LES EXCENTRIQUES
JACQUES RIGAUT - INTRO ET SOMMAIRE
 
Jacques Rigaut
Provoquer
   

 

PROVOQUER

"On est jolis
Joliment vides
Et on s'en fout.
"
Sex Pistols

  Dadaïstes (all rights reserved)
 
Brochette dada (de g. à d.) :
Breton, Rigaut, Eluard, Ribemont-Dessaignes,
Péret, Fraenkel, Aragon, Tzara, Soupault.
(all rights reserved)

Cocteau qui manie l'aphorisme dadaïste aussi bien, sinon mieux que les Dadas parisiens, les bat sur leur propre terrain, celui de la provocation: "Notre principal reproche à Dada, c'est d'être trop timide. Une fois les règles du jeu franchies, pourquoi si peu de choses? Aucun Dada n'ose se suicider, tuer un spectateur. On assiste à des pièces, on écoute des musiques." (Le Coq, n°1)
Les manifestations organisées en 1920 pour faire connaître Dada, semblent lui donner raison. Elles culminent en effet, le 26 mai, en un récital Dada, salle Gaveau, dont le clou sera, annonce-t-on, que "Tous les Dadas se feront tondre les cheveux sur la scène." Ce gala, évènement bien parisien, se contente de parodier les revues de music-hall. Ses timides audaces évoquent plus le spectacle de fin d'annnée d'un lycée que le Cabaret Voltaire. On voit ainsi le "grand illusionniste" Philippe Soupault , qui s'est noirci le visage au cirage, crever à coups de couteau un ballon vert portant le nom de Jean Cocteau. Dans la salle Benjamin Péret pousse ce cri séditieux: "Vive la France et les pommes de terre frites!"
Le public, en grande partie invité et complice, est prié de huer les Dadas et de leur jeter des oeufs et des tomates. Les joyeux drilles du Crapouillot réunis autour de Galtier-Boissière y mettent trop d'entrain et Soupault doit leur demander de sortir!
Comme lors du scandale Cravan au Salon des Indépendants à New York, en 1917, Picabia reste dans les coulisses. Au final, aucun des Dadas ne se fera tondre, ni ne se suicidera.
On peut douter que ce soit ce genre de barnum mondain et littéraire qui ait attiré Rigaut vers Dada lorsqu'il commence à fréquenter le groupe du café Certa, passage de l'Opéra, dans les derniers mois de 1920. Mais à un homme qui doute de la vie et de la mort comme de la littérature, Dada offre un espace où donner libre cours à son nihilisme.
Le 12 janvier 1921, Rigaut signe le manifeste "Dada soulève tout": "Oui = non (...) Si vous trouvez toutes vos idées inutiles et ridicules, sachez que c'est Dada qui commence à vous parler (...) Dada n'a jamais raison." Ces mots sonnent comme un un écho familier aux oreilles de Rigaut. "Se passer la main sur le visage, la crainte angoisssée de n'y plus trouver ni nez, ni bouche, tous traits effacés comme sur un dessin..." La volonté destructrice de Dada s'accorde à son vertige d'anéantissement, aux doutes qu'il entretient quant à sa propre existence.
Dada lui offre un nouveau miroir où chercher ses propres traits, un nouveau reflet à interroger: "Moi aussi je pose des questions, je suis ici pour ça. J'interroge avec les cinq sens officiels et avec tout ce qui peut servir à appréhender. J'interroge aux quatre points cardinaux, au zénith et à la cave, vous, moi, tout droit, par ricochet, avec ou sans signe de ponctuation." Ce jeu de questions est très sérieux, d'un sérieux mortel car, pour Rigaut, "Répondre c'est se donner la mort."
  André Breton (all rights reserved)
 
André Breton
(all rights reserved)

Voilà donc Rigaut qui promène ses costumes élégants, son allure d'acteur de cinéma américain dans les réunions dadaïstes. Il n'oublie pas d'arborer son suicide à la boutonnière, ne serait-ce que pour se rappeler qu'il faut vivre. André Breton, que le suicide fascine comme le vice fascine un sacristain, l'observe avec le mélange d'envie et de mépris qui caractérise le voyeur.
Breton aime à revendiquer des amis étonnants (Vaché), ou des ancêtres turbulents (Cravan) comme un nouveau riche décore ses murs de portraits de famille achetés à la brocante. Rigaut n'est pour lui qu'une sorte de monstre de foire bon à exhiber, la caution suicidaire de Dada. Le portrait qu'il tracera de Rigaut dans Anthologie de l'Humour Noir, en 1940, en fait un dandy égoïste et vain, qui n'a d'intérêt que de fournir un beau cadavre au surréalisme. Breton vise l'effet facile: "Jacques Rigaud (sic), vers vingt ans, s'est condamné lui-même à mort et a attendu impatiemment, d'heure en heure, pendant dix ans, l'instant de parfaite convenance où il pourrait mettre fin à ses jours. C'était en tout cas une expérience humaine captivante à laquelle il sut donner un tour mi-tragique, mi-humoristique qui n'appartient qu'à lui." Peut-on mieux réduire la vie d'un homme à un argument de mélodrame?
Breton, comme Drieu La Rochelle, prend par ailleurs soin de dénier à Rigaut tout talent d'écriture , préférant insister sur son pittoresque morbide: "Jacques Rigaud (sic) dont l'ambition littéraire s'est bornée à vouloir fonder un journal dont le titre en dit assez long: Le Grabuge, glisse chaque soir un revolver sous son oreiller; c'est sa façon de se rallier à l'opinin commune que la nuit porte conseil."
Rigaut rejoint Dada au moment où le mouvement cherche son second souffle. Faute de pouvoir s'animer pour quelqu'un ou quelque chose, Dada s'anime contre. En janvier 1921, c'est contre Marinetti. Avec les autres dadaïstes, Rigaut assiste à la conférence que le futuriste italien donne à Paris le 15 janvier. La polémique est misérable: Picabia et Marinetti s'accusent mutuellement de plagiat. Les dadaïstes se congratulent: "Le futurisme est mort. de quoi? De Dada". Et s'en vont rassurés: ils sont les plus modernes.
Conscients de l'impasse et pris de vélléités révolutionnaires, Aragon et le groupe Littérature qu'a créé Breton proclament la "dictature de Dada". Il s'agit plus seulement de détruire l'ordre établi mais de le remplacer par un ordre nouveau, qui sera forcément meilleur. Aragon et Breton envisagent des perquisitions chez les suspects, des mises en accusation, des procés et de très démagogiques appels au peuple.
Picabia et Tzara, dépassés, sont mis sur la touche. La première manifestation terroriste Dada a lieu à Saint Julien Le Pauvre. Il faut, selon Breton, "d'éprouver la réalité", en fait de parodier les visites guidées des monuments de Paris. Malheureusement, ce 14 avril, il pleut et la créativité de la dizaine de dadaïstes présents ne résiste pas à l'eau, pas plus d'ailleurs que l'attention d'une cinquantaine de touristes, aussi mouillés qu'eux.
Une photo témoigne de la présence de Rigaut ce jour-là. Ridicule est son adjectif favori et nul doute que ce fiasco l'amuse tout autant que Picaba. De nouveau résonne le fameux ricanement. Rigaut se plaît, rapporte Ribemont-Dessaignes, à relever "sur l'instant avec une sorte de délectation noire le défaut conformiste Dada dont le public se réjouirait à coup sûr mais qui serait un signe de mort et de dégradation pour notre entreprise." (Déjà Jadis).
Les beaux projets révolutionnaires de Breton ne peuvent guère intéresser Rigaut dont la profession de foi est: "Il n'y a rien à faire. Vous pouvez compter sur moi. Je m'en charge." Son inertie le transforme en obstacle. Dans les réunions Dada il joue " un grand rôle démoralisateur et se révéla comme un des éléments les plus purs de dissolution interne absolument Dada. Il s'en tenait à la dialectique, mais la menait jusqu'au bout, c'est à dire qu'on ne parvenait jamais à provoquer un abcès de fixation qui se serait traduit par une manifestation publique, preuve vivante de la force de Dada." (Déjà Jadis). Bref, Rigaut défend Dada en le sabotant de l'intérieur. Pour réussir Dada doit échouer.
Ribemont-Dessaignes affirme que, par son attitude, Rigaut était "la voix de la conscience de Dada. Non une voix continue, sans cesse avertisseuse du danger et de la rectitude du chemin à suivre, mais au moment où il le fallait, il ouvrait la bouche et ce qu'il disait creusait comme un fossé devant ce qu'on avait projeté de faire." (Déjà Jadis) Mais c'est bien malgré lui car Rigaut ne croit en rien et surtout pas en Dada.
Jamais il n'a pratiqué l'écriture automatique et c'est en spectateur qu'il assiste aux manifestations Dada. Rien ne lui plaît tant que de placer ses camarades de jeu devant leurs contradictions. Philippe Soupault rappelle comme Rigaut "s'étonnait de voir certains dadaïstes collectionner des oeuvres d'art, eux qui niaient l'art. Pour se moquer, il annonça qu'il collectionnait désormais les boîtes d'allumettes de tous les pays."(Vingt Mille et Un Jours).
En décembre 1921 Rigaut publie Je serai sérieux comme le plaisir dans le numéro 17 de Littérature, la revue d'Aragon, Breton et Soupault. Il y décrit plusieurs tentatives de suicide, peu importe qu'elles soient réelles ou imaginaires, avec un humour féroce. Bien qu'il y affirme n'avoir pas pris grand-chose au sérieux, quelques phrases limpides permettent de sonder la profondeur de son désespoir: "Il n'y a pas de raisons de vivre, mais il n'y a pas de raisons de mourir non plus. La seule façon qui nous soit laissé de témoigner notre dédain de la vie, c'est de l'accepter. La vie ne vaut pas qu'on se donne la peine de la quitter. (...) C'est bien commode le suicide: je ne cesse pas d'y penser; c'est trop commode: je ne me suis pas tué (...) Le suicide doit être une vocation."
En Mars de l'année suivante, il donne Roman d'un Jeune Homme Pauvre, où il s'amuse à un éloge cynique de la paresse, de l'argent et du gigolo: "Je supporte plus facilement ma misère dès que je songe qu'il y a des gens qui sont riches. L'argent des autres m'aide à vivre, mais pas seulement comme on le suppose. Chaque Rolls Royce que je rencontre prolonge ma vie d'un quart d'heure. Plutôt que de saluer les corbillards, les gens feraient mieux de saluer les Rolls Royce."
Les deux textes sont d'une telle qualité que la Nouvelle Revue Française les signale elle aussi à l'attention du public. Pourtant Rigaut continue de détruire ses manuscrits. Jacques-Emile Blanche décrit le rituel: "Honteux de ce qu'il venait de griffonner sur des bouts de papier, il les déchirait en menus morceaux, soufflait dessus, ricanait." (Sur Jacques Rigaut) Sans doute cela l'amuse-t-il aussi de choquer ainsi ses amis Dadas, eux qui jurent de lutter contre toutes les formes d'expression littéraire mais jouent avec empressement le jeu des revues et des éditeurs.
  L'exposition Max Ernst  
(all rights reserved)
 
L'exposition Max Ernst
(all rights reserved)

Le 2 mai, dans le XVI° arrondissement, au 37 de l'avenue Kléber, a lieu le vernissage de l'exposition Max Ernst, nouvel évènement de la saison Dada. Chaque dada fait son numéro. Ribemont-Dessaignes répète: "Il pleut sur mon crâne, il pleut sur mon crâne." Louis Aragon, dans la cave, miaule et pousse des cris. André Breton ne sourit pas. Quant à Rigaut il se tient à l'entrée et s'amuse à souligner l'aspect mondain de l'affaire: " - Ah mon cher! (...) J'ai déjà repéré onze colliers de perles, une rivière, un diadème, quelle fournée! Regardez la petite L. qui glousse devant Tzara!
Puis s'effaçant pour laisser passer une jeune femme un peu intimidée et la mettre dans le ton:
- Princesse, j'ai découvert aujourd'hui de ravissantes puces guitaristes. Je vous les enverrai demain. Elles ne pourraient être mieux élevées que par vous." (Maurice Martin du Gard, Les Mémorables)
Cependant Breton continue le noyautage du mouvement. Il organise la grande affaire de la saison Dada: la mise en accusation de Maurice Barrés. Tzara refuse d'abord de prendre part à un procés, fut-il pour rire, puis se rallie à la majorité. Là encore, plus qu'une contestation radicale, il s'agit de substituer un ordre à un autre: le vieux maître a fait son temps, place aux jeunes! Maurice Barrés constitue en outre une cible facile, déjà visée par les anarchistes, les socialistes, les pacifistes et les catholiques. Aragon et Breton ont en fait un compte oedipien à régler avec leur père spirituel.
Un tribunal est donc composé. André Breton, signe des temps à venir, se réserve le rôle de président. Ribemont-Dessaignes se charge de l'accusation et Aragon de la défense avec Philippe Soupault. Jacques Rigaut est convoqué comme témoin avec Drieu La Rochelle, Tzara, Péret et plusieurs autres.
Le procés Barrés se tient le 13 mai 1921 et laisse un goût amer. Le sérieux de Breton et de son groupe se heurte de front à l'esprit Dada. Ribemont-Dessaignes constate: "Dada n'est plus présent sur scène. Dada pourrait être criminel ou lâche, ou ravageur, ou voleur, mais non justicier. La premièremise en accusation nous laissa la bouche pâteuse et l'humeur morose." (Déjà Jadis)

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Février 2000)

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