LES EXCENTRIQUES
MAURICE SACHS - INTRO ET SOMMAIRE
 
Maurice Sachs
Chapitre 5
   

 

Où notre héros tombe de cheval, rencontre une femme, vole ses amis, court les bordels, boit sans modération
et se comporte de si vilaine maniére que le lecteur en est plongé dans la plus profonde consternation.

"Né enfant mâle - stop -mal élevé - stop - malheureux - stop - quitté famille - stop - entré commerce voyagé revenu connu monde - stop - mal tourné repenti entré dans ordres sorti devenu militaire libéré - stop - cherche l'ordre." (Maurice Sachs, Le Sabbat).

 


Maurice Sachs rejoint donc le 16 novembre 1926 le 25e régiment d'artillerie à Germersheim afin de prêter durant dix-huit mois son concours patriotique à l'occupation de la Rhénanie. Il semble s'adapter assez facilement à la vie de caserne : "Et tandis qu'on n'éprouve que des misères vite passées, ce qu'on apprend des autres vous reste; et vous reste aussi au coeur une bonne chaleur de camaraderie, un grand bonheur d'avoir serré des mains presque toutes désintéressées, parlé à des semblables que l'isolement et la discipline libéraient envers leurs copains de toute défiance : un grand apaisement d'avoir vu l'homme à son plus complet état de bête et qu'il était, dans cet état-là, rudimentaire, très limité, mais excellent." (Le Sabbat)

Portrait de Max Jacob par de Belay, 1933 (all rights reserved)  
Portrait de Max Jacob
par de Belay, 1933
(all rights reserved)

 
Pendant ce temps, le bon Max Jacob s'efforce de raccomoder les pots cassé et tient Jean Cocteau au courant des faits et gestes de son protégé : "Maurice semble continuer à être heureux dans sa caserne et ne pense guère à la littérature. Tu as parfaitement fait de le gendarmer contre ce roman torturé : il fera mieux. (...) Il me parle de toi dans ses lettres comme du seul véritable ami qu'il ait." L'armée offre à Sachs, après le séminaire, un nouveau refuge où fuir les dettes jamais remboursées, le fiasco de sa conversion, la fâcherie avec Jean Cocteau et Jacques Maritain et l'échec de son roman. Il peut aussi y satisfaire le goût qu'il s'imagine pour une vie réglée et ascétique.

On lui propose de suivre la formation d'Elève Officier de Réserve. Comme il refuse ("Avis aux esprits libres et curieux : refuser systématiquement d'être E.O.R. et rester soldat de deuxième classe afin de partager la vie des meilleurs." (Le Sabbat).), on l'y inscrit d'autorité. La formation prend place à Landau, charmante ville de garnison, réputée pour sa prison militaire. Sachs y retrouve de "jeunes ambitieux de la petite bourgeoisie, si ennuyeusement pareils à la sotte jeunesse des bons quartiers dont j'avais vu trop d'exemples à la boîte à bachot." (Le Sabbat). L'armée française, toujours en retard d'une guerre ou deux, exige des futurs officiers de réserve qu'ils sachent avant tout à monter à cheval. Le 10 décembre 1926, la rosse que monte Sachs l'envoie dinguer contre les bas-côtés du manège. Blessé au bras gauche, Sachs n'est emmené que deux semaines plus tard à l'infirmerie. Le médecin militaire diagnostique une luxation qu'il traite par des méthodes musclées : "on me faisait manoeuvrer le membre deux fois par jour malgré mes hurlements qui s'entendaient dans tout le pavillon : l'un me tenait aux épaules, deux autres me maintenaient les jambes, on asseyait un infirmier sur mes genoux, un volontaire s'accrochait à mon bras libre!" (Le Sabbat). Le bras s'obstinant à ne pas guérir et même à enfler, la médecine militaire dans sa grande sagesse soupçonne d'abord Sachs de simuler avant de l'expédier enfin, le 25 janvier 1927, passer une radio à l'hopital de Wiesbaden où on découvre qu'il a en fait le coude brisé!

Ayant échappé de peu à l'amputation, Maurice Sachs coule des jours tranquilles à Wiesbaden : paresse, lecture, promenades au bord du Rhin et projets d'écriture. Max Jacob a bien sûr alerté tout le monde du malheur survenu à son "cher enfant". Raïssa Maritain s'émeut : "Mon pauvre petit enfant, votre bras n'est donc pas encore guéri. J'espérais que tout était fini depuis longtemps. Est-ce qu'il vous fait souffrir? Est-ce qu'on vous soigne bien? (...) Que Dieu vous garde en paix mon cher petit Maurice. Vous avez déjà beaucoup souffert. Qu'il y ait eu de votre faute nous le savons bien. mais vous avez beaucoup souffert. J'ai été sévêre pour vous. Vous pouvez ne pas m'aimer. Aimez seulement le bon Jésus et la vraie paix de votre âme." Et elle ajoute que Sachs peut attendre d'en avoir fini avec le service militaire pour commencer à rembourser l'argent que lui a prêté Jacques Maritain. Ainsi soigné et rassuré, Maurice Sachs passe ses quarante jours de convalescence à Saint Benoît sur Loire puis sur l'île de Bréhat en compagnie de Max Jacob. Celui-ci n'a rien perdu de son extravagance : "Quand nous arrivâmes en vue de l'île, Max Jacob enleva ses bagues et son monocle, et mit sur sa tête une vieille casquette et plaida notre pauvreté devant l'hôtelier. Pour un peu on nous eût logés par charité. Quand nous fûmes installés dans nos chambres, il passa ses pierres (...), son monocle et se fit l'air cossu. L'hôtelier en resta ahuri." (La Décade de l'illusion).

A son retour à la caserne, on l'affecte d'abord à la surveillance et l'entretien des latrines. Pour peu ragoutante que soit cette fonction, elle lui permet au moins de passer ses journées à lire. Un capitaine, le surprenant, lui demande ce qu'il lit. "Montesquieu", répond Sachs. "Tonnerre!" s'étonne l'officier; "vous lisez Montesquieu mais alors vous êtes bachelier?" Sachs juge qu'un mensonge n'a jamais nui à personne et assure que oui. Le capitaine lève les bras au ciel : "Un bachelier aux latrines!" Et Sachs se retrouve bombardé bibliothécaire des officiers. Ce changement de fortune le satisfait beaucoup : "Je vécus à cette bibliothèque les mois les plus agréables de ma vie militaire. J'y lus Gourmont, Marcel Schwob, Proust, Gide et Nietzsche. Heureuse paix qui permettait qu'on lût calmement et surtout dix volumes d'un même auteur à la file, ce qui est le meilleur moyen de le comprendre. (...) J'avais une tenue fantaisie, une bicyclette et une chambre particulière; je mangeais de la cuisine des officiers. J'étais mon maître; c'était le rêve." (Le Sabbat).

Hélas, ce rêve est soudain perturbé par l'arrivée d'une nouvelle serveuse au mess, une jeune Allemande, nomméz Lisbeth. Tout de go, elle déclare à un Sachs pétrifié : "toi, tu seras mon chéri." Sachs défend farouchement sa vertu. D'abord, il trouve à Lisbeth l'air, avec ses cheveux blonds frisés, son visage pâle, d'une poupée bon marché. Ensuite les femmes ne l'attirent pas du tout. Mais Lisbeth s'entête et Maurice finit par se rendre, à contre-coeur et par prudence : "L'idée de Lisbeth m'avait ennuyé, l'image de la femme me faisait peur ; mais me dérober plus longtemps, c'était donner de la consistance à quelques rumeurs qui couraient déjà sur mon compte." (Le Sabbat). Lisbeth se met en ménage avec son chéri, reprise ses chaussettes, lui apporte le petit-déjeuner au lit. Le dimanche, ils vont tous deux chercher "le petit garçon qu'elle avait eu de je ne sais qui; c'était un enfant de quatre à cinq ans, mignon, renfermé et un peu triste. On se promenait tous les trois, Lisbeth et moi tenant chacun une main du gosse. Ce fut mon temps de père de famille." (Le Sabbat). Le temps de père de famille et celui du service militaire prennent fin le 17 avril 1928. Lisbeth facilement abandonnée à Germersheim, Maurice Sachs débarque à Paris, plus riche d'un certificat de bonne conduite accordé par l'armée.

En quittant le régiment, il a baisé le bois de la table où il s'installait pour écrire et fait le serment : "Je jure d'être un grand homme." Aussitôt à Paris, il se met en quête d'un nouveau protecteur, un père bienveillant qui puisse lui "dire les secrets de la vie" (Le Sabbat). La tentative de séduction de Jouhandeau a échoué lamentablement et Sachs en revient à ses premières amours : il va sonner à la porte d'André Gide, Villa Montmorency dans le 16e arrondissement. Sans un sou, il a du traverser tout Paris à pied. L'intérieur de la maison d'André Gide l'impressionne par ses pièces sombres, son opulence discrète, ses meubles inconfortables. Pas de désordre bohème à la Cocteau. Il y régne "un luxe calme, enraciné et mesuré; c'était la demeure d'un grand bourgeois." (Le Sabbat).

Sachs a longtemps rêvé à cette rencontre. Il serait le fils prodigue et Gide le père qui pardonne et ouvre ses bras. Il a cru qu'il lui suffirait de paraître pour que l'auteur de L'Immoraliste tombe sous son charme. La déception est cruelle. Gide se montre tout autant sur ses gardes que Jouhandeau. Il observe avec détachement cet étrange visiteur, au costume trop étroit, à la cravate rapée. Sachs ne trouve pas ses mots, reste silencieux, de plus en plus embarrassé. Son hôte n'est guère plus bavard : "Gide me fit un sermon de pasteur et sa voix calme ne m'offrit que l'avis et les voeux d'un éducateur. "J'espère, disait-il, que la vie civile vous apportera ce que vous désirez." (Le Sabbat). Gide le reconduit à la porte comme il le ferait pour un représentant de commerce vaguement importun. Dur d'être congédié avec des banalités lorsqu'on se présente pour être adopté.

Cependant il faut bien surmonter cette déconvenue et trouver le moyen de gagner de quoi vivre. Repoussé par André Gide, le "bon maître", Sachs met son amour-propre dans sa poche et s'en retourne demander de l'aide au "mauvais maître", Jean Cocteau.
 
Bientôt il redevient un habitué de la rue d'Anjou. Georges Charensol se souvient : "Un jour que je sonnais à cette porte un militaire joufflu et souriant vint m'ouvrir et se présenta : "Maurice Sachs." Quelques temps plus tard, ce fut en soutane qu'il m'accueillit. La troisième fois que je le vis dans son rôle de portier bénévole, il était en robe de chambre et commençait à présenter ce visage bouffi et malsain, qui révélait, mieux qu'il ne l'a fait dans Le Sabbat,la vie qu'il menait.
 
Sur les conseils du poète, Sachs se lance dans l'édition et crée, avec Jacques Bonjean et Raoul Leven, la Collection Maurice Sachs, dont Cocteau dessine le monogramme. Les premiers auteurs mis à contribution sont des amis. Max Jacob accepte de réunir des dessins fait à Bréhat et d'y joindre un texte. Ce sera Visions des souffrances et de la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ, tiré à trois cents exemplaires. Sachs se charge d'en faire la réclame : "Ce livre orné de quarante dessins de Max Jacob, dessins cursifs mais tout frémissant d'évocations mystiques et d'un portrait de l'auteur d'une rare expression de vie intéreure, est le premier d'une nouvelle collection de grand luxe." La Collection Maurice Sachs publie ensuite, au printemps 1928, un opuscule de Cocteau consacré à Chirico, Le Mystère laïc. En juillet sort, sans nom d'auteur et tiré seulement à vingt et un exemplaires, le Livre Blanc. Cette confession homosexuelle, dont Cocteau refusera toujours la paternité, fait son petit effet de scandale et Sachs n'est que trop heureux qu'on murmure qu'il en est l'auteur.

  C.Chanel (all rights reserved)
 
Coco Chanel
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Mais l'édition, exercée dans ces conditions, ne suffit pas à satisfaire les besoins d'argent de Sachs. Il a de nouveau sa chambre au Vouillemont mais n'a pu obtenir le pardon d'Albert Delle Donne qu'en lui signant une reconnaissance de dettes. Cocteau le tire encore une fois d'embarras en le présentant à Coco Chanel. La Grande Mademoiselle loge à l'époque Cocteau chez elle, 29 rue du faubourg Saint-Honoré, et lui assure une rente mensuelle de 10.000 francs pour qu'il puisse écrire à son aise. Chanel désire qu'on lui constitue une belle collection de livres précieux et rares. Maurice Sachs saute sur l'occasion : ne vient-il pas avec Bonjean de s'établir agent de librairie et marchand d'éditions originales et d'autographes? Coco Chanel ne connait strictement rien aux livres? Qu'importe! Contre 60.000 francs par mois, Sachs s'engage à lui monter une collection qui fera l'envie de tous ses amis. "Je ne fus d'abord qu'un fournisseur, écrit Maurice Sachs dans Le Sabbat; je devins peu à peu un habitué de la maison et un ami. On imaginera aisément la fascination que pouvait exercer sur un jeune homme le luxe démesuré d'une femme qui est sur le point de ne plus compter sa fortune."

Sachs approvisionne la librairie qu'il a ouverte avec Bonjean en récupétant auprès d'amis et de relations services de presse et éditions originales, qu'il revend ensuite à prix d'or. Miracle du commerce, il lui arrive de vendre plusieurs exemplaires d'un même manuscrit, supposé unique et dédicacé par son auteur! La recommandation de Chanel lui assure une clientèle aussi riche qu'aristocratique. Et, non contents de se faire rouler par Sachs, les Noailles, Luynes et autres La Rochefoucauld lui ouvrent les portes de leurs salons. Sachs se voit déjà conquérant Paris, devenu le confident des grands. Dans son imagination il est à la fois Rubempré et Julien Sorel. Et un peu aussi Rockfeller... Le voilà aux anges : "Mais quel plaisir de déjeuner à la table d'un grand seigneur, de découper sa viande dans la vaisselle plate, de sentir un laquais derrière soi. (...) Et puis n'avais-je pas toujours été snob?" (Le Sabbat).

Mais plus vite l'argent rentre, plus vite Maurice le dépense. Les largesses de Coco Chanel paient un appartement rue des Eaux, un autre square du Port-Royal. Et aussi un chauffeur, un masseur, un secrétaire, deux domestiques. Et aussi des costumes, des chaussures, des cannes et des cravates. Sachs court les restaurants de luxe et les boîtes de nuit. Il sort beaucoup et boit beaucoup. L'alcool a le grand avantage pour Sachs de le dissimuler à ses propres yeux, de lui donner de l'assurance en lui faisant oublier qu'en fait de devenir un grand homme il n'est toujours qu'un petit escroc. Mais il y a un prix à payer et Sachs le paie en haine de soi : "Je me saoulais souvent pour oublier que je ne pouvais pas ne pas me saouler. Il me fallut peu de temps pour devenir un fieffé ivrogne. Je me réveillais écoeuré de moi-même et j'avalais trois pernods en guise de petit-dêjeuner, pour que les nausées du corps chassent celles de l'âme. Je ne sortais plus sans une fiasque pleine de whisky que je buvais à petite gorgées dans la rue. Il m'était devenu difficile, pour ne pas dire impssible, de me mettre à table sans avoir bu une dizaine de cocktails." (Le Sabbat).

L'édition et la librairie ne couvrant pas ses frais, Sachs ajoute une nouvelle corde à son arc : marchand de tableaux. Dans ce secteur aussi le gogo abonde, facile à plumer. Et les marges y dépassent tout ce qu'on peut espérer! Sachs a fait la connaissance de Pierre Colle, un ami de Max Jacob. Très vite, les deux jeunes hommes s'entendent comme larrons en foire et décident, avec Bonjean, d'exploiter le filon Max Jacob. On persuade celui-ci de venir s'installer à Paris et de confier l'exclusivité de la vente de ses tableaux aux trois associés. Après avoir d'abord -sagement- refusé, Max Jacob cède par amitié pour Sachs et signe le 14 décembre 1928 : "Je charge Maurice Sachs de s'occuper de toutes mes affaires en mon nom et lui donne tout pouvoir pour cela." D'abord tout va bien, si on en croit Maurice Sachs. Max Jacob, la première gouache vendue, lui dit : "Tu es un ange, un véritable ange gardien; mon Dieu! protégez mon petit Blaise Alias. Lui, le seul ami du pauvre pêcheur que je suis. Amen! Allons déjeuner." (Chronique joyeuseet scandaleuse). Mais l'entreprise tourne très vite mal. Sachs ne peut s'empêcher de voler un ami ; c'est plus fort que lui. Il vend les gouaches que lui confie Max Jacob pour son propre compte, sans verser leur part ni au peintre, ni à ses associés. Le poète flaire l'entourloupe et se plaint à son ami : "Non seulement tu gardes mes dessins sans les payer, ce qui est impossible, mais tu empêches de les vendre, alors que j'en ai l'occasion tous les jours. Pendant ce temps, je meurs de faim, ce qui t'est bien égal Atrocités! Tu es mon fils tout de même car le coeur n'est pas le portefeuille et vice versa." Si l'indulgence que Jacob montre pour son "fils" semble sans limites, il n'en décide pas moins de rompre toute relation d'affaire avec lui.

Pierre Reverdy (all rights reserved)  
Pierre Reverdy
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Les choses se gâtent aussi du côté de Chanel. En janvier 1929, Sachs lui présente Pierre Reverdy, qu'il a tiré de sa retraite de Solesmes et dont il a obtenu un texte, Sources du vent, pour la Collection Maurice Sachs. Le poète et la couturière se plaisent. Toujours complaisant, Sachs prête sa garçonnière du square Port-Royal. Tout serait pour le mieux si Coco Chanel ne décidait pas un soir de faire admirer à son nouvel amant sa collection de livres rares. Reverdy n'en croit pas ses yeux : les éditions originales n'en sont pas! Sachs a rempli les rayons de livres à bas prix et empoché la différence. Comment a-t-il pu croire que personne ne s'en apercevrait? Et pourquoi tuer d'aussi stupide manière la poule aux oeufs d'or. D'autant plus furieuse d'avoir été volée qu'elle avait prédit à Sachs qu'il réussirait brillamment dans les affaires, la Grande Mademoiselle le renvoie sur le champ. Sa colère ne s'arrête pas là : Sachs perd aussi le droit d'éditer Sources du vent et voit les portes du faubourg Saint-Germain se fermer devant lui et sa clientèle aristocratique s'évanouir. Le désastre est total. Dans Le Sabbat, Sachs reste très discret sur cet épisode fâcheux : "Je fis bientôt auprès d'elle (Chanel), et malgré moi, figure d'un de ses parasites, jusqu'au jour où l'un de nos meilleurs amis nous rendit le service de nous brouiller." Et, selon son habitude, il rejette la responsabilité de ses erreurs sur les autres. Les dettes, la vie à crédit, les indélicatesses, tout est en fait de la faute de Chanel : "Mimétique comme je l'avais toujours été, je voulus prendre ses façons. Cela m'entraîna vivement à doubler mon train de vie sans pour cela doubler mon chiffre d'affaires." (Le Sabbat).

Maurice Sachs a beau se trouver toutes les excuses du monde, sa situation empire de mois en mois. La défection de Reverdy a porté le coup de grâce à la Collection Maurice Sachs. La librairie périclite faute de clients. Le marché des tableaux ne va pas mieux : la crise économique rend les investisseurs prudents. Les créanciers s'impatientent. Aux abois, Sachs multiplie les arnaques, des arnaques si maladroites, si flagrantes et cyniques qu'elles en paraissent suicidaires. Ainsi Sachs vend-il à un chroniqueur hippique un tableau 50.000 francs en s'engageant à lui trouver un acheteur américain pour 75.000. Ne voyant rien venir, le chroniqueur découvre que Sachs a revendu le tableau 30.000 francs et empoché l'argent! Pour le dédommager, Sachs lui offre un dessin d'Ingres qui se révèle n'être qu'une reproduction découpée dans une revue... Ou bien il vend le même canapé, acheté par Chanel, à trois acheteurs différents...

Lassé de la malhonnêteté de son partenaire , Bonjean revend ses parts de la galerie. Le nouvel associé, d'abord bluffé par les airs de grand seigneur de Sachs, se rend vite compte que l'argent qu'il croyait avoir investi dans la galerie a servi à rembourser quelques unes des dettes les plus pressantes de Sachs. Il demande des explications. Pour le calmer, Sachs accepte de démissionner et lui signe, bien volontiers, une reconnaissance de dettes. Il en signe d'ailleurs autant qu'on veut. Peu lui importe de tirer des traites sur un avenir qu'il juge incertain. Albert Delle Donne, à qui il doit de l'argent depuis quatre ans et ne paie plus le loyer de son logement au Vouillemont, reçoit donc lui aussi une nouvelle reconnaissance de dettes signée Maurice Sachs. Lequel les oublie aussitôt, comme il oublie les sommes prêtées par les Maritain et Max Jacob, qu'il n'a toujours pas remboursées.

  Albert Le Cuizat (all rights reserved)
 
Albert Le Cuizat
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Poursuivi par les créanciers, traqué par les huissiers, Maurice Sachs trouve refuge tantôt dans une clinique du Trocadéro pour une imaginaire opération de l'appendicite, tantôt dans un bordel de la rue Saint-Lazare, les Bains du Ballon d'Alsace, "qui, sous couvert d'un commerce de bains, dissimulait celui des prostitués mâles , garçons assez veules, trop paresseux pour chercher un travail régulier, et qui gagnaient l'argent qu'ils rapportaient à leurs femmes en couchant avec des hommes." (Le Sabbat) Il est un client assidu de l'établissement et s'est lié d'amitié avec le patron. Celui-ci, un ancien valet de pied dénommé Albert Le Cuziat, se flatte d'avoir procuré des garçons à Marcel Proust et d'avoir pu financer sa première maison close grâce à la générosité de l'écrivain. Venir dans un bordel dont le vestibule s'orne de meubles donnés par Proust flatte le snobisme de Sachs : "Ce n'était pas le moindre attrait qu'avait pour moi cet étrange établissement que d'y retrouver, au-delà de sa mort, mais terriblement vivant, ce Marcel Proust dont le nom avait été pour notre jeunesse comme un gage de féerie." (Le Sabbat). Plus trivialement, il se délecte des ragots et des histoires salaces qu'Albert colporte sur l'auteur d'A la recherche du temps perdu.

Le bordel devient son quartier-général. Il y échafaude les foireuses combinaisons qui ne font que l'enfoncer un peu plus. Et surtout il boit, du matin au soir : "Moins on est content de soi, plus on s'abaisse." (Le Sabbat). Tout le long de l'année 1930, Sachs descend en enfer, le pire enfer qui soit, celui de l'horreur de soi : "Je m'éveillais parfois en sueur, tremblant de honte, haï de moi-même comme je n'ai jamais haï personne : les pieds glacés, les ongles cassants, les entrailles pesantes, une pâte épaisse dans la gorge, une gomme sur la la langue, le sexe en feu. Il me semblait que j'étais frotté de souillures, repu de fumier." (Le Sabbat).

Heureusement pour lui, Sachs n'est pas homme à se suicider sur un coup de désespoir. Pourquoi d'ailleurs désespérer puisque, comme l'a dit Barnum, il naît un gogo toutes les minutes. Un ami, rencontré aux Bains du Ballon d'Alsace, le présente à un certain Demotte, que son père, riche antiquaire, envoie à New-York diriger une galerie de tableaux. Sachs voit là l'occasion inespérée de mettre un océan etre ses créanciers et lui et de se refaire aux dépens de nouvelles dupes. Très vite, le malheureux Demotte se retrouve convaincu que Maurice Sachs est l'associé qu'il lui faut pour réussir en Amérique.Le 7 septembre, les deux hommes embarquent sur le Paris qui doit les amener à New York en dix jours. Maurice Sachs se sent prêt à dépouiller une fois encore sa vieille peau : "Il me parut au moment où je mis le pied sur le Paris que je le posai déjà sur une terre de liberté (...) Grand avantage des voyages ; c'est qu'on ne quitte point que ses amis l'image aussi que ces amis se font de nous-même. Laisser l'un des personnages que l'on est faire âme neuve, cela procure un centuple même plaisir que de mettre de l'ordre dans le courrier non répondu. C'est ranger sa table, mais quelle table!" (Chronique joyeuse et scandaleuse). Ses amis attendent eux aussi avec une certaine curiosité la suite des évènements. "Tu peux essayer l'Amérique, lui écrit Max Jacob, ce sera un nouveau chapitre à l'étonnante histoire de ta vie."

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Déc.2000/Jan.2001)

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