LES EXCENTRIQUES
JACQUES RIGAUT - INTRO ET SOMMAIRE
 
Jacques Rigaut
Se Perdre
   

 

Se Perdre

"Ce que je peux dire
C'est que j'ai vécu sans rien comprendre
C'est que j'ai vécu sans rien chercher
Et ce qui m'a poussé jusqu'à l'extrême mesure
Jusqu'à l'extrême dénuement
C'est en moi je ne sais quelle force
Comme un rire qui transparaîtrait dans un visage tourmenté..."
Jacques Prevel.



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La Vallée aux Loups
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En novembre 1928 Rigaut est de retour à Paris. Il a trente ans en décembre et sa saison en enfer touche à sa fin. De même qu'il dissimule son désespoir sous des allures de dandy, il a toujours pris soin de cacher à ses amis la gravité de sa toxicomanie. Certains savent qu'il se drogue, d'autres non. Mais le masque devient trop lourd à porter : "Il fallut bientôt le soigner. Alors commença le cycle des cliniques. On recevait son petit signe affectueux d'un endroit nouveau, inquiétant. Il fut à Saint-Mandé, puis à la Malmaison et dans une maison d'Auteuil, triste comme un caveau. Enfin, à la vallée aux Loups, la demeure de Chateaubriand." (Jacques Porel, Fils de Réjane)

Albert Paraz, qui y séjourna un temps lui aussi, décrit ainsi l'établissement : "C'est une maison qui reçoit des gens fatigués, des nerveux, des mélancoliques, des anxieux. Sur le prospectus il y a écrit: ni aliénés ni contagieux. On a compris." (Le Gala des Vaches).

Après chaque cure de désintoxication, Rigaut affiche l'enthousiasme qu'on attend de lui: "Pour une nouvelle fois, j'aspire la vie, j'avale la vie. Je sais ce que c'est que l'air dans les poumons et le sang dans les veines.Je sais ce que c'est la santé. Je vais bazarder mes livres, mon smoking, mes camarades et ma chasteté. Je veux faire des sports et l'amour." Cela ne dure jamais bien longtemps. L'ennui le terrasse à nouveau. La drogue apporte le sommeil, un sommeil sans rêves, dont on se réveille de plus en plus à contre-coeur.

Aller de Paris à New-York ou de Saint-Mandé à Chatenay-Malabry, finalement il n'y a pas grande différence. Les jours se succèdent, indifférents. Et les chambres, meublés new yorkais ou cliniques parisiennes, se ressemblent toutes : quatre murs, un lit, un fauteuil, une lampe. Rigaut reste couché, immobile jusqu'à devenir "aussi vivant que le fauteuil ou la lampe". Rien ne se passe. Et si parfois Rigaut croit se souvenir qu'il s'est passé quelque chose, ce n'est qu' "une maladie de la mémoire".

La vie continue de faire son oeuvre : "Un bras me fut retiré, puis l'autre. Ce coeur qui ne bat que pour moi disparu. Il ne restait rien et j'étais toujours lá (...) Le néant m'enveloppait aussi sensiblement que l'eau s'ajuste au corps (...) Un néant familier, ôtez votre pelure, vous êtes ici chez vous. Un néant que je suis seul à connaître, un néant dont j'ai seul le droit de parler."

Jacques Porel vient lui rendre visite : "A la Vallée aux Loups, une fois de plus j'allais le voir. Encouragé par la gaieté de sa chambre, la majesté des arbres entrevus par les fenêtres, je tâchai de lui prouver qu'il fallait être sérieux, que Jacques Rigaut ne pouvait continuer de se moquer de Jacques Rigaut.
- Oui, mon Coco, tu as raison. Je vais mieux d'ailleurs. Je ne suis pas malheureux tu sais!"

Ni Rigaut, ni son ami ne sont dupes de cet effet de miroir : "C'est moi que vous regardez et c'est vous que vous voyez". Porel voudrait croire que les choses peuvent encore s'arranger avec la vie, Rigaut lui renvoie l'image de son impuissance : "Il était sincère. mais, dans le coin de son oeil, il y avait une légère dérobade, un je-m'en-fichisme d'ange. Son désespoir se faisait de plus en plus souriant. J'étais vaincu d'avance par sa gentillesse même. Je repartis désolé." (Fils de Réjane)

Demain, la fin
La fin demain,
A demain la fin
La fin à demain
Demain, à la fin.


Le 5 novembre, Rigaut se rend à Paris chez les Porel. Ils l'entourent de prévenance, l'emmènent au théâtre. Rigaut n'est pas bien : "Il riait trop fort et se mit même à faire des commentaires à voix haute, pendant les actes. Tour à tour nous le prenions dans nos bras et le bercions pour le calmer comme on fait d'un enfant, car il avait un peu perdu la tête."

Bien des années avant, Rigaut avait fixé les conditions et les détails de sa sortie : "Mais, à l'heure décidée, toutes choses en état, prendre son chapeau, le pardessus qu'indique la saison, sortir. Sortir comme on sort chaque jour avec rien de plus que ce qui est utile pour la journée. Disparaître. Se perdre. La rue, se perdre dans la rue, un taxi, se perdre dans un taxi. Se perdre." Après le spectacle, les Porel invitent Rigaut à souper au Grand Ecart. Inquiets de sa gaieté étrange, ils lui proposent de le ramener ensuite à la Vallée aux Loups. Mais il les assure avoir rendez-vous à Montparnasse avec d'autres amis : "Il nous obligea à le laisser , place de l'Etoile. Il prit un taxi, fit un geste de la main. Nous ne devions plus le revoir, vivant." (Fils de Réjane).

Au matin, Rigaut est de retour dans sa chambre. Il est las. Il porte trente années de fatigue sur ses épaules. Il va mourir comme on s'endort. Pas plus que la vie, la mort ne mérite qu'on la prenne au tragique. A force de jouer contre lui-même, Rigaut sait qu'il ne peut ni perdre, ni gagner. Il s'agit maintenant de quitter la partie sans drame. Sans vaine gloriole. Après tout, le suicide n'est qu'un "pis-aller à peine moins antipathique qu'un métier ou qu'une morale." Mettre de l'ordre dans la petite chambre. Ranger soigneusement ses papiers. Empiler la collection de boîtes d'allumettes sur la table. Poser en évidence sur la cheminée la paire de gants oubliée par Porel lors de sa dernière visite. Etendre un drap de caoutchouc sur le lit pour éviter les taches. S'y allonger tout habillé, la cravate impeccablement nouée. Se servir d'une règle pour ne pas manquer le coeur. Prendre un oreiller pour étouffer le bruit de la détonation. Appuyer sur la queue de détente...

Rigaut mort, le ballet des pleureuses peut commencer. Drieu la Rochelle s'écoute sangloter au chevet de son ami : "Hypocrisie infecte de ces larmes (...) Et demain matin avec quelle facilité je me lèverai à cinq heures pour aller à ton enterrement. Je suis toujours si gentil aux enterrements." Et après avoir une fois encore, comme pour se rassurer, affirmé "Tu aurais voulu écrire et tu étais aussi inepte devant le papier qu'un membre du Jockey. (...) Tu n'avais de goût pour rien, tu n'avais de talent pour rien.", il conclut "Mourir , c'est ce que tu pouvais faire de plus beau, de plus fort, de plus." (Adieu à Gonzague).

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Portrait de Rigaut
par Man Ray
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Les surréalistes y vont eux aussi de leur hommage : "Jacques Rigaut n'attend pas de notre amitié les phrases qu'il eût été lui-même peu disposé à prononcer sur une tombe." (La Révolution surréaliste, n°12). Leur amitié... Rigaut n'avait-il pas écrit : "Mes amis, mes bons amis, quel dommage qu'on ne puisse pas se promener avec un revolver dans chaque main pour tirer sur vos sales gueules.". Mais voilà, maintenant qu'il est mort, l'enfant prodigue ne peut plus échapper à l'étreinte de sa famille. "Les surréalistes, écrit Man Ray, avait beaucoup de respect pour Jacques Rigaut mais il s'était montré un peu distant vis-à-vis d'eux, et certains désapprouvaient sa vie privée. Il fallut qu'il se suicide pour que les surréalistes, rassemblés autour de sa tombe, lui rendissent un hommage sans réserve." (Autoportrait) Le spectacle amuse Drieu : "Les surréalistes en feront un saint de leur Eglise. Ils l'en avaient chassé avec des injures." (M. Martin du Gard, Les Mémorables).

Et la vie littéraire, que Rigaut méprisait tant, continue. Le spectacle ne doit pas s'arrêter. Les surréalistes d'un côté, la N.R.F. de l'autre, se disputent le cadavre. La Révolution surréaliste met à profit le bref hommage qu'elle rend à Rigaut pour égratigner "M. Drieu la Rochelle". En 1930, la N.R.F., qui avait naguère publié La Valise Vide, n'en présente pas moins Lord Patchogue. Nouvel éclat des surréalistes qui crient au détournement d'héritage. "L'on se demande par quel abus misérable, fulmine Eluard, ce texte est tombé en possession de la Nouvelle Revue Française que Rigaut méprisa toujours très particuliérement." (Le Surréalisme au service de la Révolution, n°2).

On s'inquiète aussi de trouver une explication à son geste. Selon Philippe Soupault, Rigaut s'est tué après "une prise trop forte d'héroïne" (Vingt mille et un jours). Jacques-Emile Blanche pense que son ami a été victime d'une "fatale hérédité". André Breton invente un Jacques Rigaut de mélodrame, un personnage de roman-feuilleton qui "vers vingt ans s'est condamné lui-même à mort et a attendu impatiemment, d'heure en heure, pendant dix ans l'instant de parfaite convenance oú il pouvait mettre fin à ses jours."(Anthologie de l'humour noir) Comme si l'impatience était dans le caractère de Rigaut!
Mais la mort de Rigaut échappe à tout le monde. Rigaut n'est pas le Brummel du surréalisme. Desnos a tort d'écrire que Rigaut possède "un côté essentiellement dada". Rigaut n'est certainement pas non plus un suicidé de la société (cette formule creuse qu'on appliqua également à Cravan!). Jacques Rigaut n'attend pas la mort. Pourquoi l'attendrait-il puisque "l'envers vaut l'endroit"? Puisque, depuis qui a "l'âge de raison" il la porte dans la poche de son pantalon, l'affiche à sa boutonnière?

Rigaut ne sait pas ce qu'il attend. Peut-être rien ; peut-être quelque chose, un signe de sa propre existence: "Nous sommes quelques centaines à attendre à côté ; nous passons, repassons, en quête d'un commencement (il suffirait peut-être d'un geste, d'un mot, si je savais)" Il est spectateur, spectateur de lui-même. Il se regarde dériver au fil de la vie, s'y dissoudre : "Je ne vois pas comment je pourrais tirer honte ou vanité de ces choses accomplies. Il y a dans le sentiment de la responsabilité une présomption démesurée. Ceux qui disent : J'ai bien fait, j'ai mal fait... Tout de même, qu'est-ce que vous avez jamais fait?"

La guerre, les amis, l'écriture, les femmes, l'amour, Rigaut s'y est frotté. Le constat est bref : "Il ne s'est rien passé." Et, en fin de compte, personne n'a eu Jacques Rigaut. Ni Dada, ni le Ritz. Ni Drieu, ni Breton. Ni la vie, ni la mort. Rigaut s'est perdu... Dans un dernier ricanement gêné, il a traversé le miroir et disparu "comme une ombre, content d'avoir causé une impression d'étrangeté" (Jacques-Emile Blanche Sur Jacques Rigaut)

"Je sollicite, pour terminer, la faveur de rédiger ainsi ce passeport idéal, qui est sans doute mon seul brevet d'existence:
cheveux .... cheveux
front ...... front
sourcils ... sourcils
yeux ....... yeux
nez ........ nez
bouche ..... bouche
barbe ...... barbe
menton ..... menton
visage ..... visage
teint ...... teint

Je vous reconnais.
"

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Mai 2000)

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