LES EXCENTRIQUES
MAURICE SACHS - INTRO ET SOMMAIRE
 
Maurice Sachs
Chapitre 8
   

 
Où l'on constate qu'une guerre, même mondiale, ne suffit pas à ramener notre héros sur le chemin de la vertu...

"Si c'était à refaire, je ne me referais pas, mais, tel quel, je m'amuse moi-même."
Maurice Sachs, Derrière cinq barreaux





Réfugié chez sa grand-mère, rue du Ranelagh, à l'abri, provisoirement, de ses créanciers, Sachs se remet au travail. Il achève le manuscrit de Le Sabbat au printemps 1939. Reste à trouver un éditeur. Préfèrant oublier le contrat qui le lie à la N.R.F. (ses créanciers bloquent ses droits chez Gallimard qui, de plus, n'a pas l'intention de lui concèder de nouvelles avances), Sachs approche discrétement Buchet et Chastel qui dirigent les éditions Corrêa. Encore une fois son charme agit: "Jamais il ne s'énerve. Dès qu'il voit son interlocuteur se fâcher ou seulement se raidir, il cède, il bat en retraite mais pour revenir à la charge au premier moment propice.". (Edmond Buchet Les Auteurs de ma vie). L'éditeur accepte non seulement de publier Le Sabbat malgré la menace de Gallimard mais encore accorde une avance confortable.

Par ailleurs il rédige hâtivement un livre promis à la Nouvelle Revue Critique d'Alfred et Fernand Keller. Au temps du Boeuf sur le toit démontre l'art et la manière d'accomoder les restes. Sous couvert du journal tenu par un jeune homme entre 1919 et 1929, Sachs recycle souvenirs et anecdotes, cite la presse et la publicité, empile les noms de célébrités, accumule les ragots, emprunte à The Decade of Illusion, ressuscite Blaise Alias, parle de tout et de rien. Bref, comme l'écrira André Fraigneau dans la préface à la réédition de 1947 : "La documentation est hâtive, le détail peu exact, le choix discutable, le portrait approximatif." Mais cela fait rentrer un peu d'argent frais.

Poursuivant sur sa lancée, il met en chantier la suite de Alias. Sa grand-mère partie passer l'été à la campagne, Maurice a l'appartement pour lui tout seul. Il décore les murs de sa chambre avec des photographies de tableaux qu'il fait admirer aux jeunes gens qui viennent le visiter. Corrêa annonce la publication de Le Sabbat pour le 15 septembre et lui en envoie les épreuves à corriger. Il s'amuse à mettre en exergue une citation du livre de Job : "Les dérèglements de sa jeunesse pénétreront jusque dans ses os et se reposeront avec lui dans la poussière." Citation destinée à confirmer l'innocence de Sachs : il n'est pas responsable de ses vices. Tout le mal vient de son milieu familial. La phrase sonne bien mais sort en fait de l'imagination de Sachs! Il joue le même tour à Pierre Fresnay. Comme l'acteur s'inquiéte de savoir si Maurice a l'intention de rembourser l'argent emprunté à divers amis, il reçoit une lettre où Sachs lui reproche son manque de confiance et lui assène deux citations de l'Ecclésiaste vengeresses mais entièrement fabriquées pour l'occasion.

Un évènement inattendu (du moins pour Sachs) vient quelque peu bouleverser le cours paisible des choses : le 1er septembre 1939 la Wehrmacht envahit la Pologne. Curieusement les autorités militaires jugent que Maurice Sachs peut et doit apporter sa part à la défense de la patrie. Le 2 septembre il est mobilisé à l'Ecole Militaire comme secrétaire d'état-major et interprète. On l'affecte au centre d'engagements spéciaux de la Légion Etrangère. Le lendemain la France et l'Angleterre déclarent la guerre à l'Allemagne.

Même s'il a fait son testament et légué à Henry Wibbels ses manuscrits et ses (hypothétiques) droits d'auteur, Sachs ne paraît guère inquiet et écrit à sa grand-mère: "Nous avons été surchargés de travail, plus de 400 engagements par jour à enregistrer, l'esprit vidé, le temps de penser à rien (...) Notre vie morale est simple et bonne, pas l'ombre d'une frayeur. La guerre ne fait peur que de loin." (Lettres). Et le brave soldat de demander à sa grand-mère de lui tricoter des chaussettes, taille 42, poil de chameau si possible. Et non, il ne peut pas fournir la laine.

L'armée l'envoie finalement à Cherbourg auprès de l'état-major anglais. Là, entre autres fonctions, il doit, si on l'en croit, se "tenir sur un petit tabouret à l'entrée d'un bordel et à traduire les demandes des Ecossais aux filles." (Edmond Buchet, Les Auteurs de ma vie). Pour tromper la monotonie de cette drôle de guerre, il continue d'écrire, lit beaucoup (Villon, Whitman, Coleridge) et correspond avec Gide et Paulhan. Affecté à Caen, il se plaint auprés de Jean Paulhan de l'ennui et de la sottise de la vie militaire : "Dans ce silence obscur de Caen, j'ai l'impression que nul au monde ne sait que j'existe, que je ne suis personne, et que même je n'ai jamais connu quiconque."

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Violette Leduc
(sans chapeau) en 1939
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Il écrit aussi à une jeune femme rencontrée à Paris, aussi égocentrique et solitaire que lui, Violette Leduc. Il l'a vue pour la première fois dans les bureaux d'une maison de production de scénarios liée à la N.R.F., Cyclops, où la jeune femme assume, avec une incompétence égale, les charges de lectrice, secrétaire, standardiste et femme de ménage. L'excentricité naturelle de Violette Leduc, la laideur étrange de son visage intriguent Sachs qui l'invite à déjeuner rue du Ranelagh. Violette, elle, est fascinée par la bouche de l'écrivain : "Bouche usée, bouche qui a vécu. (...) Quand il riait, sa bouche ne voulait pas de la gaieté." (La Bâtarde). La générosité et l'hospitalité qu'il témoigne à une parfaite inconnue la foudroie. Après le dîner, Sachs lui avoue sans détour qu'il aime les garçons. Violette lui trouve une ressemblance avec Oscar Wilde : "Je les confondais tous les deux et j'aurais voulu serrer Maurice Sachs dans mes bras.(...) J'avais honte de mes hanches de femme quand je lui dis au revoir. Je me prenais pour Aphrodite, j'assassinais ma croupe. Me métamorphoser en jeune toréro sortant vainqueur et glorieux de l'arène." (La Bâtarde). Violette Leduc, qui possède la vocation du malheur, tombée aussitôt amoureuse de cet homme qui ne peut, ni ne veut l'aimer.

Dans sa lettre Sachs lui demande simplement d'aller prendre quelques objets rue du Ranelagh et de les lui envoyer. Visiter l'appartement où Sachs a vécu et retrouver le décor familier de l'auteur de Alias bouleversent Violette : "Pourquoi voulais-je tout voir, tout découvrir, tout inspecter? Pour tenir la main potelée de Sachs, pour frôler avec un doigt sa bouche trop expérimentée se posant sur la serviette, sur la fourchette. (...) Fusait de chaque coin le rire bref, le rire attristant de Maurice se moquant d'abord de lui-même. Je m'éloignai de la rue du Ranelagh la tête haute, fière d'avoir la confiance de Maurice." (La Bâtarde). Alors, en plus des objets qu'il réclame, elle lui expédie une écharpe vert foncé qu'elle a tricotée elle-même.

Corrêa a suspendu sine die, pour cause de guerre, la parution du Sabbat. Sachs en propose quelques chapitres à La N.R.F. Paulhan refuse tout net. Sachs se retourne alors vers Buchet et Chastel et offre de leur vendre son manuscrit pour solde de tout compte. Les éditeurs acceptent. Enhardi par cette rentrée d'argent, Sachs décide qu'en ce qui le concerne la guerre a assez duré. D'ailleurs il ne s'y passe rien. Un certificat médical facilement obtenu d'un ami psychanalyste lui permet d'être réformé le 12 janvier 1940.

Pour le moment il reste à Caen où il tient une sorte de salon littéraire que fréquentent quelques étudiants. L'un d'eux en dresse un portrait pathétique : Sachs "recevait à demi couché sur son lit, un peu comme madame Récamier, revêtu d'un énorme pull-over de laine bleu marine. Il était gras, plutôt mal rasé. L'on buvait du thé emprunté au mess des officiers anglais (...) et l'on écoutait ses monologues sur son alcoolisme passé ou ses rapports avec Gide." (cité par Henri Raczimow dans Maurice Sachs). On le décrit comme un gros patapouf, un Oscar Wilde sans les cheveux et il doit déployer toutes les ressources de son charme et de sa conversation pour faire oublier aux jeunes hommes qu'il veut séduire une disgrâce physique de plus en plus évidente. Charme qu'il met aussi à profit pour vivre à crédit aux dépens des commerçants de Caen.

Sachs, libéré de ses obligations militaires, tente de regagner les bonnes grâces de Gaston Gallimard et de justifier les accrocs faits au contrat qui les lie : "Il n'y a pas d'écrivains assez niais pour préférer voir leurs livres sortir chez Corrêa qu'à la N.R.F.; mais il peut y avoir des gens emmerdés qui préfèrent quelques billets de mille à tout honneur." Sans vergogne, Sachs bat sa coulpe, décrie Buchet et Chastel pour mieux caresser Gallimard : "Chez vous je suis un auteur inconnu, invendu, obscur, perdu dans une foule nombreuse. Chez eux je suis le type brillant qu'ils ne voient que rarement, qui les épate, transfuge d'une meilleure maison, et sur lequel ils mettent assez d'espoirs pour accepter sa production telle qu'elle leur arrive." Oui mais ni Gaston Gallimard ni Jean Paulhan n'ont la moindre intention d'accepter la production de Sachs telle qu'elle leur arrive...

Ils refusent donc Abracadabra, une médiocre historiette que Sachs résume ainsi dans une lettre à sa grand-mère : "C'est l'histoire d'un jeune garçon riche qui s'ennuie. Le nain Grain-de-sel, qui est fée, vient le voir et, pour le distraire, le conduit à Joconde, capitale des fées, où les fées et les hommes vivent ensemble. Cela n'amuse guère le jeune Daniel que la richesse a abêti. Même une belle jeune fille qu'on lui montre ne l'émeut pas. Le nain dépité le reconduit à Paris et suscite une grue qui le ruine. A travers la pauvreté, ce jeune niais commence à prendre de l'intelligence. Peu à peu la vie se revalorise. Quand enfin il comprend que la femme qu'il aimait et qui l'a ruiné était le double féerique de la Belle au bois dormant. Il la retrouve et l'emporte. Il a compris le sens profond de la vie.q" Sachs jure ses grands dieux qu'il faut voir dans son manuscrit l'ébauche d'un "vaste conte des Mille et Une Nuits d'Occident qui aura peut-être quatre, cinq ou six volumes de cinq cents pages.", sans parvenir à en convaincre ni Gaston Gallimard, ni même Buchet et Chastel qu'il sollicite aussi.

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Maurice Sahs
à son bureau
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Les délices de Caen n'ont qu'un temps. De retour à Paris, Sachs récupère l'appartement de la rue du Ranelagh. En mai 1940 on fait appel à sa connaissance de l'anglais et ses talents de conférencier. Radio Mondial, où travaille déjà Colette, l'engage pour assurer des émissions de propagande en direction des Etats-Unis, qu'il s'agit de convaincre d'entrer en guerre contre l'Allemagne. Sachs réalise son émission de 11h du soir à 5h du matin, décalage horaire oblige. On ne sait si les ondes de Radio Mondial parviennent jusqu'en Amérique et l'effet que peuvent avoir sur les citoyens des Etats-Unis les appels de Maurice Sachs à défendre "nos Champs Elysées, les jonquilles des Tuileries, les petites rues familières du quartier Latin, Chartres, Compiègne, Versailles." En juin, les troupes allemandes déferlent sur la Belgique. Le 11, Radio Mondial fait sauter son émetteur et évacue son personnel. Sachs charge deux Américaines et une caisse de whisky dans une Buick et prend la route de l'exode.

Une semaine plus tard il parvient à Bordeaux, où s'est replié le gouvernement français, et y retrouve l'équipe de Radio Mondial. La guerre semble glisser sur Sachs comme l'eau sur les plumes d'un canard. Il n'a pas d'attaches, pas de responsabilités. Le sort de la France et du reste du monde ne lui importe en aucune façon. L'atmosphère étrange qui régne dans la ville, faite de mondanités et de combinaisons politiques, les derniers soubresauts d'un monde qui est déjà mort mais refuse de l'admettre, semblent lui convenir parfaitement : "Tout Paris, en vérité, tout Paris était à Bordeaux. et, aux terrasses des cafés, on n'arrêtait pas de serrer des mains. L'angoisse de l'exode avait cédé à l'amusement de se retrouver." (La Chasse à Courre). Et Sachs, en effet, s'amuse. Comme au bon vieux temps, Robert delle Donne lui offre le gîte. Et la nuit, dans les rues de Bordeaux, traînent de jeunes garçons peu farouches... Même la nouvelle qu'à Paris son nom figure sur la liste de ceux que les Allemands considérent comme des propagandistes ennemis, ne suffit pas à l'inquiéter. Plutôt que de tenter de passer en Afrique du nord ou aux Etats-Unis, il décide de rentrer à Paris. Son instinct lui dit qu'en ces temps troublés la fortune ne peut que sourire aux audacieux. Le 27 juin, les Allemands entrent à Bordeaux et Maurice Sachs en sort en compagnie d'un déserteur au volant d'une voiture volée.

Paris est encore une ville morte quand il y arrive deux jours plus tard. "Le retour à Paris s'est passablement effectué, écrit-il à sa grand-mère. Il est plus que difficile de voir aujourd'hui, ici, comment orienter sa vie. Il n'y a encore personne à Paris des gens avec qui travailler." Dans la même lettre, Alice Bizet apprend qu' "un vent grandissant d'antisémitisme souffle de plusieurs côtés" et qu'il vaut mieux rester à Vichy. Qu'elle ne se fasse pas de souci : son petit-fils s'occupe de tout. Il a rendu les clefs de l'appartement de la rue du Ranelagh à la propriétaire et mis le mobilier et les objets de valeur en sûreté... La lettre se termine par une promesse : "Tu peux être sûre que je ne t'abandonnerai pas."

En fait Sachs avait besoin d'argent et il lui a paru que le moyen le plus rapide de s'en procurer était de vider l'appartement et de vendre tous les biens de sa grand-mère. A Violette Leduc qui s'étonne de la disparition soudaine des meubles et des bibelots, il raconte qu'il a du s'en débarrasser pour rêgler les dettes de jeu de sa grand-mère! Violette devine que son compagnon n'est pas heureux et cela la rend malheureuse. Il lui semble être "un ange égaré dans l'enfer des regrets." (La Bâtarde). A la terrasse d'une pâtisserie du Trocadéro, Sachs lui demande : "Vous n'aimeriez pas écrire? Vous n'aimeriez pas voir votre nom imprimé au début, à la fin d'un texte?" (La Bâtarde). Violette se sent fondre de bonheur et de tristesse : "Je le souhaitais sans oser me l'avouer. Oui c'était mon souhait qui n'avait jamais vu le jour. Je lisais mon nom à l'étalage des librairies, c'était une joie et une maladie secrète, c'était l'impossible. Ecrire... Maurice Sachs en parlait le plus simplement du monde. Ecrire..." (La Bâtarde).

Sachs ne reste pas inactif. Une amie, Sylvaine Magagna, lui a prêté un diamant. Sachs vend le caillou et achète de l'or qu'il revend, avec un gros bénéfice, à quelques bourgeois soucieux de mettre leurs économies à l'abri. Ce petit commerce fonctionne à merveille. Aucun remords de conscience ne trouble le spéculateur : "Le marché noir battait son plein. Et qu'allais-je faire sinon du marché noir? (...) A l'exception des châtelains, des officiers, des prêtres et des hommes d'étude, de sciences, de cabinet, qui ne faisait du marché noir? "(La chasse à courre). Sachs n'a pu être prêtre, ni officier, donc il fait du marché noir. La fatalité... Comment pourrait-on lui en vouloir?

Cependant trafiquer de l'or à Paris en cet automne 1940 peut être dangereux. Sachs éprouve le besoin subit de se retirer à la campagne. Il a un peu d'argent devant lui et Sylvaine a des amis qui mettent à sa disposition leur villa de Giverny. Et de nouveau Sachs se prend à rêver d'une vie "conforme à l'idéal de Mme de Ségur" (Le Sabbat) : une maison à la campagne, loin de Paris et de ses tentations, un bureau où écrire tout à son aise, et même une famille... Qu'il se fabrique de toutes pièces. Sylvaine est plus âgée que Maurice. Elle a trente huit ans mais "un visage ravissant, encore tout jeune, un peu gamin" et "n'est pas si gaie non plus qu'elle veut l'être" (Tableau des moeurs de ce temps). Voilà pour la mère. Le fils sera un des orphelins juifs, réfugiés d'Allemagne et d'Europe centrale et recueillis par les Rothschild, que l'occupation met en danger de mort. On propose à Sachs d'en adopter un. Il accepte et sent aussitôt surgir en lui "un refoulement de tendresse familiale (...) une nostalgie d'enfant mal-aimé, de père non réalisé, de rêves enfouis"." (La chasse à courre). Emporté par son sentimentalisme, s'imaginant dans ce petit orphelin allemand de dix ans, Sachs joue à être le père qu'il n'a pas eu. Tous les gestes sont là, acheter des jouets, des vêtements, border l'enfant, l'embrasser. Mais, au fond de lui, Sachs ignore ce que ressent vraiment un père. Il ne peut que simuler.

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Couverture dessinée
par Sachs
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Sachs se joue donc à nouveau la comédie du bonheur tranquille. Soignant chaque détail de son rôle de père de famille, il rebaptise le gamin Michel, décore un sapin pour Noël. Décidé à mener une vie saine, il fait des confitures et coupe du bois. Et puis il écrit. Un "gros livre" bien sûr, un livre sérieux: L'histoire de John Cooper d'Albany. Le chef d'oeuvre qui lui assurera enfin la gloire littéraire et la reconnaissance de ses pairs. Le grand roman picaresque que Jean Paulhan lui a conseillé. Pas question de le bâcler. D'ailleurs il commence par en dessiner la couverture, transformant son nom en Maurice Saxe et imaginant une 97e édition.

Ce bel enthousiasme ne dure pas. Sachs se lasse des exigences de Sylvaine et l'abandonne à Giverny, notant froidement que "Sa vieillesse ne sera pas très heureuse." (Tableau des moeurs de ce temps). Michel aussi le déçoit. L'enfant ne manifeste aucune curiosité pour la littérature et la peinture. Pire il voudrait être garçon de café! Sachs se débarrasse rapidement de ce "fils" indigne en le laissant aux mains d'une organisation charitable qui promet de le faire passer en zone libre. Le sort qui attend l'enfant? Sachs s'en lave les mains.

De retour à Paris, il tente de renouer avec d'anciens protecteurs. A Pierre Fresnay il offre, sans trop insister, ni rien promettre, de rembourser l'argent qu'il lui a emprunté. A Jean Cocteau il écrit qu'il va supprimer du Sabbat le chapitre où il l'attaquait et en écrire "un autre dans lequel je dirai tout ce que vous avez été pour moi de merveilleux et de doux." Une fois de plus, Cocteau pardonne. Mais quand Sachs tente d'approcher Jean Marais, pour se le concilier, il se heurte à un mur : "Le lendemain, il frappait à la porte de ma loge. Je ne veux ni vous voir, ni vous parler, lui dis-je. J'avais assisté à un chantage qu'il avait voulu exercer sur Jean. Non seulement j'avais empêché Jean d'accepter, mais, depuis, j'avais fait un barrage systématique pour que Jean ne le revoie pas .(...) Jean ignorait la rancune, la haine. Il souffrait du mal qu'on lui faisait sans jamais le rendre." (Jean Marais, Histoires de ma vie).

Sachs consacre le plus clair de son temps à ses petits trafics. Etablissant ses bureaux dans une suite de l'hôtel des Saints-Pères et au bar du restaurant Maxim's, il s'adjoint un complice, faux marquis et vrai collabo, s'abouche avec des trafiquants venus de Belgique et des Pays-Bas, drague dans les bars à garçons des Champs Elysées, régale ses amis équivoques dans les restaurants du marché noir et jouit de sa mauvaise réputation. Jean Alley qui l'a connu à cette époque se souvient : "Sachs aimait à changer de domicile, par goût, par prudence, par méfiance, qui sait? Fatigué de l'hôtel, il cherche un appartement ; mon ami Serge Veber était prêt à lui sous-louer le sien quai Conti. Le jour où ces deux messieurs se rencontrèrent pour fixer les conditions de la location, Sachs dit: "Mon cher Veber, je vous avertis de ce qu'on va vous dire de moi : je suis un escroc, un pédéraste et un hérédo." Serge Veber esquissa un sourire incrédule et s'apprêtait à répondre courtoisement, mais Sachs ne lui en laissa pas le temps: "Eh bien, tout ce qu'on vous aura dit de moi est vrai!" (Préface aux Lettres).

Sachs est imperméable à la honte ou au scrupule. Même s'il répête à qui veut l'entendre qu'il ne s'aime pas, qu'il ne méprise personne autant que lui-même , il trouve toujours un moyen de s'arranger avec sa conscience "car de tous ceux que je méprisais je ne pouvais quand même supporte que moi." (Derrière cinq barreaux). Il voudrait être aimé en dêpit de son cynisme, de son amoralisme et de son égoïsme. Que les autres désapprouve sa conduite lui semble injuste : "Le monde adore les cyniques, les fourbes, les fripons, les rusés, etc... Mais ne peut pas supporte d'être gêné par leur intrigue ou d'en souffrir les conséquences." (Derrière cinq barreaux). N'est-il pas, comme sa mère, un aventurier? Alors il a le droit de se tailler une morale à sa mesure : "Je préfère les vicieux les plus éhontés et les aventuriers les moins scupuleux à n'importe quel commerçant, mais je reconnais qu'il y a quelque enfantillage dans ce préjugé." (Derrière cinq barreaux).

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - avril/mai 2001)

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