faire tomber un réseau antifasciste mêlé à des affaires de faux papiers et de contrebande, qui avait jusque là échappé à toutes les polices et dont faisait partie la propre maîtresse de Monceau.

Vite, Maurice Sachs se plaint de la ladrerie de la Gestapo : "Pour lui, un espion, un agent secret, devait être couvert d'or par son employeur." (Philippe Monceau, Le dernier sabbat de Maurice Sachs). L'ingratitude est chez lui une seconde nature. Et l'idée ne lui vient pas qu'il vaut mieux ne pas traiter la Gestapo comme il traitait naguère ses éditeurs, que le risque couru n'est pas le même. Ses demandes d'avances se heurtant à un refus, il décide d'augmenter le volume de ses dénonciations afin d'augmenter le nombre de ses primes. Pour ce faire, il joue les agents provocateurs. Il persuade ainsi un Français employé aux usines Nobel de lui fournir de la dynamite en gros, trouve des acheteurs pour les explosifs et dénonce tout le monde à ses employeurs. Ses éternels besoins d'argent mettent de nouveau Sachs en danger. Il a trahi tant de gens que dans Saint-Pauli tout le monde sait désormais que "Maurice-le-Tante" est un indicateur. Beaucoup ont juré qu'il tomberait à son tour. Et tous savent que la Gestapo ne s'embarrasse pas longtemps d'un mouchard grillé. Sachs n'en a cure. Chargé d'infiltrer le milieu du marché noir, il en profite pour se lancer lui-même dans les affaires, fournissant les Français en nourriture et cigarettes. Avec un profit substantiel puisqu'il vend vingt marks un paquet de cigarettes qui lui en a coûté dix.

Sachs garde assez de lucidité sur lui-même pour se rendre compte que sa vie s'enlise dans les ornières habituelles : course à l'argent, aux plaisirs faciles... Et que devient dans toute cette agitation son oeuvre toujours et encore à venir? Dans sa correspondance il gémit que "Hambourg est bien belle sous le soleil et je m'y ennuie de plus en plus. (...) Je me suis remis à écrire. Le résultat est assez piètre. Bref, je suis de mauvaise humeur contre moi-même, à cause de quelques dettes, de cette mauvaise plume le matin..." (La Chasse à courre). Dans la nuit du 24 juillet 1943, la guerre se rappelle au bon souvenir de Maurice Sachs : l'apocalypse s'abat sur Hambourg. A une heure du matin les sirènes hurlent et les premières explosions retentissent. L'aviation anglaise déverse sur la ville un déluge de feu. Les bombes au phosphore déclenchent un incendie gigantesque. Les raids se poursuivront jusqu'au 3 aout et causeront la mort de 40.000 personnes, marins et civils, hommes, femmes et enfants, citoyens de Hambourg et travailleurs étrangers. A un ami, Sachs raconte "Nous vivons depuis le 24 juillet quelque chose d'incroyable. Cette ville n'existe plus. La ville entière n'est plus que décombres. L'incendie partout allumé renaît de partout. On brûle à droite, à gauche, en face, derrière, nuit et jour." (La Chasse à courre). Monceau l'accompagne à travers la ville dévastée : "Au-dessus de Hambourg un énorme nuage noirâtre stationnait, plus noir que les nuages d'orage, plus dense, plus sale (...). Une odeur écoeurante où se mêlaient celles de tant de matières calcinées, du gaz et des corps brûlés, prenait à la gorge. L'éclatant soleil de juillet ne parvenait pas à percer l'épais nuage de crasse qui grossissait d'heure en heure au-dessus de la ville. (...) Les rues, les arbres se couvraient d'affiches traduites en quatre langues pour que nul ne soit censé en ignorer le texte : "Pilleurs et voleurs seront fusillés." (Le dernier sabbat de Maurice Sachs). Maurice s'arrête devant le cadavre d'un vieillard et murmure : "Pauvre et folle humanité..."

Pauvre et fol Maurice. Durant le mois d'août, dans Hambourg incendié et vidé de ses habitants, il vit en ménage avec Philippe Monceau et Paul Martel. Sachs a beau crâner et écrire à un ami "Une étrange gaieté naît de l'absence de soucis. Il n'y a plus de soucis quand le drame extérieur prend cette ampleur. On attend, on rit, on fait l'amour, on s'abandonne aux risques, on parle à tout le monde." (La Chasse à courre), il est bien plus secoué qu'il ne veut le laisser voir. "Je considère comme assez miraculeux d'avoir encore ma peau, mes os et ma chambre.", confie-t-il à un ami. Mais pour le curieux et sinistre trio l'avenir se présente mal. l'Allemagne ne gagnera pas la guerre. "C'est le commencement de la fin.", constate Martel. Que vont-ils devenir? Sachs prend soudain conscience que la mort est là, qui le guette. Il suffirait d'un rien, que la Gestapo se lasse de ses extravagances, qu'un rival du marché noir se venge, ou qu'une bombe souffle la maison où il dort. Et s'il allait disparaître sans avoir écrit le livre qui sanctifierait, justifierait son existence d'aventurier? Toute sa correspondance résonne de cette angoisse : "Oui, reste à écrire ce livre qui ne veut pas sortir depuis dix ans et qu'il faut sortir. C'est une opération incroyablement difficile. (...) Quand m'accoucherai-je?" (La Chasse à courre). A Madeleine Castaing il promet le 8 septembre : "J'ai 36 ans cette semaine, mon visage a changé beaucoup (je pèse 68 kg maintenant) et les premiers cheveux blancs apparaissent. Il est temps, il est grand temps que j'écrive un beau livre. (...) Pensée constante et tourmentante. Je dois ce livre à mes amis, ce sera la seule excuse à mes errements." (Lettres). En septembre le tourment est devenu physique : "Je suis au point où l'on a besoin d'écrire comme de vomir. Il faut absolument que ça sorte."

Maurice échafaude de nouveaux plans : partir en Belgique et s'installer à Anvers pour y organiser un trafic d'armes vers l'Orient. En attendant, il multiplie les combines. La Gestapo attendait de lui discrétion et fidélité. Elle n'obtient ni l'une, ni l'autre. Sous prétexte de recueillir des renseignements, Sachs emprunte l'argent de la police allemande pour se constituer une bibliothéque ou investir dans un restaurant français, L'Escargot, que fréquente les trafiquants du marché noir. Les nuages s'accumulent au-dessus de sa tête. Les services de la Gestapo de Hambourg viennent d'être réorganisés et il n'a pas d'ami dans la nouvelle direction.

Les Allemands lui reprochent certes ses trafics mais, plus dangereux encore, de leur avoir remis de faux rapports. Martel a découvert que Maurice loin de dénoncer les agissements d'un jésuite suisse, le père Jean Nicot, au coeur d'un réseau de catholiques antinazis, a chaudement recommandé le prêtre à la Gestapo. Pourquoi Sachs a-t-il épargné le jésuite? Certes il en a reçu de l'argent mais, selon Philippe Monceau, l'intérêt matériel ne suffit pas à expliquer le risque pris par Maurice. Les deux hommes ont sympathisé, parlé théologie et chacun a trouvé en l'autre un adversaire de choix. Le jésuite dénonce l'amoralisme et le cynisme de Sachs. L'agent de la Gestapo, lui, déplore la candeur de Nicot : "C'est un enfant, un enfant plein de rêve et d'idéal, il est touchant de naïveté." Pour Monceau, Sachs révéle en épargnant le jésuite qu'il "n'était pas suffisamment par delà le bien et le mal pour mener cette vie d'espion. Il n'était pas fonciérement mauvais mais extrêmement faible. Un enfant, mais un enfant monstrueusement grandi, voilà, je crois, son véritable visage. (...) Sachs se piqua au jeu et voulut le battre, en combat singulier (...). Alors qu'il pouvait rapidement l'anéantir (...), il continuait devant la Gestapo à le soutenir (...). Non, Sachs n'était pas l'être odieux qu'il paraissait. Il pouvait éprouver des sentiments nobles. Son exhibitionnisme ne faisait que masquer sa faiblesse." (Le dernier sabbat de Maurice Sachs).

Pourtant en septembre il ne donne encore aucun signe d'inquiétude : "Il y a des années et des années que je ne me suis senti si bien, si calme, si d'accord avec moi-même. Peut-être même jamais auparavant. C'est extraordinaire." Le 19 octobre, il met en chantier un roman d'aventures où il cherche à "remuer la vase la plus secrète, à pénétrer au fond des coeurs." Mais, au fond de lui, Sachs sait sans doute qu'il a joué et perdu. En ne trahissant pas le prêtre il se condamne lui-même. Il semblecependant incapable de réagir. Peut-être compte-t-il encore sur sa chance pour le sauver? Peut-être est-il trop fatigué? En novembre, Monceau le trouve triste, abattu. Tout lui semble perdu. Sachs cherche du courage dans le cognac et l'écriture : "Je dois m'attendre aux pires choses. La Gestapo me fera payer ma légèreté. (...) J'écris encore, malgrè tout, car la vie me serait impossible si je ne me sentais plus homme de lettres." (Le dernier sabbat de Maurice Sachs).

Le 16 novembre 1943, les hommes de la Gestapo viennent arrêter Maurice à son domicile. La veille, incorrigible, il avait emprunté 2500 marks à son logeur. La police allemande fait le grand ménage : Monceau, Martel et tous ceux qui ont travaillé avec Maurice Ettinghausen prennent le chemin de la prison de Hambourg. Dans le camion qui l'amène, Monceau entend la porte de la prison se refermer, "marquant par un choc sourd le point final d'un chapitre de notre vie.".(Le dernier sabbat de Maurice Sachs).

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - avril/mai 2001)

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