LES EXCENTRIQUES
MAURICE SACHS - INTRO ET SOMMAIRE
 
Maurice Sachs
Chapitre 1
   

 

Où notre héros fait son entrée dans la vie et découvre l'inconvénient d'avoir une famille

"Ma vie n'a été qu'une longue complicité avec des coupables. J'ai toujours été du côté des parias de ma famille et je me suis dès l'enfance senti le plus coupable de tous, car à leurs fautes capitales (dont je ne savais rien, mais dont je sentais le poids) venaient s'ajouter les miennes dont je ne connaissais que trop le détail."

Maurice Sachs, Le Sabbat

 


Maurice Sachs naît à Paris le 16 septembre 1906. De là datent tous ses malheurs. Funeste présage, le fils de Herbert Ettinghausen et d'Andrée Sachs vient au monde "un dimanche, jour de paresse, à quatre heures, heure du goûter" (Le Sabbat).

Et, comme si l'avenir ne s'annonçait pas déjà sous d'assez funestes auspices, la méchante fée Hérédité vient se pencher sur son berceau : "J'héritai de mon père sa paresse, de ma mère son manque d'équilibre et sa passion, de mon grand-père Sachs la curiosité et l'amour des lettres, de ma grand-mère la frivolité, un certain bon goût et une curieuse forme d'égoïsme (la plus dure), qui est une sorte d'indifférence de fond; et de chacun d'eux un besoin de luxe, de désordre, un grain de folie et une très grande robustesse dans le squelette, dans les organes et dans l'âme." (Le Sabbat)

Cette grand-mère frivole se nomme Alice Franckel. Elle est née à Hambourg et, en 1886, à dix-sept ans, épouse Georges Abraham Sachs qui exerce avec succés le commerce des diamants, perles et bijoux en tout genre au 46 rue La Fayette à Paris. Alice est belle, d'allure distinguée et sympathique, et méprise cordialement son lourdaud de mari. En 1903 elle jette son dévolu sur un veuf de fraîche date, Jacques Bizet, le fils du compositeur Georges Bizet. Averti de leur liaison, Georges Sachs menace d'abord de revolvériser les amants. Il se contentera, plus bourgeoisement, de les faire surprendre en flagrant délit par un huissier. Le divorce est prononcé en sa faveur et il obtient la garde de son unique enfant, Andrée, qui est alors dans sa seizième année. Alice, qui n'a pas la fibre maternelle, ne s'oppose pas à cet arrangement. Par contre l'aspect financier de la séparation provoque un affrontement à couteaux tirés qui culmine avec la tentative d'Alice de faire saisir le mobilier de sa fille.

Sitôt libre, Alice se remarie avec Jacques Bizet. Mais le jeune homme souffrant, comme son père, de graves tendances suicidaires, s'enfonce peu à peu dans la mélancolie et cherche un illusoire soulagement dans l'alcool et la morphine. Ses amis, dont Marcel Proust, se détournent de lui et Alice le quitte. Nouveau divorce.

Mais Alice Bizet - elle a gardé le nom de son dernier époux - est parfaitement capable de vivre sans ces hommes qui se révêlent, à l'usage, si faibles et décevants. Ignorant les conventions, elle fume un paquet de cigarettes par jour, tient un salon littéraire et fréquente les milieux radicaux, socialistes et dreyfusards.

Face à un tempérament aussi formidable, Georges Sachs n'avait pas une chance de s'imposer. Fils de Juifs allemands naturalisés français en 1871, il naît à Paris en 1859. Négociant en bijoux et pierres précieuses, il voyage beaucoup et est notamment en affaires avec le bijoutier Fabergé à Saint Pétersbourg.

Quoique jouissant d'une solide fortune, Georges Sachs n'en est pas moins un proche de Jean Jaurès. On le trouve, avec Léon Blum ou Daniel Halévy, parmi les premiers souscripteurs de L'Humanité. En fait, le gros joaillier n'aime rien tant que se frotter aux célébrités de la politique et des lettres. Il se vante sans retenue de ses relations illustres, que ce soit Aristide Briand, le président du conseil, ou Anatole France, gloire officielle des lettres françaises.

Si la vie professionnelle et mondaine de Georges Sachs est florissante, sa vie domestique est moins heureuse. Après sa séparation orageuse d'avec Alice Franckel, il se console dans les bras de Raymonde Kotzman. Un choix malheureux. La belle, qui se dit mannequin et a un bon quart de siècle de moins que son riche amant, se nomme en réalité Marie Amen et exerce le métier de "femme galante" à Montmartre. En 1910, elle parvient, suite à une grossesse et un avortement, à se faire épouser.

Le ménage des Sachs fait sourire amis et relations : "Ce gros homme était accompagné de sa femme, jeune, élégante, et jolie qui, au rebours de son mari, professait pour les militaires et surtout les aviateurs une admiration violente." (Marcel Le Goff, Anatole France à la Béchellerie) Mais Georges Sachs est trop heureux de se montrer au bras de sa jeune et belle épouse pour se formaliser des infidélités répétées de Raymonde, tout comme il aime trop se vanter de ses relations dans le grand monde pour se vexer des rebuffades qu'il essuie. Anatole France n'est pas le dernier à se moquer de ce bon gros Georges, "l'homme le plus charmant et l'esprit le plus confus que j'ai jamais connu". Ayant beaucoup voyagé, Sachs sait "des langues en quantité ce qui faisait dire à M. France qu'il était le seul homme qui pût dire des sottises en trente-six langues."(Marcel Le Goff, Anatole France à la Béchellerie)

Maurice Sachs ne force donc pas le trait quand il écrit dans Le Sabbat : "Je suis né, voici trente-deux ans dans une famille aussi désordonnée que possible. On s'y mariait, on y divorçait avec une incroyable vivacité. On y avait le goût de l'aventure et quelques défauts capitaux qui m'ont été transmis."

Les parents de Sachs se montrent surtout incapables d'aimer leur enfant. Le père, Herbert Ettinghausen, s'efface très vite du paysage familial. "Nous habitions rue de Lisbonne, un assez bel appartement, dont mon père vendit le salon à l'insu de ma mère, pendant une vacance, Cela consacra leur ruine et hâta leur divorce. Mon père disparut de ma vie en n'y laissant aucune trace. Je ne l'ai jamais revu." commente froidement Sachs dans Le Sabbat.

En 1912, Andrée obtient le divorce. Herbert oublie aussitôt jusqu'à l'existence de son fils. Il néglige aussi, bien naturellement, de restituer à Andrée les biens et l'argent qui lui appartiennent et de verser la pension qu'il doit. Jamais Maurice Sachs ne se plaindra de l'absence de ce père dont il ne porte pas le nom et rejette les origines juives. Il ne parlera de lui que pour charger un peu plus la barque de son hérédité : puisque Herbert n'était qu'un paresseux, vivant des femmes et d'expédients, comment son fils pourrait-il être honnête et travailleur? Herbert meurt en 1930, sans avoir revu son fils, qui, assistant à l'enterrement, n'en éprouvera nul chagrin.

L'éducation anglaise, où l'on sépare les enfants des parents, est alors à la mode dans la bourgeoisie. Rien ne saurait mieux convenir à Andrée, aussi dépourvue de sentiment maternel que sa propre mère. Sitôt né, Maurice est confié à une nurse, Suze, "une Anglaise dont le visage avait séché dans le service et la chasteté" (Le Sabbat). Elle seule lui témoigne de l'affection. Après le divorce, Andrée qui n'a plus comme ressources que la petite rente que lui verse Georges Sachs, doit déménager dans un "méchant appartement, rue Roussel" (Le Sabbat) et se passer des services de la nurse. Maurice a cinq ans : "Suze nous quitta, son départ me causa le chagrin le plus vif , et je fis ainsi la connaissance de ma mère que j'avais peu vue jusqu'alors" (Le Sabbat).

Maurice tombe amoureux de cette mère qu'il ne connait pas : "Quand j'allais me glisser, me pelotonner le matin dans son lit, j'étais heureux comme un petit chien, chaud comme une caille, attendri comme l'amour" (Le Sabbat). Mais Andrée n'est pas femme à s'attendrir. Et de se retrouver dans la situation inconfortable de la parente pauvre, obligée de mendier auprès de son père, de supporter la condescendance des oncles et des tantes, ne la pousse pas à l'indulgence. Parfois, alors qu'elle est déjà habillée et poudrée, prête pour sortir, elle gifle son fils, à tout hasard, préventivement.

"Nous vivions côte à côte, assez isolés et la sauvagerie que je tenais de son caractère n'était pas faite pour nous rapprocher.", se désole Sachs dans Le Sabbat. La guerre survient. L'avance des troupes allemandes en 1914 pousse Georges Sachs à mettre sa fille et son petit-fils à l'abri en Angleterre. Là Maurice Sachs éprouve la révélation de la beauté et de l'art. S'il ne garde guère de souvenir de la guerre, il se rappelle très précisément cet instant: "C'est au tournant d'une rue à Londres que je vis pour la première fois un paysage, ou plus exactement que je me vis le voir et que je pris conscience esthétiquement de ce qui m'entourait. La rue était pavé et grise. Une maison de briques rouges occupait un angle, un peu de brouillardflottait entre ciel et terre." (Le Sabbat).

De retour en France, Andrée Sachs décide qu'il est temps de se séparer de cet enfant encombrant, qui vient dans son lit et vole dans son porte-monnaie. A l'automne 1917, Maurice est envoyé en pension. Il a onze ans, "fermé à presque tout et comme emmuré dans moi-même, gros petit garçon maladroit et lent." (Le Sabbat). On a choisi pour lui un établissement d'avant-garde, réservé à une certaine élite sociale : l'Ecole de l'Ile-de-France. On y travaille selon les méthodes les plus modernes, imitées des écoles anglaises du type de celle de Summerhill. Le grand-père, Georges Sachs, accepte de prendre à sa charge les frais de scolarité.

"Il eût paru que c'était l'endroit idéal où s'élever. Et si je n'avais pas été moi-même, sans doute que j'y eusse été parfaitement heureux", constate amèrement Sachs (Le Sabbat). Plusieurs fois, il fera l'éloge de cette fameuse éducation à l'anglaise et pourtant la seule vue d'un dortoir de collège suffit à lui faire monter les larmes aux yeux : "Celui-ci me rappelait mes tristes nuits solitaires lorsque j'étais nouveau venu au collège, ces chagrins infinis de l'enfance que j'épanchais en larmes qui mouillaient tout mon oreiller..." (Le Mémoire moral).

L'enfant comprend parfaitement qu'il est abandonné, que sa mère ne veut pas de lui, qu'elle ne l'aime pas. Et si elle ne l'aime pas, la raison en est simple : il n'est pas aimable, il est mauvais, méprisable. Maurice Sachs, très tôt, vit dans la honte de lui-même. Il rêve de conformisme, de ressembler aux autres, de s'échapper de lui-même et de devenir un autre. Il ne peut qu'être malheureux à l'Ecole de l'Ile-de-France puisqu'il est différent de ses camarades : il n'est pas fils d'ambassadeur, d'industriel ou même d'une fameuse demi-mondaine. Il n'a pas de fortune et est "placé là par la seule générosité de mon grand-père qui ressemblait trop à de la charité" (Le Sabbat). L'école met en avant le sport, la gymnastique et Sachs n'éprouve aucun intérêt et ne montre aucune disposition pour l'exercice physique : "J'étais une nullité totale. Mon corps ne trouvait en lui-même aucun ressort pour les jeux ou pour la course" (Le Sabbat).

Une nouvelle preuve de sa funeste singularité vient le bouleverser un peu plus : "Et voici que je découvrais, comme si déjà toutes ces tares n'eussent point suffi, que j'étais Juif (je dis bien tare, car lorsqu'on est enfant, on prend pour une tare tout ce qui nous différencie)." (Le Sabbat).

L'Ecole d'Ile-de-France accepte une proportion de 10% d'élèves juifs et il n'y sévit aucun sentiment antisémite. Ce dont souffre en réalité Sachs ce n'est pas d'être Juif mais de ne pas être un Juif comme les autres, de pas avoir au moins une identité juive : "Je ne me sentais même pas en grande communion avec mes coreligionnaires, car eux, (...) s'enorgueillissaient d'être Juifs et se sentaient séparés, mais un peu supérieurs." (Le Sabbat). Sachs, lui, se sent certes séparé, mais surtout inférieur. Et il n'avait jusque là, sa famille étant irréligieuse, anti-cléricale et républicaine, aucun sentiment d'être Juif. Dépourvu de toute culture judaïque, Sachs se trouve étranger parmi les dix petits Juifs interdits de messe le dimanche : "Je savais que je n'étais même pas fidélement de ce peuple-là. Je n'étais de nulle part.". (Le Sabbat)

L'enfant souffre ; "Je n'avais pas été fort heureux à la maison, mais en comparaison de l'école quel paradis!" (Le Sabbat). Et la vie serait tout à fait insupportable si l'enfant ne trouvait un réconfort dans de longues promenades solitaires à travers la campagne. Il sèche les cours de mathématiques pour explorer les prés et les bois des alentours. Le spectacle de la nature l'apaise autant qu'il flatte son sens esthétique. Seul, il se sent libre; sa honte de lui-même disparait. "Je retrouvais au milieu des champs le sens d'une dignité perdue.", confie-t-il dans Le Sabbat. Il se lie aussi d'amitié avec trois élèves qui partagent son amour de la littérature, et avec son professeur de musique, le compositeur Jean Wiéner installé là avec sa jeune épouse et leur bébé. Maurice pousse le landau de la petite Maud dans le parc tout en parlant littérature et musique avec Jean Wiéner.

Car Maurice Sachs a découvert le plaisir de la lecture et de l'écriture. Il lit d'abord tous les auteurs figurant dans ses livres de classe, puis tous ceux de la bibliothèque du collège. L'art lui semble la plus haute des occupations humaines et il ne rêve plus que de devenir, selon la formule de Chateaubriand, "une machine à faire des livres". Sans doute voit-il aussi dans l'art un chemin vers la rédemption, un moyen de surmonter sa propre faiblesse, ses défaillances morales et physiques, et de devenir un "héros" au regard du monde et à ses propres yeux : "Dans ces moments où tous les enfants se demandent : "Que feras-tu plus tard?" je répondais invariablement : "Je serai écrivain." Je ne voyais rien d'autre qui valût la peine de vivre." (Le Sabbat).

Le collège est aussi pour Maurice Sachs le lieu d'une autre initiation. Il y découvre le plaisir physique, celui qu'il se donne lui-même, le soir dans son lit, pour s'endormir; celui qu'il peut prendre et donner entre les bras d'un autre garçon; celui dont il découvre qu'il s'achète et se vend. Le premier de ses amants, un garçon de son âge, mince et blond, à l'air angélique, demande en échange de ses faveurs que Maurice lui donne sa raquette de tennis. Cette éducation sexuelle et sentimentale bénéficie du climat de laisser-aller qui règne à l'Ecole d'Ile-de-France. La situation échappe vite à tout contrôle. En 1921, la direction, de crainte d'un scandale, décide qu'à la fin de l'année scolaire, plusieurs élèves et professeurs seront discrétement invités à quitter le collège.

Maurice Sachs compte au nombre des victimes de cette purge. Dans le train qui le ramène vers sa famille, le fils prodigue fume cigarette sur cigarette. Il ne sait pas que deux semaines plus tôt sa mère s'est remariée. Le veau gras peut dormir en paix.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Septembre 2000)

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