LES EXCENTRIQUES
JACQUES RIGAUT - INTRO ET SOMMAIRE
 
Jacques Rigaut
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"Je sais pas pourquoi je suis si usé
J'ai pourtant rien fait d'autre que de m'amuser."
David McNeil

  J.Rigaut (all rights reserved)
 
J.Rigaut
(all rights reserved)

Au début de l'année 1925, Rigaut foule à nouveau les trottoirs de New York : "Deux fois l'an j'ai ma crise encore. Ce bon ennui, neuf chaque fois, la panique, les enfantillages. Celle du printemps approche, merci. J'ai profitée de la crise d'automne, compliquée de quelques embêtements (quatre histoires de vingt-cinq minutes chacune) pour me sauver à New York dans des circonstances presque admirables. Je suis un gentil garçon."

Pour rassurer les douaniers américains et donner bonne conscience aux amis parisiens, le gentil garçon affirme venir aux Etats-Unis pour y représenter un antiquaire parisien, M. Seligman. Les premiers mois sont difficiles; Rigaut a coupé les ponts avec Paris. Il néglige même l'ami Soupault : "Arrivé à New York dans de très mauvaises conditions physiques, morales et matérielles, il ne donna plus de ses nouvelles. Nous apprîmes qu'il venait d'épouser celle qu'il appelait "une riche héritière." (Vingt mille et un jours)

A New York en effet, Rigaut a retrouvée Gladys Barber. La "riche héritère" a pour lui des attraits plus secrets et plus puissants que sa fortune. Un regard jeté à belle Américaine suffit à Rigaut pour être assuré qu'il est là, pour calmer l'angoisse qui s'empare de lui, chaque matin, devant son miroir, le sentiment d'irréalité qui le torture : "Se passer la main sur le visage, la crainte angoissée de n'y plus trouver ni nez, ni bouche, tous traits effacés comme sur un dessin..."

Alors, le 15 janvier 1926, à New York, Jacques Rigaut dit oui à Gladys Barber. La lune de miel conduit le fils du chef de rayon du Bon Marché, le "jeune homme pauvre" jusqu'à Palm Beach, devant une belle carte postale de sable blanc et de palmiers. Jacques Rigaut joue les blasés. Son miroir lui renvoie l'image du très décoratif mari de Madame Barber : "très brun, vêtu avec élégance, non sans ostentation, enjôleur, de mystérieux yeux gris, on dirait un beau gigolo roumain aux aguets." (Maurice Martin du Gard, Les Mémorables). L'élégant Monsieur Barber habite Park Avenue, se prélasse dans une Rolls Royce blanche et, pour faire chic, a échangé son bégaiement français pour un zézaiement anglais. A la fin de l'année Rigaut jette sur le papier un avertissement très clair, qu'il a le tort d'ignorer : "Et maintenant, réfléchissez, les miroirs!".

Les Rigaut franchissent de temps à autre l'Atlantique, sur un quelconque transatlantique, dans l'ennui confortables des premières classes. Jacques ne manque pas de faire admirer ses bijoux, ses costumes impeccables et sa femme si blonde et riche. Jacques Porel se souvient que l'Amérique "le faisait rire. Il la trouvait un peu ridicule. Elle était du coup perdue pour lui. Et lui pour elle. Il revenait en France avec mille farces plein ses poches, des montres incassables, des cartes de visite microscopique. L'âme un peu plus lourde d'avoir fait tous les frais de ces excentricités." (Fils de Réjane)

  Photo du film de Man Ray : Emak Bakia (all rights reserved)
 
Photo du film de Man Ray
"Emak Bakia"
(all rights reserved)

Depuis le temps qu'on lui dit qu'il a un physique d'acteur, il profite de son oisiveté pour faire du cinéma. Man Ray, directeur de "mauvais movies", tourne Emak Bakia entre Biarritz et Paris. Le film est financé par Arthur et Rose Wheeler, de riches Américains et forme un cinépoème, une série de fragments qui condtituent eux-mêmes un fragment d'une oeuvre volontairement inachevée et mystérieuse. Man Ray y montre, entre autres, les portraits de quatre femmes, quatre beaux visages endormis, dont les yeux s'ouvrent, fixent la caméra et sourient : "On voit déjà, avait écrit Rigaut, en quoi les jeunes gens en dix ans nous reprocheront de nous être laissé épater par le cinéma. Le dernier refuge de la sentimentalité (...) Le miracle inouï, ce sont ces femmes qui ne parlent pas. Tous, au moins une fois, nous serons leur victime."

Jacques Rigaut apparait dans l'épilogue du film. Un carton annonce : "La raison de cette extravagance". Il déchire des faux-cols qui se mettent à danser sur la musique de La Veuve Joyeuse. Le film, qui dure sept minutes, est projeté au Vieux Colombier le 23 novembre 1926 devant les amis surréalistes de Man Ray. L'accompagnement musical est assuré par un quatuor et des disques enregistrés par Stéphanr Grappelli et Django Reinhardt. Les surréalistes ne sont pas amusés. D'ailleurs les surréalistes désapprouvent la façon de vivre de Rigaut. Et surtout les surréalistes ne digèrent pas l'indifférence que Rigaut leur montre.

Certains des vieux amis s'inquiètent, eux aussi. "Moi qui sais dans quels milieux il évolua aux Etats-Unis, parmi quelles femmes milliardaires, esthètes, lesbiennes aimées des pédérastes, je me crois le droit de vous dire qu'un garçon qui s'y plaît n'a rien de Jacques Vaché", écrit Jacques-Emile Blanche. D'autres sont dupes de la belle histoire, de la légende dorée. En 1927, Robert Desnos croit se souvenir que Rigaut "s'est marié là-bas avec une des plus belles femmes des Etats-Uns et une des plus riches, veuve avec deux enfants. Il a sa Rolls Royce et ses bijoux, ce qui est encore conforme aux idées dadaïstes." (Histoire de Dada)

En fait le beau mariage n'est déjà plus qu'un souvenir. Gladys a quitté Jacques, le laissant à New York. Que s'est-il passé? Trop d'alcools et de drogues sans doute. Mais aussi, mais surtout "le cynisme le plus enfantin" derrière lequel Rigaut masque sa timiditè. A force de trop vouloir paraître détaché, Rigaut a pris le risque que Gladys confonde le masque avec le visage, le costume avec l'homme. Il a beau protester que "Vous ne m'avez pas connu. Je sais un peu qui je suis, et j'écris avec une tranquille assurance que je suis quand même autre chose qu'un de ces quelques charmants jeunes hommes par ce que j'ai accepté et refusé", il est trop tard. Gladys Barber ne nouera plus au déjeûner, ses bras autour du cou de Jacques Rigaut.

Le charmant garçon reste seul, dans une chambre new-yorkaise, pas tellement différente des chambres qu'il habitait à Paris. Il écrit à Gladys : "De vous à moi, il n'y a pas eu un geste ni un mot que je n'aie pas aimé." De plus en plus habile à son numéro de miroir, Rigaut se glisse dans la peau de la femme qui l'a quitté : "N'est-ce pas moi la plus folle? Ce fou, je lui reste attachée; pourquoi? Il sourit quelquefois et c'est toutes les chansons d'amour qui deviennent vraies. Jamais il ne menace, il sait faire peur. Quand il part, il dit au revoir, ses lèvres disparaissent: c'est comme s'il disait au revoir à lui-même. Il n'a pas besoin de dire toujours ou jamais; c'est avec lui toujours et jamais, c'est sa monnaie de poche." Mais Gladys Barber retrouve ses esprits et demande le divorce.

"L'hiver commence et sa soûlographie. Je ne suis pas marié.", écrit Rigaut qui ne parvient plus à rajuster son masque. Et l'hiver est rude. Privé de la fortune de sa femme, Rigaut survit difficilement. Les "jobs" se multiplient, de moins en moins glorieux. Après avoir travaillé pour Seligman, puis A. Poloussof, Rigaut lit et donne son avis sur les pièces proposées à "un théâtre en formation", puis "plante des clous" pour l'antiquaire Jansen. Bref, il a, comme il l'avoue lui-même, "différentes périodes, inégalement brillantes."

  Minetta Street, New York (all rights reserved)
 
Minetta Street, New York
(all rights reserved)

Ses finances précaires l'amènent à changer fréquemment d'adresse. Park avenue semble bien loin désormais. Rigaut se retrouve habiter un temps Minetta Street, "une rue misérable comme on en voit dans les films de Charlot, où une tripotée d'enfants circule entre les intérieurs de volaille et les épluchures de melon d'eau, avec d'assez jolies maisons victoriennes.". Le quartier fut le premier ghetto noir de New York avant de recevoir les immigrants irlandais et juifs. Dans les années 20, les bars clandestins y voisinent avec les taudis.

Une aubaine pour Rigaut à qui le malheur donne soif : "Peut-être est-ce ma voie. Je bois, je suis devenu un peu ivrogne; notez-le, je perds rarement ma dignité. Je bois à plusieurs, avec les femmes surtout. Et je bois seul avec de grands hoquets..." Et si l'alcool ne suffit pas pour brouiller l'image du miroir, il reste toujours la drogue. Aprè l'opium, la morphine; après la cocaïne, l'héroïne. L'aiguille qu'on s'enfonce dans le bras parvient à donner une impression de réalité.

Quand l'argent manque par trop, il se nourrit d'une banane par jour. Il a faim, "mais faim dans du linge très net, merci." La pauvreté ne semble pas cependant le troubler outre mesure. Peut-être même éprouve-t-il un certain soulagement à ne plus avoir à mentir et feindre d'aimer la richesse, feindre de désirer : "Et plus je suis dépossédé, plus je me possède."

Parfois le corps se rappelle à son souvenir et la mort montre sa tête à la porte : "La semaine passée, j'ai eu pendant la nuit une crise de delirium tremens, récompense de six ou sept années d'ivrognerie et d'une longue année de drogues." Rigaut meurt et ressuscite encore une fois. Mais il a presque trente ans. Son visage s'empâte : "Je bois mais il n'y paraît guère que dans le quatrième menton que je promènne à présent". Il pourrait sans doute séduire encore quelques dames, à condition de n'être pas trop regardant. Une "vieille toquée, sujette à des visions, où elle voit mon profil sur le coeur sanglant de Jésus, ou moi-même marcher sur une mer démontée un as de trèfle dans une main", lui fait de avances. Rigaut lui résiste sans peine : "Je suis impuissant, pourvu que ça dure."

Rigaut a beau hausser les épaules et ricaner : "Allons, c'est bien de sa faute, on ne meurt pas de ça. Est-ce que je suis jamais mort, moi?", sa situation morale et matérielle empire de mois en mois. A une amie, il explique : "Je ne fais pas de projets. Il y a les soirées ratées et celles qui le sont moins. Il y a l'ennui, bien sûr." Bien sûr... Comment distraire ce vieux compagnon? Sortir dans la rue regarder les jeune femmes qui au printemps "se collent des tétines en caoutchouc sur les seins pour faire pointer les corsages"... Rester dans sa chambre, d'où il entend les bruits du dancng d'en-bas, à fabriquer des cocottes en papier ou, avec un paquet de cartes, tromper le temps entre deux verres, deux piquüres, en apprenant de nouvelles réussites... "Moi, le plus bel ornement de cette pièce, aussi vivant que le fauteuil et que la lampe".

Mais Rigaut cherche encore et toujours à ne pas mourir. Gladys Barber se tient entre lui et la mort. Il écrit , il supplie : "Je vous entraînerai dans une solitude telle que la mort pourrait nous oublier. Vous serez mon bouclier contre tout le reste. Personne n'a idée de ma faiblesse - tout est la mort, tout est menace - le plus et le moins, tout. Vivre aussi terrible que mourir. Je me cache derrière vous. Quatre murs, et entre la porte et moi, vous." Car malgré tout, Rigaut espère encore un mot, un geste de pardon venant de Gladys. Il continue de correspondre avec elle : "Presque régulièrement un jour après vous avoir écrit j'ai la chance de recevoir une lettre de vous. C'est dans le but d'en avoir une dernière que je vous adresse cette lettre." Drieu avait dit que Rigaut ne pouvait aimer que des femmes qui ne l'aimaient pas. Gladys Barber reste inflexible, impitoyable devant un Rigaut à genoux : "Que faites-vous de moi? Je m'humilie jusqu'à espérer encore. Avez-vous perdu tout soin de moi, en avez-vous jamais eu? Je passe une heure à vous injurier, l'autre à vous appeler. Je sais, je sais tout ce qui vous manque et tout ce qui vous gâte, mais je ne sais pas vivre sans vous. Peut-être vous aimerais-je moins si vous n'étiez si terrible, si impardonnable."

1928. Arrive un nouvel automne et Rigaut décide de rentrer en France parce qu'il n'a pas plus de raison de rester à New York qu'il n'en a de retourner à Paris. Personne ne l'attend plus nulle part. Il ne ramènera pas de blonde. Mais sa valise n'est pas tout à fait vide. Il y range des formules de "cablegram", des pages arrachées à des bloc-notes, des feuilles de papier aux en-tête qui sonnent comme la chronique de ses échecs ( Allerton House, 45 East 55th Street, New York City; The Sulgrave, New York; 20 West 48th Street ), toutes couvertes de son écriture. Lord Patchogue et le miroir font le voyage de retour avec lui.

Il faut remettre le masque. Offrir aux autres l'image qu'ils veulent voir. En se forçant un peu, on arrive à ricaner qu'il n'y a rien à regretter : "Rigaut, homme du monde, parfaitement apprivoisé, il y avait de quoi rire. Aux lèvres un sourire permanent qui me dispensait de répondre à des remarques ou des questions que je ne comprenais pas. J'ai vécu dans un horrible palais où j'avais plus de baignoires que de doigts de pieds."

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Avril 2000)

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