LES EXCENTRIQUES
JACQUES RIGAUT - INTRO ET SOMMAIRE
 
Jacques Rigaut
S'évader
   

 

S'EVADER

"Qu'est-ce qu'il faut faire
Quand on ne sait rien faire
On devient un homme à tout faire,
On a les embêtements les plus divers.
"
Nino Ferrer

La guerre prend fin le 11 novembre 1918. Avec 1 350 000 tués, soit un homme sur six en état de travailler, 3 200 000 blessés et invalides, douze départements ravagés par les combats, la France tente tant bien que mal de se donner l'illusion de la victoire. Le coeur n'y est pas vraiment. Henri Fauconnier exprime parfaitement le sentiment des survivants: "Comme au début quand la guerre semblait impossible à ceux mêmes qui la faisaient, la paix nous paraît incompréhensible. Est-il vrai que nous serons bientôt libres, que nous pourrons aller partout où il nous plaira, que nous n'aurons pas à saluer tous les galons qui courent les rues? Notre vie va-t-elle être à nous enfin?" (Lettres à Madeleine)

Jacques Rigaut, promu aspirant, traîne presque un an encore sous les drapeaux. Après tout il se trouve aussi bien, ou aussi mal, là qu'ailleurs, pour noyer son ennui dans le cognac. En juillet 1919 il passe sous-lieutenant avant d'être démobilisé le 6 octobre, et rendu à la vie civile.

Que faire de cette vie et de cette liberté retrouvées? Pour le jeune officier, "il n'y a pas de raisons de vivre, mais il n'y a pas de raisons de mourir non plus. La seule façon qui nous soit laissée de témoigner de notre dédain de la vie, c'est de l'accepter. La vie ne vaut pas qu'on se donne la peine de la quitter."

Debout les morts, de FRANS MASEREEL (all rights reserved)  
Debout les morts
de FRANS MASEREEL
(all rights reserved)

 
Rigaut tente de tourner le dos à la mort, de la perdre en chemin. "Je suis un homme qui cherche à ne pas mourir." affirme-t-il. Plus facile à dire qu'à faire. Il lui faut de l'argent, de l'argent pour anesthésier l'ennui, de l'argent pour pouvoir dormir, de l'argent pour ne pas penser: "Les contraintes, le petit examen à préparer, les exigences paternelles, ce métier qu'il va falloir subir, tout effort salarié me mènent à penser, c'est à dire à décider de me tuer, ce qui revient au même."

Rigaut caresse toujours l'ambition de devenir "un imbécile très riche" et se rêve millionnaire. "La richesse est une qualité morale" et avec des millions on peut tout acheter: femmes, Rolls-Royce, santé, réputation, rang dans la société, adresse au tennis, bref tout ce qui manque au fils d'un chef de rayon au Bon Marché. Avec des millions, Rigaut sera "assuré contre les passions".Avec des millions, il pourra s'offrir la torpeur salvatrice: "Nous dormirons derrière le clapotis de nos cylindres, nous dormirons les skis aux pieds, nous dormirons devant les villes fumantes, dans le sang des ports, au-dessus des déserts, nous dormirons sur les ventres de nos femmes, nous dormirons à la poursuite de la connaissance."

Mais par quel moyen forcer la porte du monde des riches? Quand il se contemple dans le miroir il ne voit qu'"un arriviste qui ne sait pas à quoi". Pour l'instant l'argent ne peut venir que de ces parents qu'il n'aime pas. Alors, pour leur complaire, Jacques Rigaut reprend machinalement le chemin de la faculté de Droit. "Aussi tu n'as pas pu sortir du cercle de ta famille et de tes tares, lui reprochera Drieu La Rochelle. Tu étais sans défense contre les hérèditès. Tu ne pouvais te dètacher de ton père, ni de ton arrière-grand-père. Je t'ai entendu, ivre, gémir comme un enfant; tu trébuchais dans ton cordon ombilical." (Adieu à Gonzague).

  Portrait de Jacques Emile Blanche par WALTER SICKERT (all rights reserved)
 
Portrait de Jacques Emile Blanche
par WALTER SICKERT
(all rights reserved)

Le masque de l'étudiant l'ennuie et il le laisse vite retomber. Monsieur et Madame Rigaut se fâchent. Loin d'ouvrir leurs bras au fils prodigue, ils l'accusent de n'être qu'un gamin paresseux et dépensier, ruineux à entretenir. Un ultimatum est posé: s'il ne se trouve pas une situation on va "le fourrer dans les affaires" (Jacques Emile Blanche, Sur Jacques Rigaut).

Eventualité que Rigaut refuse d'envisager. Jamais il ne s'abaissera à n'être qu'un salarié comme son père: "Il est honteux de gagner de l'argent (...) Dès qu'un monsieur se met dans le cas d'accepter d'un autre quelque argent, il peut s'attendre à ce qu'on lui demande de baisser son pantalon."

Rigaut est bien décidé à tirer un coup de revolver sur l'homme qu'il était autrefois. Dépouillant sa destinée de petit bourgeois, il s'invente un nouveau personnage, celui "d'un bohème échappé d’une grande famille" (Maurice Martin du Gard, Les Mémorables).Le voilà qui, pourvu d'un "plastron éclatant, seul atout d'un hasard de Palace", se faufile dans le beau monde littéraire en devenant le secrétaire d'Abel Hermant, écrivain et mondain qui ne manifeste que mépris pour ce "jeune homme pauvre". Maurice Martin du Gard raconte comment Rigaut fut humilié par "Abel Hermant à qui il servit, une semaine ou deux, de secrétaire et qui, le matin, dans son cabinet de toilette, lui dictait ses articles du Figaro et du Temps, assis sur le siège et pétaradant comme au grand siècle."(Les Mémorables)

Jacques Rigaut se met donc en quête d'un protecteur moins odieux et d'un emploi moins matinal. Alors qu'il assiste à une séance d'occultisle où un spirite évoque l'esprit d'un officier tué lors de la guerre, Rigaut est remarqué par Jacques-Emile Blanche, critique d'art et portraitiste de la haute société et du monde des arts (il a peint, entre autres, Proust, Gide, Degas, Rodin, Debussy, Joyce, Cocteau et Drieu La Rochelle).

Blanche voit sans mal au-delà du masque cynique qu'affecte le jeune homme: "Tout fier de son insensibilité d'apprenti guerrier, cet hypersensible se vantait de n'avoir rien ressenti en voyant son camarade le plus cher tomber à ses côté." (Sur Jacques Rigaut) Et pourtant, en sortant de la séance de spiritisme, Rigaut "riait un peu nerveusement, à son ordinaire. C'était son tic de ricaner dès que le gagnait l'émotion." (Sur Jacques Rigaut). Le fantôme de l'ami Max n'est sans doute pas loin.

Rigaut offre ses services au peintre en termes pressants: "Monsieur, peut-être vous semblerai-je trop gigolo, prenez moi tout de même à l'essai.". Entre le peintre mondain, qui approche la soixantaine, et le "jeune homme pauvre" de 22 ans, la sympathie et l'affection naissent spontanément. "Jamais, écrit Blanche, amitié plus délicate ni plus forte ne se noua entre gens que rien, et surtout leur âge, n'aurat du rapprocher." Cette amitié, "filiale, et cependant dégagée de toute contrainte", va durer dix ans, jusqu'à la mort de Rigaut.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Décembre 1999 - Janvier 2000)

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