LES EXCENTRIQUES
MAURICE SACHS - INTRO ET SOMMAIRE
 
Maurice Sachs
Chapitre 9
   
 
Où notre héros accumule les kilos et les dettes, rêve d'Orient mais cède à la tentation des verts pâturages de Normandie et sur un coup de tête part pour l'Allemagne...


"Ah! ce n'est pas une destinée confortable, non! Mais il n'y a sans doute rien à regretter.
Il fallait que ce soit ainsi. Inconfortable! Très inconfortable!"
Maurice Sachs, Derrière cinq barreaux.




Il faut maintenant se poser la question de l'attitude de Maurice Sachs face aux menaces qui pèsent sur les Juifs. Comment expliquer une conduite qui paraît incompréhensible, voire suicidaire? On le voit ainsi se présenter durant l'hiver 1941 à à Karl Epting, président de l'Institut franco-allemand afin qu'il intervienne auprès de la censure pour faire autoriser une pièce de théâtre dont Sachs est l'auteur. Si Epting lui propose de collaborer aux Cahiers franco-allemands, le directeur de la censure lui n'est pas amusé. L'affaire en restera là.

On sait qu'avant-guerre Sachs a, par deux fois, répondu à des attaques antisémites. Répliquant à Jouhandeau, il écrit dans L'Action Française du 22 octobre 1936 : "Je ne m'étonne guère que commenceà sonner le grelot de l'antisémitisme, car quand on ne sait plus à qui s'en prendre, c'est toujours aux Juifs qu'on s'en prend." En 1939, il réagira de même à un texte de Léautaud. Mais sa réponse à ce que certains appellent "la question juive", est pour le moins sommaire. Selon lui, les Juifs n'ont le choix qu'entre s'assimiler totalement aux "Aryens" ou quitter l'Europe pour s'établir en Palestine. Personnellement le sionisme ne le tente pas.

Sachs n'affiche pas d'animosité particulière contre les Allemands. Dans Derrière cinq barreaux, carnet de notes tenu en Allemagne entre 1943 et 1945, Sachs dénonce "la faillite si évidente de l'humanisme et du libéralisme". Il ne doute pas de la victoire finale de l'Allemagne. Non qu'il la souhaite ou s'en soucie particuliérement. Mais, il ne le cache pas, certains aspects de l'idéologie nazie lui agréent : "Le national-socialisme me plaît entre autres raisons parce qu'il a enlevé son lustre au commerce et l'a ramené à sa juste et médiocre valeur."

Il ne montre pas non plus de compassion particulière pour le peuple juif, dont il déplore la résignation qui lui semble le trait dominant de son caractére. Voyant, à la campagne, passer un troupeau de moutons, il soupire tristement : "Les Juifs...". Le drame qui se joue ne lui échappe pas. Mais, enfermé dans son amoralisme, Sachs ne croit pas qu'il existe des victimes innocentes. Ainsi, dans un raccourci saisissant, fait-il remonter la tradition antisémite jusqu'à... Moïse et écrit : "C'est une race perverse et trompeuse." dit Moïse des Juifs. Les autres races ne font que répéter ce mot ancien et vrai." (Derrière cinq barreaux). Le malheur qui frappe cette "race perverse et trompeuse", lui semble inévitable : "Les Juifs, peuple élu. Elu pour la malédiction." (Derrière cinq barreaux). Et Sachs d'interpréter cette malédiction comme l'expiation d'une faute. Le passage qui suit vaut qu'on le cite en entier - il a été écrit, rappelons-le, à Hambourg, entre 1943 et 1945 : "Tout le récit des guerres de Josué, dans la Bible, est intolérable de cruauté gratuite. Toutes ces villes passées au fil de l'épée, les innocents accablés, ces rois pendus font horreur. Ce sont les moeurs du temps, dira-t-on. Eh bien les moeurs au XX° siècle ont été de persécuter les Juifs et de détruire les villes allemandes. Rien de tout cela ne vaut mieux. L'homme est fou et cruel. Les Juifs sont aussi cruels que les autres et ils ont légué le triste récit de leur cruauté au monde occidental." (Derrière cinq barreaux). Plus loin, il précise encore sa pensée : "Les Juifs des temps modernes sont les inventeurs d'une sorte de guerre qui n'est pas celle des armes et l'on voit que chacun la hait et la combat tôt ou tard par les armes et par le sang." Sachs renvoie dos à dos les bourreaux et les victimes. Juifs ou Nazis, tous les hommes partagent la même culpabilité. Alors pourquoi Sachs s'intéresseraient-ils plus particuliérement aux uns ou autres? Qu'on ne l'ennuie pas avec ça et qu'on le laisse vaquer en paix à ses propres affaires, ses trafics et ses amours!

Et, de toute manière, comment lui, le mouton noir, pourrait-il imaginer partager le sort qui menace un troupeau auquel il se sent étranger depuis toujours? Issu d'une famille sans religion, converti au catholicisme, Sachs ne comprend pas "de la part des Hébreux (...) leur obstination raciale : Rester Juifs." (Derrière cinq barreaux). Lui a choisi une autre voie et s'estime parfaitement assimilé. Pourquoi s'affoler? Il suffit de prendre quelques précautions pour ne pas paraître juif, comme aller à la messe, ou utiliser le nom de son père, Ettinghausen (qui a, il s'en est persuadé, le mérite de sonner allemand). Et puis, malin comme il est, il trouvera toujours un arrangement, une combine. Pierre Braunberger se souvient qu'à Maurice Sachs qui lui conseillait de fuir au plus vite en zone libre, il demande : "Et toi?". Sachs répond : "Moi ce n'est pas pareil, je suis pédéraste.". (cité par Henri Raczimow dans Maurice Sachs). Theodor Lessing, dans La haine de soi - le refus d'être juif, publié en 1930, démonte cette illusion qu'il y a à se croire devenu un parmi d'autres : "Et comme ce qui est chrétien est encore si nouveau pour toi, tu t'appliques tant à le mettre en avant. Mais peu importe : au moins maintenant tu es à l'abri. Vraiment? C'est ton cadavre qui est à l'abri. Tu es mort. C'est de ton conflit interne que tu es mort. Pour accéder à la célébrité et au bonheur tu as marché dans le chemin du suicide. Alors qu'au plus profond de ton âme pleurent des milliers de morts, or les morts sont bien plus puissants que tout ton bonheur et toute ta gloire."

Maurice Sachs se croit donc à l'abri et se pavane dans les rues de Paris, installé dans un fiacre qu'il retient à la journée. L'appartement qu'il loue rue de Rivoli, et dont les fenêtres donnent sur la statue de Jeanne d'Arc, accueille une faune de bijoutiers, trafiquants, gigolos, entremetteurs, et parasites de tout poil, fort peu discrète. A l'occasion, Sachs ne dédaigne pas d'avoir des relations commerciales avec l'occupant. On rencontre chez lui un officier allemand, monocle noir et bonnet de fourrure, bottes et pantalon de cheval, qui se déplace en Hispano-Suiza, vend des camions au marché noir et se porte bien volontiers garant de Maurice auprès de la Gestapo.

Sachs profite et prend du poids. Il frôle les cent kilos. L'argent lui brûle les doigts. Il le dépense plus vite qu'il ne rentre, en amants de passage, en vêtements de bon faiseur, en restaurants de marché noir. Et le voilà de nouveau précipité dans un tourbillon d'escroqueries diverses. Un de ses complices loue des appartements meublés dont Sachs déménage ensuite le mobilier. La propriétaire du bel appartement de la rue de Rivoli a eu l'imprudence d'y laisser des tapis précieux? Sachs les vend pour son propre compte et à deux acheteurs différents! Sachs détrousse inconnus et amis avec la même absence de scrupules. A Jean Alley (pseudonyme d'Alice Cerf), il envoie une longue lettre pour se justifier d'avoir vendu une fourrure volée à celle qu'il appelle "mon bon chou". Réclamant l'indulgence de son amie, il écrit avec beaucoup d'aplomb : "Il est vrai que c'est socialement parler une saloperie. Il est vrai que je suis asocial. Mais il est vrai aussi que j'ai une profonde affection pour toi et que par une singulière amoralité que je n'essaie pas de défendre, je n'ai pas un remords positif de cette asocialité. Je n'aurais de remords que si je t'avais fréquentée par calcul, en m'emmerdant, dans le but de profiter de toi, que si je t'avais traitée en amie pour te prendre une fourrure. Là réside ma seule moralité. Je ne mens pas, je ne calcule pas. Ou si je mens, c'est acculé à un ennui d'argent dans la seule mesure de cet argent que je méprise." (Lettres). Qu'est-ce donc qu'un petit vol entre amis!

Mais plus Maurice se démène, plus il s'enfonce. En mars 1942, il avoue trois millions de dettes! Un soir, Violette Leduc est convoquée d'urgence rue de Rivoli : "J'avais couru Paris pour lui à huit heures du soir et, dans la boutique encore ouverte, j'avais trouvé ceci et cela qu'il désirait et que je lui apportais." (La Bâtarde). Elle trouve Maurice alité, malade et abandonné par son dernier gigolo en date : "Maurice Sachs me laissa entendre qu'il avait bu pendant des jours et des jours après la rupture. (...) Il était en faillite, il fallait qu'il quitte l'appartement. Il me parla de ses errements, de ses nuits de désespoir, de ses nuits de boisson avec le valet de chambre. J'appris plus tard qu'il pleurait pendant des heures sur les bancs, la tête appuyée sur l'épaule de son domestique devenu son compagnon." (La Bâtarde).

Sachs est aux abois. Il a survécu de justesse à deux attaques de septicémie. Toute sa garde-robe lui a été volée par un ami aussi indélicat que lui. Chassé de l'appartement de la rue de Rivoli, brouillé avec les bijoutiers de la place Vendôme, poursuivi par des créanciers toujours plus nombreux, il doit chercher refuge dans un bordel homosexuel à l'enseigne des Bains Duret, tenu par un ancien employé du Ballon d'Alsace. Là, gros, gras, avachi, enveloppé d'un peignoir de bain, il travaille au manuscrit de l' Histoire de John Cooper d'Albany et laisse pousser une barbe supposée le rendre méconnaissable. Indésirable à Paris, il voudrait s'installer en zone libre. Mais pour cela il lui faut de l'argent. De tous ses amis, seule l'infortunée, dans tous les sens du terme, Violette Leduc se laisse encore extorquer trois cents francs ici, sa bague de mariag là. Et même si, un jour qu'il lui a proposé de lui faire, contre argent, un enfant, elle le quitte avec "une sérieuse envie de dégueuler", Violette, transie d'amour, n'en continue pas moins de lui chercher toutes les excuses du monde : "Il connaissait des gens fortunés et voilà qu'il se tournait vers une pauvre, une obscure. Répondre à l'appel d'un ami dont les amis sont las. On dit que les homosexuels abusent des femmes qui sont folles d'eux. Tant pis pour elles, tant pis pour moi." (La Bâtarde).

Eté 1942. Maurice Sachs revient d'un bref séjour en Charente. Le 16 juillet a eu lieu à Paris la rafle du Vel' d'Hiv'. Parmi les Juifs qui ont échappé à la police française, nombreux sont ceux qui veulent quitter Paris. Ils fournissent le gros de la nouvelle clientèle de Maurice Sachs. Brûlé dans le milieu des trafiquants d'or, il s'est reconverti en organisant une filière de passage en zone libre. Ses clients viennent le trouver dans un café, le Rubis, où il a installé son "agence de voyages". Le passeur est un jeune homme, son amant, qu'il a ramené de Charente. Ces activités lucratives lui prennent une heure ou deux en milieu de journée. Le matin, dans un hôtel de la rue La Motte-Picquet, levé tôt, il écrit. L'après-midi, il fait la sieste ou se plonge dans la lecture avant d'aller se promener au Champ-de-Mars en balançant une canne baudelairienne. Et il mange, et il boit. "Maurice paraît calme et content, il a de l'argent.", constate Violette Leduc.

Heureuse, Violette ne l'est pas. Elle vient de quitter son mari et de se faire avorter, n'a plus de travail. Aussi accepte-t-elle l'offre de Sachs de rester auprès de lui. Maurice a besoin d'avoir de la compagnie, quelqu'un pour l'écouter parler, le regarder écrire, et lui confirmer ainsi qu'il existe. Depuis quelque temps, l'idée de partir le tarabuste à nouveau. Il a envoyé une lettre étrange aux éditions Correa pour annoncer : "Il y en a vraiment assez pour moi et pour tant d'autres, de cette existence des villes, des intérêts, de la muflerie des peuples civilisés, des plaisirs des sales quartiers et de la mousse des champagnes. Assez de misères aussi, subies et cherchées. Je m'en vais. Je ne sais où je vais : où j'irai. Vers l'Orient s'il me reste quelque chance. Vers la grande liberté païenne de l'amour, vers les climats faciles et les nourritures frugales. Vers la pauvreté, si l'on veut, qui serait une vraie richesse. (...) Je n'ai plus envie d'être grand, ni célèbre, ni parfait - oh! candeur. Mais je veux aller où je puisse être, obscurément, un homme qui ne me dégoûte pas." (Le Sabbat).

L'Orient, ce sera en fait Anceins, dans l'Orne. Maurice Sachs et Violette Leduc, se faisant passer pour un couple marié, y débarquent en septembre 1942. Le lendemain la police perquisitionne dans le village à la recherche de Juifs. Affolée, Violette trouve Maurice couché, lisant avec sérénité. Il ressemble à un Néron à moitié chauve. Elle le supplie de se lever, de faire quelque chose, lui dit qu'elle a peur pour lui. "Peur de quoi?", s'étonne Sachs. Un vieux paysan leur loue deux piéces dans un grenier. Maurice a choisi de faire chambre à part et Violette peut souffrir tout son saoul : "Je me tournai du côté de la porte, je vis un rai de lumière. Maurice veillait. Je pleurai. Je me désespérai parce que j'étais séparée de sa veillée. Il lut une partie de la nuit. Je m'endormis, loin de lui, près de lui, après qu'il eut éteint." (La Bâtarde).

Insensible au désarroi de sa compagne, Maurice Sachs organise aussitôt sa vie. On le voit chaque dimanche à l'église. Au moment de la quête, il glisse avec ostentation un billet dans la corbeille. Au café il bavarde volontiers avec les clients, leur laisse entendre qu'il est fort riche. Les villageois sont vite apprivoisés et l'appellent M. Maurice. Un temps, M. Maurice caresse le projet de faire des "affaires" avec les riches fermiers des environs : il trafiquerait viande et beurre comme il trafiquait l'or. Violette l'en dissuade : "Vous voudrez les rouler et c'est eux qui vous rouleront. (...) Nous ne sommes pas en ville. Ils n'ont pas le loisir d'être indulgents. (La Bâtarde). Alors, drapé dans une vieille robe de chambre crasseuse, M. Maurice remplit des cahiers d'écolier de sa petite écriture. Loin de toutes les tentations de la ville, dans ce bourg que ne traverse qu'une rue, il n'a rien d'autre à faire. Il travaille donc au manuscrit de La Chasse à courre. Le livre, qui ne sera publié qu'en 1949, raconte les aventures de Sachs depuis depuis le début de la guerre et ne dissimule rien, bien au contraire, des petites et grandes canailleries qu'il a commises. Sachs tient là le ton picaresque, vif et amusant, qui lui convient. Il cherche moins à apitoyer le lecteur que dans Le Sabbat. Selon Jacques Brenner, "Pour parler du marché noir, du trafic des bijoux et de l'or, de tous les commerces clandestins, Sachs est imbattable. Il restera comme l'historien de cette faune étonnante des trafiquants venus des milieux les plus divers. Sachs est ici un coquin qui raconte ses friponneries avec une prestesse digne de Figaro."(Histoire de la littérature française). Il commence aussi un roman, Les Frères Hirtz, qui n'a pas été conservé.

Parfois, le soir, il vient dans la chambre de Violette, avec une bouteille de calvados et des cigarettes, et parle des heures durant. Ces soirées de gala, comme elle les appelle, sont pour Violette un plaisir et un supplice : "La présence d'un homme qu'on aime et qui vous intimide, la présence d'un homme intelligent qu'on écoute aussi avec ses ovaires est un gala et un enfer."(La Bâtarde). Maurice lui a donné à lire son manuscrit du Sabbat et Violette a pleuré en découvrant son talent d'écrivain. Auprès de lui, elle se sent "brisée de bêtise". Assis près du lit de Violette, Maurice parle de lui, de son enfance, de sa mère, de sa jeunesse, de ses rencontres, Cocteau, Maritain, Max Jacob... Et de son projet de partir pour l'Orient. Violette écoute. Violette admire. Violette essaie de rêver : "Je me racontais que j'étais Cléopâtre, que je pouvais lui donner cet Orient qu'il désirait." Mais elle se rend bien compte qu'elle ne tient aucune place dans les projets d'avenir de Maurice Sachs.

Elle tient d'ailleurs de moins en moins de place dans sa vie présente. Sachs s'est entiché d'un petit garçon de douze ans, Gérard, fils d'un Juif disparu en déportation. Sa mère l'a mis en pension chez une dame du village et ne vient pas le rechercher. L'enfant est beau et intelligent. Maurice lui donne des leçons de français, lui fait lire et apprendre de la poésie. Il devient son père, son dieu. Violette est jalouse. Alors elle raconte à Maurice sa jeunesse de petite bâtarde laide et pauvre. Elle crie, elle pleure. "Vos malheurs d'enfance commencent à m'emmerder", lui déclare Sachs. Et, comme on se débarrasse d'un enfant turbulent, il lui donne un porte-plume et un cahier et lui dit d'aller s'asseoir sous un pommier et d'écrire ce qu'elle lui raconte. Et Violette découvre qu'elle peut écrire, "avec l'insouciance et la facilité d'une barque poussée par le vent.". Le soir, elle rend son "devoir" : "Il lisait, j'attendais la bonne ou la mauvaise note. - Ma chère Violette, vous n'avez plus qu'à continuer, me dit-il." (La Bâtarde).

La parenthése normande ne va durer que trois mois. Le temps pour Sachs de dépenser tout son argent et de se lasser de Gérard et de Violette. Dans une lettre à un ami, Sachs ne prend pas de gants avec celle qu'il qualifie d'apatride de la vie : "Enfin trois mois de la compagnie d'une femme qui ne m'est qu'une amie, mais nerveuse et amoureuse de moi depuis trois ans (!!) m'a confirmé beaucoup dans ce que je pensais des femmes, si lâches d'esprit, si endurcies dans la matière, si absorbantes de nature." (La Chasse à courre). L'hiver approche; Sachs décide qu'il est temps de partir. Pour Violette il invente un vague mensonge, mal ficelé, et lui raconte qu'il s'en va chercher une petite maison dans le Poitou, où ils pourront vivre et écrire tous les deux. Quant à Gérard, il n'a qu'à rentrer chez sa mère à Paris. Violette ne le croit pas. Elle pleure pendant deux jours. Le matin du départ de Maurice, elle se lève pour lui dire au revoir : "Voûté sous la pluie diluvienne, portant la serviette de cuir d'une main, le paquet de victuailles de l'autre, fagoté plutôt qu'habillé, Maurice poussa la barrière à tâtons en me reprochant de m'être levée. j'embrassais ses joues mouillées sous son feutre rabattu. (...) Maurice descendit la côte, il disparut dans les brumes. Je me disais : je ne le reverrai pas, c'est fini." (La Bâtarde).

Ce matin de novembre 1942, Sachs s'éloigne sans état d'âme : "Je m'en vais donc léger de tout, sans argent et muni d'espérances, sans costume décent mais avec un sourire." (La Chasse à courre). Il abandonne sans remords Violette et Gérard, les deux seuls êtres qui l'ont aimé de façon désintéressée. Sans argent, et espérant contre toute logique le retour de Sachs, Violette reste à Anceins. Avec l'aide de Gérard et sur les conseils de Maurice, qui lui a laissé une liste d'amis parisiens à ravitailler, elle se lance dans le marché noir. L'argent rentre vite et bien. Violette fait la navette entre Anceins et Paris et conduira ses activités de trafiquante jusqu'à la Libération. Gérard, lui, rejoint sa famille à Paris en 1943. Il sera déporté avec sa mère et son frère et mourra à Auschwitz. "Pauvre enfant sacrifié par nous tous." , écrit Violette Leduc.

Une semaine après le départ de Sachs, elle a reçu de bien étranges nouvelles. Une carte-lettre lui annonce que Maurice vient de s'engager comme travailleur volontaire en Allemagne et part pour Hambourg. Violette verse des larmes de rage impuissante : "Il n'a pensé qu'à lui et il m'a trompée. Hambourg! Il est fou. Il croit qu'il sera plus fort qu'eux et c'est une folie. (...) C'est le manque d'argent qui l'aura forcé à prendre un engagement de travailleur libre. (...) Et puis la soif du départ le tenaillait. Son Orient, son Liban... Les grands écrivains qui voyageaient. Flaubert, ma chère. Gide, ma chère. Lawrence d'Arabie, ma chère. S'il m'avait dit la vérité avant de me quitter... J'aurais essayé de le comprendre et de le détourner de son projet." (La Bâtarde).

A Hambourg, Maurice Sachs note sur son cahier : "Il s'agit d'abord d'être un aventurier : mieux vaut ensuite que l'aventure soit noble."

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - avril/mai 2001)

MAURICE SACHS - INTRO ET SOMMAIRE

 

 
   

 
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