LES EXCENTRIQUES
JACQUES RIGAUT - INTRO ET SOMMAIRE
 
Jacques Rigaut
Naître
   

 

NAITRE

"Une prison - Regardez-vous vous même."

Jacques Rigaut (all rights reserved)Le 30 décembre 1898, à Paris, Jacques Rigaut fait son entrée dans le monde: "M' y voici. J' y suis. Ici au sein de cette concience, j'emplis mes poumons d'un oxygène consumpteur mais qui rend l'air, ailleurs, irrespirable." Né à deux heures du matin, il est le second fils de Madeleine et Georges Rigaut. Son père exerce l'emploi de chef de rayon au Bon Marché. L'enfance de Rigaut "avait été pareille à la plupart, rieuse, bruyante, autoritaire. Puis une jeunesse enthousiaste, confiante: n'avait-il pas le monde dans sa main?" En 1907 il est élève au lycée Montaigne où il devient l'ami de René Chomette (plus tard le cinéaste René Clair). Il poursuit ses études au collège Stanislas puis, en 1913, au lycée Louis-le-Grand. C'est là qu'il se lie d'amitié avec Maxime François-Poncet. Pour Rigaut il n'y a pas de doute, lui et Max sont appelés à mener des "existences parallèles".

Rigaut ne s'entend guère par contre avec une famille dont il cherche à se libérer. Il revendique "l'orgueil amer de se sentir sans origines" et refuse lignée et hérédité: "Mon ventre est intact. Je n'ai pas de nombril, pas plus qu'Adam. Sans origine." Mais ce désir de trancher le cordon ombilical, cette volonté d'indépendance ne vont pas sans danger: "De s'être voulu arracher le nombril, Clamacor était mort."

Ne concevant pas la liberté sans argent, Rigaut doit, en attendant de pouvoir s'affranchir, porter un masque: "Je dois avoir les apparences d'un jeune homme bien élevé, c'est que je n'ai pas renoncé non plus à avoir une place dans votre société - le plus sérieusement du monde et jusqu'à deux quarts d'heure de suite, j'ai désiré être un banquier, un garçon de lettres et surtout un imbécile très riche."

Deux soldats blessés de ERIC HECKEL (all rights reserved)  
Deux soldats blessés
de ERIC HECKEL
(all rights reserved)

 
La guerre éclate, fraîche et joyeuse, pour vite s'enliser dans la boue des Flandres. De Verdun à Tannenberg, l'industrie lourde tourne à plein régime. On produit en masse gazs, canons, mitrailleuses. La machine qu'est la guerre dévore, en guise de combustible, les vies humaines par millions. Et tandis que, selon la formule de Drieu La Rochelle, "l'extrême civilisation engendre l'extrême barbarie", Rigaut prépare son avenir de riche imbécile en passant avec succés les deux parties de son baccalauréat en 1915 et 1916. Il s'inscrit même à la Faculté de Droit.

Rigaut cependant continue de vouloir "s'évader du milieu bourgeois où il avait passé son enfance et son adolescence et qu'il méprisait parce qu'il en avait souffert sans pouvoir toutefois s'en dégager complètement." (Philippe Soupault, Mémoires de l'oubli). Déjà Rigaut s'ennuie. Il se regarde dans un miroir et n'y voit rien qui lui plaise: "Je ne suis pas absolument abruti - même pas. Il ne m'arrive rien. Des commencements, des tas de recommencements; aucune continuité, rien ne prend corps, rien ne s'impose. Une heure je crois que je vais redevenir intelligent, l'autre que je suis irrémédiablement une croûte, et je ne me décide pas à être l'un ou l'autre."

L'envie de bousculer les évènements qui se moquent de lui le tenaille, l'envie d'agir, de faire quelque chose. A son amie Simone Kahn, il écrit lors de l'été 1916: "Non, je ne remue pas de souvenirs, je n'ai aucune intimité avec les choses passées. Et je ne veux pas en avoir. Il ne faut pas encore que le passé empiête sur le désir. Le culte personnel du passé, c'est presque un brevet d'incapacité. Seules comptent les minutes écoulées, qui sont la promesse ou la semence de choses à venir, qui m'aident à bâtir un futur idéal. Celui que j'ai été m'est étranger (...) Le présent n'est guère fait que de l'attente du lendemain. Un lendemain mallèable, mèdiocre ou exaltant. Je devance celui que je sais être."Le 21 décembre 1916, devançant l'appel et à quelques jours de ses dix huit ans, il s'engage "pour la durée de la guerre".

Incorporé au 81e Régiment d'Artillerie, puis versé en 1917 au dépôt du service automobile à Paris, Rigaut découvre trés vite que vie de famille et vie militaire ont beaucoup en commun: "Je ne suis pas encore abruti et je pense que je ne le deviendrai pas. Le régiment ne peut plus m'atteindre profondément (...) J'y suis à présent , comme, civil, j'étais dans ma famille - des colères, des révoltes, des découragements d'un seul moment, superficiels." De nouveau Rigaut se trouve seul face à lui-même: "Nu, jusqu'à avoir perdu chair, os et toute consistance. Baignant sans effort (non pas au coeur d'un pauvre Rigaut) au coeur des choses. Etonné de l'existence in dépendante et contradictoire de ce Rigaut qui se jauge faussement à son raisonnement ou à sa connaissance."" Avec l'oisiveté l'ennui s'installe: "J'ai le temps de me considérer. Je m'ennuie, je me trouve ennuyeux, je subis mon ennui; je crois bien que je suis raté. J'ai bien pensé à me tuer, mais si je le faisais, ce serait avec aussi peu de conviction que je vis."

Dans ses lettres à Simone Kahn, Rigaut s'empresse de masquer son désespoir derrière un cynisme enfantin: "Je voudrais, et je pense y réussir, occuper un poste où j'aurais des loisirs, ou voir la guerre." Comme si la guerre ressemblait à ces vacances qu'il passait naguère à La Baule avec René Clair: parfois on s'y ennuie un peu; alors on lit Laforgue ou Wilde, ou on joue au poker.

Le masque semble s'abaisser lorsqu'il s'agit de l'ami Max qui va à son tour rejoindre l'armée."Max, écrit Rigaut, ne doit pas être loin de son départ. Il est peu probable que je le rencontre avant un, deux ans peut-être. Curieux! Epreuve! Comment nous retrouverons-nous?" Dans une autre lettre, datée d'octobre 1917, il va jusqu'à avouer: "J'aurais besoin - ici plus qu'ailleurs - de Max ou d'une affection bête."

Le souhait de Rigaut est enfin exaucé: il va voir la guerre. Nommé brigadier en janvier, il est envoyé au front en février. C'est d'une tranchée en Lorraine qu'il écrit à Simone Kahn: "Je suis initié à la guerre qui est une chose épatante - esthétique, lyrique, sportive - je n'ai plus le temps de lire à peine d'écrire."

L'enthousiasme retombe vite. En juin 1918 Rigaut est au quartier Lariboisière à Fontainebleau pour y passer des examens et devenir aspirant. Se remettre à étudier lui est pénible. Il rate le premier examen. Il s'embête et souffre d'une écrasante envie de dormir lorsque, le 17 juin 1918, il apprend que Maxime François-Poncet est mort au combat le 4 juin. Rigaut est bouleversé. Il a perdu son ami et "ce qu'on a le plus de peine à trouver en amitié, le confident digne car nous ne consentons pas à nous étaler souvent, et si mal doués que soient les gens pour agir, ils veulent toujours vous faire leur témoin, jamais vous entendre."

Plus dramatique encore, il voit ainsi disparaître son alter ego, son reflet dans le miroir, une partie de sa vie même. A Simone Kahn il écrit: "Max est tué. La chose est monstrueuse, révoltante, incroyable. Je suis effondré, je ne sais plus de quel côté me tourner. Il est probablement irremplaçable et en tout cas ma vie était arrangée avec la sienne, parallèlement.". Puisque Max est mort et que leurs vies étaient parallèles, la conclusion est simple à tirer: à partir de juin 1918 Jacques Rigaut n'est plus qu'un mort qui marche.

Sans doute éprouve-t-il des sentiments assez proches de ceux de Joseph Roth: "Depuis longtemps d'ailleurs, depuis mon retour de la guerre, je me considérais comme vivant à tort et m'entrainais à observer tous les évènements qualifiés d'historiques par les journaux de l'oeil impartial de celui qui n'appartient plus à ce monde. La mort me gratifiait en somme d'un congé illimité, mais il lui était loisible de l'interrompre à tout instant, et les affaires d'ici bas ne me concernaient plus guère." (La Crypte des capucins)

En fait, ce mort, "mon mort", comme l'écrit Rigaut, l'a pris par la main et guidé jusqu'au bord du néant. La mort de Max est "la seule chose qui compte et qui donne à tout le reste sa valeur - c'est à dire nulle -." Plus rien n'a donc de valeur et le cynisme de Rigaut se révèle tout aussi dérisoire que le reste: "Je me désolais de mon incorrigible goût pour le cynisme le plus enfantinqui ne m'a jamais mené plus loin qu'à faire des pieds de nez au cadavre d'un ami mort."

Le miroir où se regarde Rigaut ne renvoie même plus d'image.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Décembre 1999 - Janvier 2000)

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