LES EXCENTRIQUES
MAURICE SACHS - INTRO ET SOMMAIRE
 
Maurice Sachs
Chapitre 6
   

 

Où notre héros découvre l'Amérique, pratique le noble art de la conférence, épouse la fille du pasteur et écrit enfin un livre...

"Je me demande comment il se fait que je doive tant à mon séjour aux Etats-Unis, car je n'y ai strictement rien appris que je n'aurais pu apprendre ailleurs, ou plutôt chez moi. Et pourtant c'est, en Amérique, que j'ai tout appris." (Maurice Sachs, Le Sabbat).

 


  Madeleine Castaing (all rights reserved)
 
Madeleine Castaing (all rights reserved)
Dans les semaines qui précédent son départ pour les Etats-Unis, Maurice Sachs se démène pour convaincre ses amis de lui prêter des dessins et des tableaux qu'il promet de vendre dans sa future galerie new-yorkaise. Cocteau bien qu'il ait perdu la faveur de Coco Chanel ( qui ne lui pardonne pas de lui avoir présenté Sachs), le laisse se servir. Gérard Magistry lui confie un dessin de Modigliani et un autre de Max Jacob. Les adieux avec M. delle Donne se passent moins bien. Le propriétaire du Vouillemont demande encore une fois à être remboursé. Sachs lui offre en garantie de ses dettes un tableau de Soutine. S'il n'est pas revenu dans un an, le tableau deviendra la propriété de M. delle Donne. Sachs néglige de préciser que le Soutine dont il dispose aussi librement appartient enn réalité à Madeleine Castaing, la soeur de Gérard Magistry.

Sachs débarque à New-York bien décidé à vivre son idéal balzacien : "Que Rastignac me semblait modeste aujourd'hui, insuffisant son "A nous deux Paris!" Je m'écriai "A nous deux New-York!" et descendis à toutes jambes la passerelle." (Chronique joyeuse et scandaleuse). Le malheureux Delmotte fait vite les frais de l'enthousiasme de son partenaire. Les factures et les notes de frais s'accumulent. New-York monte à la tête de Sachs : "Je passais ainsi d'une vraie misère à la situation aisée d'un petit personnage, que je me plaisais à enfler beaucoup en ambassadeur des arts français, etc... Au lieu de ne savoir comment payer ma chambre, je recevais 10000 francs par mois de salaire et 7 000 francs de frais de représentation : cela m'avait un aspect de richesse qui me frappa et me donna envie de faire, par-dessus le marché, quelques centaines de francs de dettes par mois." (Le Sabbat).

Descendu au Waldorf Astoria, Sachs se soucie plus de se faufiler dans la bonne société new-yorkaise que de vendre les tableaux qui lui ont été confiés : "J'allais presque chaque matin au Metropolitan Museum et les après-midi dans le monde." (Le Sabbat). Et on le reçoit partout. Sachs fait la roue, suggérant ici qu'il est le petit-fils de Bizet, signalant là que sa grand-mère a épousé Strauss. Il évoque Marcel Proust, qu'il a si bien connu, et étale son amitié avec Jean Cocteau ou Pablo Picasso ou même Coco Chanel. A beau mentir qui vient de loin...

Il suffit à Sachs de quelques mois, en empruntant l'argent de Demotte, les mots d'esprit de Cocteau et "les tics et les trucs de mes grands hommes" (Le Sabbat), pour que les New-Yorkais l'adoptent. On l'invite à toutes les fêtes, toutes les réceptions, toutes les "parties". L'aspect interlope du milieu qu'il fréquente le ravit : "Un mélange d'hommes en habits, de femmes en tailleurs et en petites robes claires, de garçons en sweaters et d'élégantes en robes du soir couvertes de bijoux. (...) Ce qui réunissait ici les uns et les autres, c'était que les intellectuels se faufilaient dans le vice grâce à ces hommes de bar et d'expédients pour lesquels Violet avait toujours eu du goût, et que ces hommes de plaisir étaient bien aises de se donner en passant un petit coup de brosse de vernis intellectuel. Tromperie nulle part et l'alcool créait un climat commun." (Chronique joyeuse et scandaleuse).

On boit en effet beaucoup et encore. L'Amérique vit en principe au régime sec de la Prohibition et, après le dîner, "on se précipite à fabriquer la quantité de gin nécessaire à la soirée. (...) Cela consistait à jeter dans une cuve bon nombre de litres d'alcool à 65° et à y mêler un peu d'essence de genièvre." (Chronique joyeuse et scandaleuse). L'alcool frelaté aidant, Sachs se sent le roi de cette fête permanente qu'est pour lui New-York, ville qu'il pense éle vée à la gloire du bonheur : "Au fur et à mesure que je buvais, il me venait à l'esprit un nombre incroyable d'idées sur les problèmes politiques du jour et les plus heureuses comparaisons entre l'opportunisme napoléonien et celui de Lénine. Je me sentais, avec quelles délices, intelligent, et comme la griserie montait, m'envahissait, je ne cessais de me dire tout bas : Comme je suis intelligent, comme je suis intelligent!" (Chronique joyeuse et scandaleuse).

  Le suicide de Dorothy Hale (all rights reserved)
 
Le suicide de Dorothy Hale
par Frida Kahlo (all rights reserved)

Un autre trait caractéristique de l'Amérique frappe particuliérement Sachs : "On ne saurait vivre là-bas éloigné des femmes, car elles y sont tout." (Le Sabbat). Les Américaines lui apparaissent ambitieuses, indépendantes, jeunes et riches. Et Sachs succombe au fantasme de bon nombre de jeunes écrivains Français de l'époque ( Louis Aragon, Pierre Drieu La Rochelle, Jacques Rigaut ou Louis-Ferdinand Céline) : trouver la belle Américaine "qui, mourante d'admiration et d'amour, allait sacrifier sa vie à ma gloire et m'apporter une fortune qui me permettrait d'écrire en paix." (Le Sabbat). On assiste donc au spectacle étrange et un peu ridicule de Sachs courtisant Myril, une demoiselle fière et charmante, "fille d'une des meilleures familles du vieux New-York" (Le Sabbat), soupirant chaque après-midi aux pieds d'une riche divorcée, Clare Booth, auteur dramatique et journaliste à Vogue et Vanity Fair, faisant les yeux doux à Dorothy Hale, danseuse de la troupe de Ziegfield, qui se suicidera en 1938.

Mais ses nouveaux et riches amis ne se bousculent pas dans la galerie de la 78e Rue, "un hôtel de cinq étages, divisé en salles très splendidement aménagées." (Le Sabbat). Il faut dire que Demotte joue de malchance : le krach de 1929 et la récession ont mis à mal le marché de l'art. Sachs relate, sans trop d'émotion, les déboires de la galerie : "Nous organisâmes très inutilement quelques expositions où il vint beaucoup de monde qui n'acheta rien. Dois-je l'avouer? Je m'en félicitai presque : l'horreur de vendre me torturait à un point que je ne puis pas exprimer. Tout client m'était un sujet de honte." (Le Sabbat). Pris à la gorge, Demotte se plaint à Maurice Sachs que les caisses sont vides. S'il espérait trouver une oreille compatissante, il doit déchanter. "Vous m'avez engagé comme conseiller artistique, lui répond Sachs. Ce problème ne me concerne pas." Que Demotte se débrouille! Sachs le plante là et rentre en France pour les vacances.

Il y retrouve son ami Gérard Magistry, l'homme qui l'a présenté à Jean Cocteau. Invité par Magistry dans sa maison de campagne de Saint-Prest, Sachs en profite pour revoir Madeleine, qui habite non loin avec son mari, le critique d'art, Marcellin Castaing, et ses enfants. Les Castaing accueillent bien volontiers ce jeune homme féru d'art, qui les amuse par le récit de ses malversations et les admire avec si peu de retenue. Après les Maritain c'est auprès du couple Castaing que Sachs se trouve un foyer, un semblant de famille. Il tombe sous le charme de Madeleine et Marcellin Castaing : elle "paraissait vingt-cinq à vingt huit ans, bien qu'elle eût des fils de plus de quinze ans, petite, mince, vive, enjouée, l'oeil noir, le teint clair, elle avait plutôt l'air d'une Arlésienne que d'une Beauceronne. Attrayante, fine, partiale, riante, coquette, désordonnée, opiniâtre, elle avait une sorte de génie créateur pour tout ce qui touchait aux maisons." (Le Sabbat).
Madeleine est l'opposé de Sachs. Il vit d'hôtel en hôtel, multiplie les adresses ; elle se consacre à sa maison, la transforme sans cesse, prend soin du parc. Il est un amant volage et infidèle ; elle aime son mari, n'aime que lui et l'aimera jusqu'à ce la mort le lui prenne. Il s'intéresse un peu à tout sans rien connaître vraiment ; elle n'admire par choix qu'un peintre, Soutine, et deux auteurs, Chateaubriand et Proust. L'admiration et l'étonnement de Sachs sont pour une fois sincères : "On touchait là à la singularité essentielle de son caractère (singularité pour moi qui était tout le contraire). Elle n'imaginait le bonheur que par une succession de restrictions qui permettaient de porter sur peu de personnes ou peu d'oeuvres la force accumulée des sentiments que le monde a coutume d'éparpiller." (Le Sabbat).

Toujours prompt à l'identification, au mimétisme, Sachs se persuade que cette vie de bohème campagnarde, cette oisiveté studieuse, cet esthétisme ascétique lui conviendraient parfaitement et il se prend à rêver : "une maison à la campagne, de jolis meubles, un ami, des tableaux, du tennis et une cuisine saine : je serai heureux. Je ne verrai presque pluus personne, je ne lirai que deux auteurs, je tracerai autour de moi un cercle très étroit dont je ne sortirai plus." (Le Sabbat). Mais au fond de lui, il se sait trop jouisseur, trop avide pour pouvoir se satisfaire de cultiver son jardin et, en septembre, il regagne Paris, décidé à briller par le récit de son triomphe au sein de la haute société new-yorkaise. Malheureusement on ne veut lui parler que de l'argent qu'il doit, des tableaux qu'il a empruntés... Déçu, Sachs écourte son séjour et se rembarque pour New-York avant la fin du mois.

Entretemps les affaires de Demotte ne se sont pas arrangées. Ce qui n'empêche pas Sachs de réclamer au galeriste trois mois de salaire! Pour se débarrasser de son employé Demotte lui propose littéralement de le payer pour ne plus venir à la galerie. Sachs accepte. Il n'a plus vraiment besoin de Demotte ; une nouvelle vocation, bien plus noble et artistique, l'appelle : conférencier.

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Sachs conférencier pour N.B.C. (all rights reserved)
Une amie, Zozia Kochanska, lui ouvre son salon pour qu'il y donne un cycle de conférences payantes. On peut assister à une causerie pour quatre dollars ou s'abonner à une série de quatre pour quinze dollars. Sachs en donne pour leur argent à ses audteurs : dans un anglais parfait, il déploie ses talents de causeur et charme son auditoire à grand renfort de plaisanteries et d'anecdotes.Les sujets de ces conférences mondaines? Tout et n'importe quoi, de l'impératrice Eugénie à la peinture de Soutine en passant par Hitler. Le succés est tel que la chaîne radiophonique N.B.C. lui propose un contrat. En février 1932, Sachs anonce la grande nouvelle à Madeleine Castaing : "Je viens d'être engagê dans la Compagnie de Conférences la plus vaste du monde pour des tournées de conférences aux Etats-Unis (The National Broadcasting Company)... J'ai dix minutes sur la radio. Les statistiques de bureau disent que j'avais trois millions et demi d'auditeurs, je suis très content de ça. J'ai des articles dans presque toute la presse américaine. J'ai parlé de Picasso en anglais. Je parlerai lundi prochain et tous les lundis." (Lettres).

Sachs pense d'abord s'en tenir à l'art mais N.B.C. le presse de parler avant tout de politique. Une brochure publicitaire mirifique le vend comme un croisement entre un extra-lucide et un expert en affaires internationales : "La couverture noire et blanche représentait le globe terrestre sur lequel je me tenais debout, les bras croisés, le visage tourné vers les cieux. Ceux-ci, car on supposait la nuit, étaient parsemés d'étoiles de plusieurs grandeurs ; ces grandes et ces petites ourses portaient des noms : Hitler, Mussolini, Briand, etc... (...) Le titre général de cette réclame était : Maurice Sachs : le célèbre économiste français braque un projecteur sur les secrets européens." (Le Sabbat). Suivent quelques pages où Sachs rappelle le rôle important que sa famille a prétendument joué dans la politique française et trace de lui-même un portrait mirobolant : "Maurice Sachs possède sur la politique européenne le point de vue le plus original parmi les observateurs de l'actualité. Alors qu'il fut en contact depuis son plus jeune âge avec les hommes politiques, il se révèle en outre un profond connaisseur du passé. Sa remarquable connaissance de l'histoire européenne et son étonnante perception des événements actuels le rendent à même de prévoir la politique mondiale avec une extraordinaire acuité." (Brochure N.B.C.). On n'est jamais mieux servi que par soi-même.

Mais la gloire a son revers. Sachs se trouve contraint de mener la rude et monotone vie du conférencier errant : "Les bagages faits sans joie, les longues heures de train ou d'autocar (et même en autocar la traversée du continent américain en une seule traite : six jours et cinq nuits assis dans un fauteuil), les arrivées dans les villes inconnues où chaque mouvement qu'on fera vous est connu d'avance : aller à l'hôtel, ouvrir sa valise, boire un whisky, dîner avec le président du club masculin, faire sa conférence, dormir mal, répéter le lendemain matin la même conférence au collège, y manger un fort mauvaisrepas, (...) aller faire à quatre heures sa conférence au club féminin, goûter avec les dames, refaire sa valise et reprendre le train où l'on dort aussi mal qu'à l'hôtel pour aller recommencer tout cela dans la ville la plus proche à 500 kilomètres de là." (Le Sabbat).

A New-York il s'aperçoit qu'assiste assidument à ses causeries une jeune femme au physique ingrat (dans Le Sabbat, il préfère la décrire comme "une jeune fille assez belle, grande, aux yeux très noirs, à la figure très noble, qui montrait dans tous ses gestes une langueur charmante.") Celle qu'il surnomme la princesse russe se nomme Gwladys Matthews et est la fille du révérend Mark Allison Matthews, ami personnel du président Woodrow Wilson (mort en 1924) et chef spirituel des églises presbytériennes. S'ennuyant à Seattle, Gwladys est venue chercher un mari à New-York. Comment ne tomberait-elle pas sous le charme de ce "jeune Français distingué, célèbre pour ses brillantes observations et prévisions sur la politique européenne" (Brochure N.B.C.)? Prenant son courage à deux mains, elle aborde le conférencier, lui raconte sa vie, ses espoirs...

  Sachs épouse Gwladys Matthews (all rights reserved)
 
Sachs épouse Gwladys Matthews (all rights reserved)
Or, gonflé du succés de ses conférences, Maurice Sachs se voit déja promis à un brillant avenir politique : "Au troisième gin, je me croyais déjà ministre, au dixième le maître du monde." (Le Sabbat). Le profit qu'il pourrait tirer d'un beau mariage dans une famille respectable (encore qu'il juge le revenu annuel de 15000 dollars que touche le pasteur tout juste confortable) lui apparaît immédiatement et il propose sur le champ d'épouser Gwladys : "Pour être Président du Conseil (...) j'aurais besoin d'une femme. Nous ne nous aimons pas ; tant mieux! Nous n'en servirons que mieux nos intérêts, vous seconderez ma gloire (...) et moi je vous ferai un salon." (Le Sabbat). Gwladys, pressée et prudente, bat le fer tant qu'il est chaud. Quand Sachs veut se raviser, il est trop tard : les journaux de Seattle ont déjá annoncé les noces de Miss Matthews et de Mr Sachs petit-fils du compositeur Bizet (sic), important critique d'art et autorité en matère de politique internationale.

Le 8 juin 1932 c'est un Maurice Sachs inquiet et mal à l'aise qui débarque à Seattle. Il accepte cependant bien volontiers, à la demande de son futur beau-père, d'entrer dans l'Eglise presbytérienne. Il est vrai qu'il n'en est plus à une conversion près. Les Douze Anciens qui l'interrogent sur la sincérité de sa foi ne sont pas plus difficiles à abuser que Jacques Maritain. Sachs les met sans peine dans sa poche : ils "rendirent grâces au Seigneur de m'avoir attiré chez les Presbytériens, puis chacun d'eux me serra chaleureusement la main et s'en alla en me laissant planter au milieu de la sacristie ébaubi et protestant." (Le Sabbat).

Le mariage a lieu le 22 juin 1932 et Maurice Sachs trouve la cérémonie si émouvante qu'il y croit presque : "Je faillis tomber amoureux de ma femme." (Le Sabbat). Faiblesse toute passagère. Sachs n'a guère de temps à consacrer à Gwladys. Il doit préparer une nouvelle tournée de conférences prévue pour septembre et écrire le livre sur la vie parisienne que lui a demandé l'éditeur Knopf. Les jeunes mariés louent une maison de campagne près d'Albany au pied des Catskills. Là ils vivent "dans deux chambres séparées, mais dans un malaise continuel." (Le Sabbat). Ils ne s'aiment décidément pas et voient arriver la fin de leur étrange lune de miel avec un soulagement non dissimulé. Au moins Sachs a-t-il eu le temps de terminer son livre, une suite de portraits de personnalités françaises, et Gwladys de le traduire en anglais.

En décembre Creative Art publie un article de Sachs consacré à Soutine. Les Castaing en reçoivent quatre exemplaires et Sachs leur annonce qu'il a entrepris un livre sur le peintre : "Avec votre aide je le finirai et il pourra être publié à New-York à la rentrée." (Lettres). Mais Madeleine Castaing répond rarement à ses lettres et Maurice se désespère : "La poste, hélas, ne m'a encore rien apporté (...) M'apportera-t-elle jamais cette lettre de vous dont tant de jours et tant de fois je m'étais réjoui à l'avance et qui jamais n'est arrivée? Aurais-je démérité même de vous? "(Lettres).

En décembre, Sachs retrouve Gwladys et sa famille à Seattle. Puis, en janvier 1933, il reprend ses tournées et "un jour que je n'en pouvais plus de cette oppression terrible qui nous torturait, je partis faire une conférence dans une ville voisine et ne revins jamais." (Le Sabbat). Adieu Gwladys donc, adieu gloire et salon. D'ailleurs Sachs commence à sa fatiguer de l'Amérique, des "troupeaux du Middle-West" comme de l'intelligentsia new-yorkaise "trop lente, trop bavardre et trop sophistiquée". La constance n'a jamais été son fort et l'attrait des conférences, du contact avec un public admiratif, s'est évanoui depuis qu'à San Diego on l'a présenté ainsi : "Aujourd'hui j'ai l'honneur de vous présenter M. Sachs qui ne vaut que 100 dollars, mais qui, nous l'espérons pour lui, en vaudra bientôt 1000." (Le Sabbat). Le charme est brisé. "Je n'étais plus en public, écrit Sachs, mais à l'étal." En fin de compte conférencier est un métier bien vulgaire et indigne de lui.

Plus grave l'argent commence à manquer. Sachs a en effet rencontré un jeune Américain, Henry Wibbels, au "grand corps mince encore dégingandépar l'adolescence (...) effroyablement désirable."(Lettre à Mademoiselle N***). Or, à vingt-sept ans, Sachs lui n'a plus grand chose d'effroyablement désirable. Il boit beaucoup trop, perd ses cheveux, prend du ventre et des bajoues. Alors, pour retenir Henry, il le couvre de cadeaux, l'emmène passer l'été 1933 dans la même maison de campagne qu'il avait louée pour son voyage de noces. Gwladys est bien oubliée.

La seule solution est de rentrer en France. Oui mais qui recueillera le fils prodigue, le protégera, l'aidera? Cocteau, Max Jacob, les Maritain, delle Donne? Non, ils le connaissent trop bien. Il doit tenter sa chance auprès de quelqu'un qui ne l'a pas encore pratiqué... Et qui d'autre qu'André Gide? Sachs va appliquer au romancier la même méthode qui a réussi avec Cocteau et échoué avec Jouhandeau : la flatterie éhontée, l'admiration servile. Il commence par appâter Gide en lui envoyant les pages de The Decade of Illusion où il raconte leur rencontre et en lui assurant : "C'est avec tout mon coeur que je vous admire.". Gide lui répond. Sachs développe son offensive. Comment Gide pourrait-il repousser quelqu'un qui lui écrit : "En lisant, tout à l'heure, votre lettre, je viens d'éprouver une des joies les plus profondes de ma vie (...) Je ne suis plus d'âge à pleurer mais j'étais étranglé de bonheur." Entre deux déclarations d'amour, Sachs glisse prudemment que tout ce qu'on a pu dire de lui à Gide est très faux. Et d'ailleurs s'il s'est exilé en Amérique, c'est pour fuir les calomnies dont on l'accablait.

Pour mieux amadouer son correspondant, Sachs brûle vivement ce qu'il a adoré. Les Américains? Ils sont "abêtis dans l'acceptation des règles imposées." Cocteau à qui est dédié The Decade of Illusion? Entre lui et Sachs il n'y a "plus que des souvenirs." Bref en dehors de Gide, plus rien ni personne n'existe... Et, la main sur le coeur, il conclut : "Je n'ai aucun but caché, aucun intérêt dissimulé." D'ailleurs demande-t-il à Gide, tout puissant à la N.R.F., de faire lire le manuscrit français de The Decade of Illusion à Paulhan? Non, pas vraiment, enfin peut-être, mais délicatement, à demi-mots... C'est vrai que rien ne pourrait lui faire plus de plaisir que d'être publié à la N.R.F. ...

Le terrain ainsi préparé, les derniers dollars de Sachs passent dans l'achat de deux places, pour lui et Henry, sur un cargo transportant du bétail. La traversée est pénible : la mer est forte et les vaches vêlent dans la cale. Une mule meurt qu'on jette à la mer et en voyant disparaître l'animal Sachs est pris d'un bizarre pressentiment : "Quand elle s'abîma enfin, j'eus, je ne sais pourquoi, un serrement au coeur." (Le Sabbat)
Le retour d'Amérique est sans gloire ; Sachs revient plus pauvre encore qu'il n'est parti. Pourtant il est plein d'espérances. N'a-t-il pas écrit et publié un livre? Certes lui-même doit avouer qu'il n'est pas fameux. Mais il en écrira d'autres et grâce à la recommandation de Gide les portes de la N.R.F. s'ouvriront en grand devant lui. Tout à ses rêves et ses machinations, il se réjouit lorsque le cargo accoste enfin au Havre : "La France m'apparut comme la terre la meilleure du monde ; pour tout ditr, j'étais aussi heureux de la retrouver que je l'avais été de découvrir l'Amérique." (Le Sabbat).

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Jan.2001)

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