LES EXCENTRIQUES
JACQUES RIGAUT - INTRO ET SOMMAIRE
 
Jacques Rigaut
S'effacer
   

 

S'EFFACER

"Je me suis séparé de certains Dadas
parce que j'étouffais parmi eux,
chaque jour je devenais plus triste, je m'ennuyais terriblement.
J'aurais aimé vivre autour du cirque de Néron,
il m'est impossible de vivre autour d'une table de Certa,
lieu des conspirations dadaïstes.
"
Francis Picabia

  J.Rigaut (all rights reserved)
 
J.Rigaut
(all rights reserved)

Les débats du procès Barrés se déroulent entre ennui et chahut. Breton se montre étrangement à l'aise dans son rôle de magistrat, prenant un plaisir manifeste à diriger les débats et interroger les témoins.
Pour Rigaut le jeu des questions et des réponses n'est pas innocent: "Une question soit. C'est votre droit d'en poser. C'est votre droit d'en poser même à moi. Mais qui songe à répondre? pas moi. Si je réponds, il faut que ce soit sans arrrêt. Je prends votre questionnaire comme un chapelet et la question huit répondue je reprends la une et je continue et ainsi de suite. Chaque fois ma réponse est changée, est nouvelle, même si elle est pareille, même si elle est toujours la même." Il joue sa vie sur une réponse, comme sur un coup de dé.
Quand il appelle à la barre le témoin Jacques Rigaut, qui ne se soucie pas plus de Barrés que de Dada, Breton devient un voyeur, un chirurgien disséquant un cadavre. Et la sincérité précise et cruelle des réponses de Rigaut rend un peu plus dérisoire le carnaval qui l'entoure. Rigaut commence par faire table rase du futur: "La révolte est une forme d'optimisme à peine moins répugnante que l'optimisme courant. La révolte, pour être possible, suppose qu'on envisage une opportunité de réagir, c'est à dire qu'il y a un ordre de choses préférable et à quoi il faut tendre. La révolte, considérée comme une fin, est, elle aussi, optimiste, c'est considérer le changement , le désordre comme quelque chose de satisfaisant. Je ne peux pas croire qu'il y ait quelque chose de satisfaisant.";
Breton en arrive alors aux questions personnelles.
"Question - Comment faites-vous pour vivre, pourquoi ne vous êtes-vous pas suicidé?
Réponse - Il n'y a rien de possible, pas même le suicide.
Q. - En même temps que vous reconnaissez que rien n'est possible, vous semblez perdre vos droits à juger qui que ce soit?
R. - Le suicide est, quoi qu'on veuille, un acte-désespoir ou un acte-dignité. Se tuer, c'est convenir qu'il y a des obstacles effrayants, des choses à redouter, ou seulement à prendre en considération.
Q. - Selon vous, le sucide est un pis-aller.
R. - Exactement. Et un pis-aller à peine moins antipathique qu'un métier ou qu'une morale.
Q. - Est-ce que le suicide vous semble un geste facile?
R. - Ce qu'il y a d'un peu héroïque dans ce geste n'est pas ce qui le rend le plus sympathique. J'ai toujours eu horreur des grandes décisions, des partis extrêmes. (...)
Q. - Vous venez de montrer que le suicide ne vous semblait pas défendable, mas vous n'avez toujours pas dit comment, en condamnant tout, vous vous arrangiez pour vivre.
R. - Vivre au jour le jour. Maquereautage. Parasitisme.
"
  André Breton et Tristan Tzara (all rights reserved)
 
André Breton et Tristan Tzara
(all rights reserved)

Au fil des dépositions, le procès tourne à la confusion de Breton et Aragon. Picabia quitte la salle (et Dada) avec grand fracas. Le coup de grâce est donné par Tzara qui apostrophe Breton en ces termes: "Je n'ai aucune confiance dans la justice, même si cette justice est faite par Dada. Vous conviendrez avec mi, M. le Président, que nous ne sommes tous qu'une bande de salauds et que par conséquent les petites différences, plus grands salauds ou salauds plus petits, n'ont aucune importance." Et de sa voix grasseyante, il entonne; "La chanson d'un ascenseur / Qui avait Dada au coeur / Fatiguait trop son moteur / Qui avait Dada au coeur..."
Quand Aragon se lève pour lire sa plaidoirie, les spectateur qui trouvent la farce longuette l'imitent et quittent la salle.
Si, au final de ce spectacle écourté pour cause de désertion du public, Maurice Barrés s'en tire avec vingt ans de travaux forcés, sentence prononcée avec un sérieux déconcertant par le président Breton, Dada, lui, vient de se condamner à mort sans le savoir. Quant à Rigaut, il voit son sursis prolongé.
Il publie encore deux courts textes dans Littérature: en mars 1922 Mae Murray, et Un Brillant Sujet en avril. Breton, qui poursuit ses efforts pour évincer Tzara, propose à Picabia, dans une lettre écrite le 15 février 1922, "de classer Dada comme Dada a un peu classé le cubisme", et de créer une revue "avec Aragon, de Massot, Baron, Vitrac, Rigaut, vous et moi. Avec ces éléments dont je puis répondre entièrement, Rigaut peut-être excepté."
Le soupçon a fini par s'installer. Breton réagit comme l'ont fait les parents de Rigaut, ces parents si bourgeois. Le nihilisme de Rigaut semble d'ailleurs "à vrai dire assez inquiétant" (Michel Sanouillet, Dada à Paris)
En 1923, Dada n'existe plus. Rigaut, en fils résolument indigne, va s'éloigner de cette avant-garde soudain si ennuyeuse, comme il a quitté sa famille. En quoi les intrigues byzantines de Breton, les querelles pichrocolines des Dadas le concernent-elles? Et il est hors de question qu'il puisse s'accommoder des certitudes surréalistes. Un fossé sépare Rigaut de ses amis d'hier: "Vous êtes tous des poètes et moi je suis du côté de la mort. Mariez-vous, faites des romans, achetez des automobiles, où trouverai-je le courage de me lever de mon fauteuil ou de résister à la demande d'un ami , ou de faire aujourd'hui autrement qu'hier?"
Sans doute n'éprouve-t-il pas même de déception: "L'envers vaut l'endroit. Il fallait s'y attendre.".
Il prend le temps de rédiger le faire-part de décès: "Faits Divers. On a trouvé hier dans le jardin du Palais-Royal, le cadavre de Dada. On présumait un suicide (car le malheureux menaçait depuis sa naissance de mettre fin à ses jours) quand André Breton a fait des aveux complets."
Rigaut a vingt cinq ans. La littérature l'a déçu comme l'avaient déçu la guerre, l'amour et les paradis artificiels. L'ennui est là, compagnon fidèle, le seul sur lequel on puisse compter. Le bilan de sa vie est vite fait: "Jusqu'à présent nous n'avons rien fait, pas un poème, pas un petit crime qui en vaille la peine. Il y a quelques autos et quelques petites filles qui peut-être ne nous dégoûteraient pas, mais l'effort est au-dessus de nos forces. Tout ça finira par un mariage."

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Février 2000)

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