LES EXCENTRIQUES
JACQUES RIGAUT - INTRO ET SOMMAIRE
 
Jacques Rigaut
Ecrire
   

 

ECRIRE

"Nous commençons l'Ultime Révision de Ma Vie Artistique.
Cela fait longtemps qu'un tel livre n'avait pas vu le jour.
Dans cette ultime version, le plus gros de l'effort portera
sur la tentative de conférer un peu de majesté
à une petite merde sans valeur.
On tentera de procurer au lecteur moderne
le cadre d'un échec au travers duquel il pourra contempler,
sans être intimidé,
le triomphe du génie le plus flamboyant.
"
Leonard Cohen

  Dadaïstes... par Man Ray (all rights reserved)
 
Photo de divers dadaïstes dont Rigaut
Photo de Man Ray - 1922
(all rights reserved)

Les beaux esprits, les gentilhommes de lettres contre lesquels Rigaut a le front de venir se frotter, tordent le nez. Il leur suffit d'un regard pour deviner le parvenu. Pas question de le laisser se réinventer en paix. Jacques Porel lui accorde un profil de "Romain de médaille" mais note aussi: "Il avait de gros pieds, une certaine lourdeur de hanches." (Fils de Réjane). Drieu, qui se dit son ami, est parmi les plus cruels: "Tu étais vulgaire et incapable de ta vulgarité. Car tu n'avais pas une démarche élégante, bien qu'elle m'émût aux larmes, il te restait quelque chose de bourgeois dans le derrière qui t'empêchait de voler dans les hautes sphères." (Adieu à Gonzague). Rigaut a beau faire, la défroque de ses origines sociales lui colle à la peau: il a le cul trop lourd pour faire un artiste acceptable.

On le catalogue gigolo un peu vulgaire, arriviste bon à rien, dilettante transparent. Picabia le traite de "mannequin pour tailleur", Drieu de Brummel sans autorité, d' "automate, formé d'une cravate impeccable". Ribemont-Dessaignes, lui, trouve Rigaut fort beau, d'une grande élégance vestimentaire, très mystèrieux dans son attitude mais nullement esthète ou sophistiqué (Déjà Jadis)

Bref, Rigaut agace le petit monde littéraire. Sans doute parce qu'il ne pratique guère la génuflexion ou le baise-main. Dans l'atelier de Jacques Emile Blanche où défilent artistes et écrivains, Rigaut est comme au spectacle, au guignol. Son ami Philippe Soupault affirme que "C'est en fréquentant ceux qu'il considérait comme des pantins qu'il afficha un grand dégoût pour la littérature en particulier et les arts en général..." (Vingt mille et un jours) Et Soupault de rappeler que "Certains lui en voulurent de ses jugements souvent très sévères, soulignés par des ricanements."

Le fameux ricanement de Rigaut, qui lui sert à masquer ses émotions. Car Rigaut ne méprise pas la littérature, il méprise les littérateurs, leur verbiage, leur vanité et leur hypocrisie. Il refuse d'accorder son respect aux hommes en raison de leur oeuvre: "Qui est-ce qui n'est pas Julien Sorel? Stendhal. Qui est-ce qui n'est pas Nietzsche? Nietzsche. Qui est-ce qui n'est pas Juliette? Shakespeare. Qui est-ce qui n'est pas M. Teste? Valéry. Qui est-ce qui n'est pas Lafcadio? André Gide. Qui est-ce qui n'est pas un Homme Libre? Maurice Barrès. Et la suite..."

Rigaut, le présumé dilettante, prend trop au sérieux l'écriture pour ne pas trouver les écrivains "méprisables de se satisfaire à si bon marché de leur production." (Edmond Jaloux, Les Nouvelles Littéraires, 16 juin 1934).Rigaut, lui, se mntre infiniment plus exigeant: "Honteux de ce qu'il venait de griffonner sur des bouts de papier, il les déchirait en menus morceaux, soufflait dessus, ricanait." (Jacques-Emile Blanche, Sur Jacques Rigaut). Toujours le ricanement qui devait sérieusement porter sur les nerfs des chers maîtres qui gardaient jalousement sous clef pour la postérité la moindre ligne tombée de leur plume illustre.

Pour Rigaut, écrire ne consiste pas à noircir une feuille de papier, à la salir avec un vain bavardage. Ecrire est une affaire de vie ou de mort: "J'écris pour vomir."Il s'agit d'évacuer le poison qui est en lui avant qu'il ne fasse son oeuvre: "Comme un homme qu'un sommeil indésirable gagne se cogne la tête, j'écris. Dans un accés de santé, ce matin, j'ai décidé d'écrire, et d'écrire un journal. Il ne s'agit, bien entendu, de journal, de toutes les besognes, la plus injustifiable, mais d'un effort suivi."

Rigaut ne veut pas écrire pour la vanité d'une publication, ou pour l'illusion de l'échange et de la communication, qu'il sait impossibles entre lui et les autres. Il se cache même pour écrire et, penché sur sa feuille de papier, disséque Jacques Rigaut de la pointe de sa plume. Il écrit d'abord pour lui, pour essayer de comprendre la solitude, la douleur, la peur, qui sont les siennes, dont lui seul peut parler, que lui seul peut comprendre: "Splendeur de ma voix qui s'élève seule, seule, dédaigneuse de toute oreille, faite pour aucune (...) Je frémis au sommet du mot seul, sur une limite aussi pathétique que le tournoiement du derviche hurleur, ou du chancellement du boxeur avant qu'il s'écroule, ou de l'avion qui pique en flammes."

Ecrire est une activité solitaire, intime, le moyen pour Rigaut de maintenir son équilibre sur le fil tendu au dessus de l'abîme. L'écriture est un brevet d'existence: "Je me vois, je suis derrière chacun des mots que je prononce." Et, bien mieux que l'alcool, les femmes ou les miroirs, elle anesthésie la peur du vide: "Que faut-il pour être heureux? Un peu d'encre."

En juillet 1920, le numéro 4 d'Action comporte un texte de Jacques Rigaut, intitulé Propos Amorphes et qui s'achève sur une maxime aux allures de verdict: "Il n'y a au monde qu'une seule chose qui ne soit pas supportable: le sentiment de sa médiocrité."

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Décembre 1999 - Janvier 2000)

JACQUES RIGAUT - INTRO ET SOMMAIRE

 

 
   

 
Les Excentriques > Jacques Rigaut > Le Roman D'un Jeune Homme Pauvre > Ecrire