LES EXCENTRIQUES
MAURICE SACHS - INTRO ET SOMMAIRE
 
Maurice Sachs
Chapitre 4
   

 

Où notre héros prend l'habit ecclésiastique, qui le mincit avantageusement;
puis jette sa soutane par-dessus les moulins,
avant de revétir l'uniforme militaire.

"Sais-tu, mon petit vieux, qui j'ai vu l'autre jour? Tu ne le devinerais jamais, j'ai vu Maryem; il m'a demandé de tes nouvelles. Je lui ai dit que tu étais au séminaire et il m'a dit : "Tiens... C'est une nouvelle boîte de nuit?" (Maurice Sachs, Alias).

 


Le 2 janvier 1926, Maurice Sachs entre au séminaire des Carmes, rue d'Assas. Quels motifs peut avoir un jeune homme, oisif et amoral, élevé dans un milieu athée et anticlérical, pour passer aussi subitement du Boeuf sur le Toit au monastère? Ecartons d'emblée la vocation. Sachs, au contraire d'un Frederick Rolfe, n'éprouve aucune inclination historique ou esthétique pour l'église catholique, dont il ignore à peu près tout. Plus pratiquement, le séminaire lui permet d'échapper à une situation financiére incertaine. Incapable de rembourser
Max Jacob (all rights reserved)  
Max Jacob
(all rights reserved)

 
l'argent qu'il a emprunté à Robert delle Donne, il vient de perdre le toit et le couvert en même temps que son emploi à l'hôtel Vouillemont. Il doit donc se réfugier chez les Maritain à Meudon et taper Max Jacob d'une forte somme.

Mais il s'agit surtout de retenir l'attention de Jean Cocteau. Quand, en décembre 1925; il lui écrit pour lui annoncer la grande nouvelle, Sachs semble vouloir exciter la jalousie du poète et le mettre en rivalité avec Dieu : quel ami il va perdre! "Je ne regrette rien, se lamente Sachs, - mais je suis triste. J'ai le désir de partir, mais je pleure en partant. Je ne puis pas me retenir, mais quand je vous prend la main, mon coeur éclate - et je voudrais pleurer." (Cahiers Jean Cocteau). Et il envoie à Cocteau, pour qu'il les dédicace, tous les livres qu'il possède de lui.

  Max Jacob (all rights reserved)
 
Max Jacob à St Benoit sur Loire
dessin de J. Oberlé
(all rights reserved)

D'abord tout se passe bien. La vie du séminaire semble lui convenir. Il peut lire tout son saoul et écrire à ses amis. Comme il aime se lever tôt, il obtient la responsabilité de sonner la cloche du réveil. La cellule de Sachs est grande et ses deux fenêtres ouvrent sur un jardin. Sachs y trouve une petite bibliothèque où ranger ses livres : de pieuses lectures comme la Bible, Bossuet, Pascal, Maritain, Thérèse d'Avila, Thomas d'Aquin, mais aussi les poèmes de Cocteau et La Défense de Tartuffe de Max Jacob... Avec lui, il a apporté deux photos : Jean Cocteau et Raymond Radiguet.

Max Jacob avait tenté de convaincre Sachs de renoncer à ses projets de prêtrise : "Quelle tristesse pour un beau jeune homme comme vous de s'enfermer dans les ordres" (Alias). Cocteau et Maritain sont, eux aussi, inquiets. Ils connaissent l'instabilité du jeune homme, son tempérament jouisseur et son amoralité foncière. Ils craignent que Maurice Sachs ne provoque un scandale qui rejaillirait sur ceux qui ont encouragé, ou paru encourager, son escapade religieuse. On l'entoure donc. Cocteau lui écrit. Maritain intervient auprès de la direction du séminaire pour qu'on autorise Sachs à porter la soutane alors que les séminaristes ne la revêtent qu'au bout de trois ans. Fou de joie, Sachs se précipite chez un tailleur spécialisé près de saint Sulpice. Marie delle Donne accompagne Biquette et s'amuse de le voir essayer les divers modèles et s'admirer dans le miroir. Sachs placera plus tard son alter ego, Blaise Alias, dans la même situation : "On nous mena d'abord vers les vitrines où barrettes et ceintures de moire violettes et pourpres alternent avec des mitres blanches brodées d'or. Dirai-je que je pris cela pour un signe? Incorrigible Alias, tu te voyais déjà pape! Il fallut en rabattre et examiner la serge noire." (Alias). C'est Marie qui paie la soutane, que Sachs fait doubler de crèpe de chine rose.

Sachs tenait beaucoup à porter soutane pour des raisons fort peu catholiques : "Le noir élance et mincit. On s'y croit beau. (...) Et (...) on imagine aisément quelles insatisfactions étranges et dissimulées, même à ma propre intelligence, se trouvaient brusquement comblées lorsque des deux mains, comme une jeune femme, je soulevais un peu les pans de ma robe pour monter les marches." (Le Sabbat).

Une sensation encore plus exquise est de se trouver au centre de l'attention de gens aussi illustres que Jacques Maritain, Jean Cocteau et Max Jacob. Maurice Sachs jouit de sentir tous les regards tournés vers lui. Il n'a aucun remords à jouer une comédie qui plaît tellement : "On ment fort bien aux autres lorsqu'on se ment à soi-même. C'est ce qui m'arrivait. Chaque jour mieux persuadé de ma vocation, j'en persuadais admirablement autrui." (Alias). Cocteau lui trouve un moyen de gagner un peu d'argent en traduisant Les Jeunes Visiteurs, oeuvre d'une Anglaise de neuf ans, Daisy Ashford. Peu importe que Sachs "emprunte" sa traduction à Jean Hugo. Dans sa préface au roman, Cocteau écrit sans rire : " Ce livre sort de l'enfance, imbibé d'elle comme une éponge de la mer. (...)
  (all rights reserved)
 
Sachs (à gauche) et
Max Jacob (à droite)
à Bordeaux
(all rights reserved)

A cette oeuvre pure, il fallait un traducteur spécial. Maurice Sachs, séminariste, nous offre ce travail et donne l'exemple de la liberté où nous laisse le véritable esprit religieux." Raïssa Maritain semble avoir oublié ses doutes et lui écrit : "Je voudrais vivre assez pour recevoir Dieu de vos mains pures." Son époux adresse sa correspondance à "Monsieur l'Abbé Maurice Sachs". Max Jacob commence ses lettres par "Mon cher frère en Jésus-Christ."

Maurice Sachs a rencontré le poète quelques semaines plus tôt, chez Cocteau : "(...) Un petit homme qui ressemblait à Polichinelle. Sur un corps très court et très rond, il portait une tête énorme dont du plus loin que je le vis je remarquais le nez immense et busqué et, lorsqu'il enleva son chapeau pour me saluer avec un respect si exagéré que j'en fus embarrassé, un crâne tout nu que cerclaient à peine quelques poils blancs, des yeux minuscules et pétillants, des grosses lèvres sensuelles et une petite main trop grasse, trop courte, trop blanche à laquelle on voyait bien qu'il était juif." (Alias).

Max Jacob est un personnage étrange, mystique et farceur, tourmenté et impertinent, simple et excentrique. Peintre et romancier, il est aussi, avec Guillaume Apollinaire, un des fondateurs et inspirateurs de la poésie moderne. "Max Jacob danseur de corde, écrit Jean Cocteau, Max Jacob à table d'hôte, Max Jacob, sa grande mélancolie juive, sa conversion, sa bonne humeur de moine, une foi qu'il n'exploite jamais, ses diablotins bretons, sa mauvaise langue son coeur d'or, je l'aime, je l'admire et nous lui devons quelque chose." Familier de Picasso; Braque, Derain, "il était aussi bien l'ami du petit peuple, de l'ébéniste, du colleur d'affiches, du bougnat. A chacun, il parlait son langage et son don d'imitation , son sens de ce qu'il fallait dire et du ton qu'il convenait de prendre, sa voix même qu'il changeait selon qu'il parlait à une chaisière du Sacré-Coeur ou à un ouvrier parisien, son attitude aimable le mêlaient si intimement aux êtres les plus divers qu'il n'avait plus qu'à transcrire pour composer ses romans, à moins qu'il ne se contentât de raconter. Il était le roi des conteurs et ses amis passaient des heures entières à l'entendre imiter et mimer, jouer une véritable comédie jusqu'à ce qu'il les regardât d'un air contrit, presque les larmes aux yeux, en disant : Je ne suis qu'un clown." (Jean Oberlé, La vie d'artiste).

Max Jacob se prend de sympathie pour le jeune Sachs. Lui et Maritain remboursent les créanciers qui ont poursuivi le jeune homme jusqu'au séminaire. Jacob essaie d'aider Sachs à lutter contre sa propre nature. Naguère il lui disait de ne pas entrer au séminaire. Maintenant il l'adjure de prendre la religion avec un peu de sérieux : "Ne soyez pas parisien, Maurice, cela vous perdra, soyons éternels! Je voudrais que vous fréquentiez davantage les Saints."

Mais Maurice Sachs s'ennuie. C'en est fini du bel enthousiasme des débuts : "Je fus d'abord merveilleusement heureux dans cette cellule, heureux d'être seul, heureux d'être chaste, heureux d'être recueilli. Chacun de nous a sa lutte à soutenir cotre son éparpillement particulier (et même les minutieux qui perdent leur temps à ramasser la vie). Au début de mon séjour, je me ramassais avec facilité (...). J'étais tout entier en moi." (Le Sabbat). Les cours l'assomment et ses camarades ne lui plaisent guère : "rougeauds, boutonneux, colériques, jaloux, c'était une assez triste colonne de futurs prêtres qui faisait le tour du jardin et les quelques êtres d'exception qui s'y rencontraient, donnaient, par comparaison , une pire opinion du reste." (Le Sabbat).Certes, en tant que protégé du grand Jacques Maritain, il bénéficie de nombreux privilèges. Il peut ainsi passer le dimanche à Meudon chez les Maritain, sortir le mercredi pour aller assister aux représentation d'Orphée de Cocteau ou visiter l'exposition de Picasso, et recevoir ses amis dans sa cellule pour le thé. Marie delle Donne profite de ces réceptions plus mondaines que religieuses pour séduire un séminariste, qui renonce à ses voeux pour la suivre et l'épouser. Mais à quoi bon porter une soutane doublée de crèpe de chine rose si on ne peut se montrer rue d'Anjou ou à Deauville? Il n'est au séminaire que depuis deux mois et le temps lui semble déjà long, si long...

Alice Bizet, sa grand-mère vient le visiter. La vue de son petit-fils en soutane l'amuse beaucoup : "Et quand je pense que c'est moi qui ai porté la première robe-soutane que fit Lanvin. (...) Je me demande s'il y avait autant de boutons à ma robe qu'il y en a à ta soutane." (Alias). A cette grande bourgeoise la vie du séminaire semble bien difficile : "Mais c'est d'un enfermé incroyable. Est-ce qu'il y a seulement une salle de bains? Vous devez tous sentir mauvais, pouah!" (Alias). Elle propose donc à Maurice de venir passer les vacances avec elle à Juan-les-Pins.

C'est tout Paris qui se retrouve là : Jean Cocteau, mais aussi Picasso, René Crevel, Isadora Duncan, Rebecca West... Sachs arrive en soutane et produit son petit effet : "Quantité de personnes dont l'attention me flattait s'y trouvaient, et m'accueillirent mieux que d'habitude. Il faut reconnaître qu'aux yeux des gens qui ont vécu, l'apparition sur une plage d'un séminariste de vocation récente et d'origine très profane, laisse à penser que celui-ci recherche le scandale." (Le Sabbat). A l'en croire, Sachs se trouve là en toute innocence. C'est en toute innocence qu'il dépouille sa soutane de serge noir pour un maillot de bains rose. C'est en toute innocence qu'il se promène sur la plage en tenant par la main un jeune Américain de quinze ans, Tom Pinkerton. Bien sûr, s'ils finissent par devenir amants, c'est après une résistance épique contre les tentations de la chair, résistance qui dure bien deux jours. Et bien sûr, la chair est triste : "Nous n'en éprouvâmes aucun plaisir. Rien qu'un désespoir atroce." (Le Sabbat). Ils recommencent cependant, se montrent inséparables. Pinkerton utilise la soutane de son compagnon comme peignoir. Quand Maurice Sachs présente sa jeune conquête à Cocteau, celui-ci est horrifié et ordonne à Sachs de rentrer à Paris par le premier train. Il faut se rendre á l'évidence : la vocation religieuse de Maurice a volé en éclats au premier choc.

D'abord Cocteau essaie de plaider la cause de Maurice Sachs auprès de Maritain : "Il ne faut pas gronder Maurice, mais l'admirer. Il avait simplement pris ses vacances en enfer. Moi qui ne porte aucune soutane, je n'ai pas trouvé convenable de passer 2 jours à Juan malgré la présence de Picasso (qui, du reste, s'enferme à triple tour)." (Jean Cocteau - Jacques Maritain, correspondance). Mais, conscient qu'il s'est mis vis-à-vis de son protecteur dans une situation difficile, Maurice Sachs tente de s'en sortir en faisant retomber toute la responsabilité du fiasco sur Cocteau et le décrie auprès des Maritain. Alors Cocteau se fâche : "Où il se trompe et où je lui en veux, c'est lorsqu'il écrit "nous" au lieu d'écrire "je" et feint de croire que nos aventures sont analogues. Si le diable joue des tours, il faut lui rendre la pareille et non se laisser battre échec et mat comme Maurice. (...) Il peut se vanter de m'avoir embêté sur la côte où j'étais son seul défenseur! Il m'a amené des types impossibles, des drames avec la société américaine (...) sans que je lui en veuille - mais je lui en voudrais s'il prend vis-à-vis des Maritain un air de se refroidir à mon exemple." (Cahiers Jean Cocteau)

Malgré "l'innocence de coeur" que revendique Sachs, le scandale éclate. On parle de détournement de mineur. La mère du garçon menace de porter plainte, écrit à un évèque. Cocteau tente de venir en aide à Maurice Sachs. Il conjure Jacques Maritain de ne pas abandonner le jeune homme : "Maurice a un coeur d'or mais une tête d'oiseau - une sorte de niaiserie terrible. Prions. Vous pouvez encore le sauver en mettant son instinct d'imitation (maladif) devant votre exemple.(...) Cette aventure me prouve que le séminaire était pour Maurice l'unique planche de salut. Dettes, indélicatesses, etc... recommenceront du jour où il n'aura pas de discipline profonde. Maurice est frivole, , crédule, comédien. (...) Peut-être, s'il m'aime, une menace d'être abandonné pourrait-elle aider à le remettre dans le bon chemin. Essayez. Je vous donne carte blanche." (Jean Cocteau - Jacques Maritain, correspondance).

Les frasques de son protégé n'amusent pas Jacques Maritain. Cette "pantalonnade" (dixit Cocteau) menace son autorité et son prestige. Ainsi l'abbé Mugnier, confesseur de Huysmans, déplore la naïveté de Maritain : "Un philosophe n'est pas nécessairement un psychologue. (...) Le catholicisme cela ne se passe pas seulement dans l'éther, il y a un support moral, les dogmes se continuent dans une morale traditionnelle. On ne peut pas accepter les dogmes, rêver d'avoir le Saint-Sacrement chez soi et vivre sa vie comme avant. (...) A Saint-Sulpice, figurez-vous qu'on a permis à un séminariste d'avoir les oeuvres de Cocteau dans sa cellule! (...) Ce Maurice Sachs qui, de la tribu d'Israël passa d'un seul coup au séminaire! On l'autorisa même à prendre des vacances à Juan-les-Pins, une plage à la mode, où il se promena en maillot de bains, tenant un ami par la main, devant les Beaumont et tous les Américains protestants snobs de la Côte qui trouvaient cela très amusant. Malheur à celui par qui le scandale arrive! Ce fut très vite un beau défroqué. Quelle imprudence!" (Maurice Martin du Gard, Les Mémorables).

La trahison de son disciple blesse donc profondément le philosophe, qui écrit à Cocteau : "Jean chéri.(...) Maurice part au service militaire dans un mois. C'est une grande peine de le voir; comme une oeuvre ingrate, il a perdu toute clarté surnaturelle, et semble tout à coup si vulgaire. Il faut l'aimer beaucoup toujours en raison même des dangers affreux qu'il va courir. Il était trop mondain pour faire un prêtre." (Jean Cocteau - Jacques Maritain, correspondance). Il est temps de s'en apercevoir!

Au séminaire, le confesseur de Sachs lui a donné ce conseil : "Mieux vaut faire un bon chrétien qu'un mauvais prêtre. Allez à votre service militaire, cela vous donnera le temps de réflêchir." (Le Sabbat). En attendant d'être appelé sous les drapeaux, le jeune homme trouve refuge auprès de Max Jacob, à Saint Benoît sur Loire.

Ayant provoqué le courroux de Jean Cocteau et Jacques Maritain, blessé sans son amour-propre, voilà de nouveau Sachs en mal d'affection et de protection. Il lui faut se trouver une autre personnalité, dans tous les sens du mot, à cannibaliser. Il se souvient que, seul, Max Jacob avait désapprouvé son entrée au séminaire. Aussitôt il s'identifie à lui. Si Maurice Sachs est un homme de la trempe de Jacob, alors l'épisode du séminaire prend un sens, devient respectable, passe du rang de petit scandale mondain à celui de vrai drame intérieur. Quand, dans Le Sabbat, Maurice Sachs décrit Max Jacob, il plaide en fait sa propre cause; il s'imagine être Max Jacob comme quelques mois avant il s'imaginait être prêtre : "La dualité qui est au fond de tout homme était bien plus forte en Max Jacob qu'en n'importe qui. Il était le lieu d'un conflit bruyant, terrible et presque continuel. Oui, plus double que n'importe qui et pourtant si simple en chacun de ses personnages. C'était un homme très chrétien qui blasphémait à ses heures, un esprit très libre qui pouvait tomber dans toutes les formes de la superstition, (...) un homme rude, assez paysan de moeurs, se lavant peu, mais fou de parfums, qui ne craigait ni de se raser à l'eau froide, ni la grosse laine, mais à qui il arrivait de porter trois ou quatre bagues et quelques pierres semi-précieuses dans ses poches." (Le Sabbat).

Max Jacob mène à Saint Benoît sur Loire une vie aimablement excentrique. Le matin, il écrit, puis il se rend à la basilique. Lui qui fut un dandy se promène vêtu de la vieille jaquette de son père, les pieds chaussés de sabots, coiffé d'une casquette à carreaux. Les touristes le prennent parfois pour le sacristain et lui donnent un pourboire qu'il remet à l'abbé qui le loge. L'après-midi, s'inspirant de cartes postales, il peint à la gouache des vues de Paris ou de la Bretagne. A la table de l'abbé, il lui arrive de céder à son goût du calembour et de chantonner "le pain azyme, le pain azyme, boum, boum..." Le dimanche il assiste à la grand-messe et tient à chanter avec la chorale malgré les supplications de l'abbé : "Taisez-vous donc, monsieur Jacob, chuchotait le curé, vous faites dérailler tout le monde." Mais Max reprenait de plus belle et plus haut, à tue-tête, les petites filles tâchaient à le suivre; ce n'était plus un cantique mais quelque effroyable cacophonie." (Le Sabbat) Des amis, des admirateurs viennent le visiter, et aussi des peintres de Montparnasse et des princesses qui lui tricotent des chaussettes.

  Marcel Jouhandeau (all rights reserved)
 
Marcel Jouhandeau
étude de Mac'Avoy
(all rights reserved)

Au contact de cet homme aussi bon qu'original, Sachs se remet vite de sa mésaventure de Juan-les-Pins: "En me flattant un peu, ce qui me donnait cette confiance en soi sans laquelle on ne peut pas vivre, en me montrant de l'affection véritable, et en me faisant travailler, Max me rendit presque tout-à-fait le goût de la vie." (Le Sabbat). C'est en effet Max Jacob qui encourage Maurice Sachs à écrire. Dès qu'il apprend la nouvelle, Jean Cocteau, qui surveille de loin son ami, écrit à Maritain pour le rassurer : "Maurice m'annonce son roman et, en marge de sa lettre, Max me dit que ce roman est admirable. Si c'est vrai, Maurice est sauvé. Le principal n'est pas qu'il fasse un prêtre de plus mais un inutile de moins. Je craignais une chute lamentable." (Jean Cocteau - Jacques Maritain, correspondance). Aussi naïf qu'impulsif, Jacob assure Cocteau que Sachs "tiendra la tête de sa génération. Il sera beaucoup plus populaire que nous. Il y a le gros roman en lui." En quelques semaines, le jeune homme rédige Le Voile de Véronique, l'abracadabrante histoire d'une jeune femme qui s'éprend de l'image d'un jeune homme qui s'est noyé en voulant marcher sur les eaux et rencontre le frère jumeau du mort. Elle en tombe aussitôt amoureuse mais il ne s'intéresse pas au beau sexe et se destine à la prêtrise. Comme il la repousse, elle le tue et se suicide.

A l'automne, Max et Maurice font ensemble un voyage qui les mène à Evreux, Paris et Bordeaux. A Paris, Max conduit son ami chez Marcel Jouhandeau. L'entrevue tourne au désastre. Au premier regard, Jouhandeau se prend d'une haine profonde pour son visiteur. Max Jacob a beau chanter les louanges du "cher ange", du "cher enfant" qui dans dix ans publiera des chefs d'oeuvre, Sachs a beau proposer à l'écrivain de lui dédier Le Voile de Véronique, le charme n'opère pas. La colère de Jouhandeau ne s'est pas calmée lorsqu'il raconte vingt-huit ans après cette visite : "En leur présence, je n'ouvris pour ainsi dire pas la bouche mais à peine m'avaient-ils quitté, j'écrivais à Max que, si son ami se permettait de faire état de mon nom auprès du sien sur la couverture d'un livre, je lui couperai les couilles de mes propres mains." (Carnets de l'écrivain). Ignorant tout de cette lettre, Sachs , de Bordeaux, écrit à Jouhandeau plusieurs pages ahurissantes de flagornerie et de servilité et lui propose d'établir entre eux "une amitié désintéressée". Ce geste ne fait qu'envenimer les choses. Ulcéré par la veulerie de Sachs, Jouhandeau se retourne contre Cocteau. A un ami, Cocteau explique : "Maurice avec ses gaffes innombrables et sa nouvelle manie littéraire m'a brouillé avec Jouhandeau. Cette brouille était mystérieuse. Je sais depuis hier que son livre en est la cause. Mais tant pis! il est bon de se brouiller avec qui ne vous aime pas suffisamment pour sentir le vrai et le faux." (Cahiers Jean Cocteau)

Sachs a envoyé une copie de son roman, qu'il a dédié finalement à Tom Pinkerton, à Jean Cocteau. Celui-ci trouve le livre détestable et lui conseille de le ranger dans un tiroir et de l'y oublier. Sagement, Sachs obéit. Cocteau fait son rapport à Maritain : "Il a été trè bien, très courageux et sans l'ombre de morgue. (...) Max le calme et l'encourage à écrire." (Jean Cocteau - Jacques Maritain, correspondance).

Le 13 novembre 1926, Max Jacob rentre à Saint Benoît "en pleurant doucement comme une pauvre vieille mère dont le gars est parti pour la guerre." (Lettre à Cocteau). Il revient d'accompagner Maurice Sachs au train de Paris. Le jeune homme a reçu sa convocation au service militaire. Il croyait être affecté à Nice, et donc pas trop loin de Juan-les-Pins, Jean Cocteau et Tom Pinkerton, il doit en fait rejoindre les troupes stationnées en Allemagne.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Novrembre 2000)

MAURICE SACHS - INTRO ET SOMMAIRE

 

 
   

 
Les Excentriques > Maurice Sachs > Chapitre 4