LES EXCENTRIQUES
JACQUES RIGAUT - INTRO ET SOMMAIRE
 
Jacques Rigaut
Jouer
   

 

JOUER

"Manucure, rends-moi mes jours d'autocrate, ma morale et mon goût."
Arthur Cravan

Jacques Rigaut rêve d'une apocalypse bourgeoise qui effacerait la tache originelle: "Quand mon bon père , mourant, prétendit me confier ses derniers désirs et m'appela près de son lit, j'empoignai la servante en chantant: Tes parents faut les balancer, - Tu verras comment on va s'aimer..." Ou bien d'un "accident de chemin de fer où périssent père, mère et famille".

Mais les parents de Rigaut s'obstinent à continuer d'exister. Alors Rigaut se déguise, comme un petit garçon qui échappe à la réalité et passe de l'autre côté du miroir par la grâce d'un sabre de bois et d'un chapeau de papier. Rigaut endosse la panoplie du dandy et ne néglige aucun détail ni accessoire, des boutons de manchette au cynisme de rigueur. Qu'il s'agisse là d'un déguisement, d'un camouflage, Man Ray le laisse deviner quand il écrit de Rigaut qu'il "correspondait à l'idée que je m'étais faite du dandy français, quoique ses lèvres eussent un pli assez amer(...) Beau garçon qui aurait pu devenir vedette de cinéma, s'il l'avait voulu, il était comme toujours, impeccablement vêtu, d'un costume de bonne coupe, d'un Homburg sombre, d'un faux col blanc et d'une cravate au motif discret." (Autoportrait).

Il s'agit pour Rigaut de se définir, de ressembler à quelqu'un et de ne pas disparaître dans le flou, dans le néant qui l'enveloppe. Aussi "son vêtement est toujours pareil, non pas le même, car il y donne du soin, mais identique, mêmes formes, mêmes couleurs - comme s'il craignait d'être changé, d'être dans une nouvelle étoffe."

Car Rigaut se décrit "creux comme un mirliton". Il sent en lui un vide qu'il ne sait comment remplir, un vide dont il ne sait s'il est promesse ou condamnation, tant il est vrai que "Avidité et aridité ne se séparent que d'une petite lettre". Le miroir (le regard d'une femme ou un verre d'alcool peuvent aussi faire l'affaire) lui offre un réconfort passager: il est encore là, ou du moins son nez, sa bouche, son beau costume chic. Cette image l'assure de l'improbable et éphémère existence du nommé Jacques Rigaut. La mort n'est pas encore passée sonner la fin de la partie.

Il faut donc continuer à jouer, essayer de ressembler à son reflet, même si on ne prend pas grand-chose au sérieux et surtout pas ce jeu où "il n'y a pas de différence entre perdre et gagner". Certes, s'il n'y a rien à gagner, que peut-on perdre? Rien. Mais l'inverse est tout aussi vrai. Et à défaut d'un enjeu le désir même de jouer s'efface: "Son désir c'est probablement tout ce qu'un homme possède, au moins tout ce qui lui sert à oublier qu'il ne possède rien. Il suffirait d'avoir envie. Mais Lord Patchogue n'a pas envie d'avoir envie".

Pas plus que Lord Patchogue, son double, son reflet dans le miroir, Jacques Rigaut n'a envie d'avoir envie et, lui aussi, il "s'intoxique de la plus mauvaise vanité de perdre". Bientôt viendra le temps où il prendra ses décisions sur un coup des dés qu'il porte toujours sur lui. "Il se jouait lui-même aux cartes sachant qu'il perdrait.", regrette Jacques-Emile Blanche. (Sur Jacques Rigaut) Mais pour le moment, les passe-temps de Rigaut sont encore innocents. Il joue à merveille son personnage de dandy, court de salons en bars, d'appartements en bordels, en faisant des moulinets avec sa canne, rit de tout: "Heureux dans mon complet neuf, le chic que c'est chic!". Toujours pressé il débarque sans prévenir, partout chez lui: "Ah le voilà. C'est Jacques. Quelle chance! disait-on." (Jacques Porel, Fils de Réjane). Il séduit. On lui trouve le visage latin et l'allure américaine. Il amuse aussi. On se moque de sa parole précipitée; on lui fait répéter une phrase: "Il avait en la redisant lentement, le plus charmant sourire pour se moquer de lui-même.
- Alors, tu as compris cette fois, mon Coco?
Et il la redisait très vite, comme un pianiste fait son trait à l'allure normale. Cette vitesse il la mettait dans tout, à vous rendre service, à disparaître s'il sentait qu'on voulût être seul à acheter un bouquet de violettes pour une amie qu'il venait de rencontrer." (Jacques Porel, Fils de Réjane)

  Portrait de Philippe Soupault par Man Ray (all rights reserved)
 
Portrait de Philippe Soupault
par Man Ray
(all rights reserved)

Avec son ami Philippe Soupault, il partage le goût de la dérision et l'art de traquer à travers l'humour l'absurde du quotidien. Ils multiplient les canulars. L'un des plus connus consiste à sonner chez de parfaits inconnus, un bouquet de fleurs à la main en les remerciant de leur si gentille invitation: "Jacques Rigaut avait le goût du risque. Nous avions amélioré notre technique. avant de nous présenter dans un appartement inconnu que nous avions repéré en suivant de vrais invités, nous allions acheter des fleurs et une boîte de chocolats pour la maîtresse de maison. Un soir pourtant, notre visite inattendue faillit mal tourner. Le maîtrte de maison menaça d'appeler la police. Jacques Rigaut ne se laissait pas intimider: Nous partons, répndit-il, mais rendez-nous nos fleurs et nos chocolats." (Philippe Soupault, Mémoires de l'oubli).

Autre manifestation de l'amour de la dérision de Rigaut, la cleptomanie qui le pousse à accumuler les objets hétéroclites et sans valeur. Drieu La Rochelle se souvient que: "Pendant toute une semaine, il avait eu un goût impérieux pour les accessoires de bar. Pyrogènes, shakers, soucoupes, pokers d'as disparaissaient dans ses poches. A un autre moment il avait convoité les boutons d'uniforme ou de livrée. Avec des ciseaux spéciaux, il les coupait dans le métro, à la porte des casernes, en parlant aux chasseurs, sans que les bonnes gens qui en étaient défublés s'en doutassent. ensuite il avait préféré les mouchoirs aux initiales diverses, les stylos ou les monocles, les bâtons de rouge des femmes. Plus la prouesse était mince, plus elle était appréciée." (La valise vide).

Rigaut peut bien ricaner:Tous ces petits amusements ont le mérite de faire passer la journée, de reculer le moment où l'on se retrouve seul dans la chambre bien rangée, face au reflet qui, dans le miroir, vous dévisage et prononce son verdict: "Je n'imagine rien d'aussi sec que moi. Je ne tiens à personne ni à rien (...) Il n'y a plus aucune vie en moi. En dehors de l'ennui je ne me trouve pas, je n'ai pas de place".

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Décembre 1999 - Janvier 2000)

JACQUES RIGAUT - INTRO ET SOMMAIRE

 

 
   

 
Les Excentriques > Jacques Rigaut > Demande d'emploi > Jouer