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JACQUES RIGAUT - INTRO ET SOMMAIRE
 
Jacques Rigaut
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"Qui voyage sur un bateau?
C'est Rigaut."
Philippe Soupault

  Reflet de J.Rigaut (all rights reserved)
 
Reflet de J.Rigaut
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Le navire Dada coule? Rigaut l'abandonne et se laisse porter par les flots juqu'au Ritz. Paris est toujours une fête. Avec comme passeports de beaux costumes bien taillés, un visage d'acteur de cinéma et une froideur blasée tout à fait chic, Rigaut s'aventure dans le beau monde : "Attention, je vais mentir. Prenez garde à vos sourires. Je veux être riche".

Comme il possède un certain talent pour "jouer avec sa garde-robe" et donner d'improbables rendez-vous place de la Concorde, il s'affuble du masque du gigolo. Séduire n'est pas difficile. Il suffit de laisser tomber quelques phrases du style : "Je compte les femmes en cylindres", d'un cynisme lapidaire autant que moderne. Déjà Rigaut s'imagine de nouveaux miroirs et se voit "dans les glaces d'un hall de gratte-ciel, entouré de femmes milliardaires, parmi lesquelles une serait son élue." (Jacques-Emile Blanche, Sur Jacques Rigaut)

Et Rigaut séduit. Il est (encore) jeune; il est beau; il est amusant; et, ultime appât, il porte son suicide à la boutonnière. Comment lui résister : "Tout était mortel dans tes mains : toutes ces brosses sur la toilette. Tu coiffais tes beaux cheveux vivants et tu sortais dans les salons, les bars, un sentiment de l'amour impossible, néfaste crispait le coeur de quelques femmes." (Drieu la Rochelle, Adieu à Gonzague).

D'une femme l'autre, d'un lit l'autre, Rigaut passe de bras en bras. Un jour, il rencontre une Américaine, qui lui parle du mari et des huit amants qu'elle a laissés à New York, et le touche au coeur quand elle dit admirer un ami parce qu'il est "so impersonal". Une femme moderne, pratique, qui garde "en permanence au fond du vagin un petit appareil qui lui permettait de ne pas courir dans son cabinet de toilette après avoir fait l'amour". Rigaut fait l'amour donc, et prend des notes.

Les jeux du sexe sont mécaniques, répétitifs, tristes : "Elle glissait ses mains sous le gilet mais je devais moi-même déboutonner la chemise, pour qu'elle passât ses mains sur ma peau. Ses mains allaient même jusqu'à me caresser les couilles et vérifier la fermeté de mon membre, mais par-dessus le pantalon, pour qu'elle touchât mon sexe nu, il fallait que je conduise sa main, qui ne s'éloignait pas immédiatement mais qui cessait d'être mobile. Pendant qu'elle se livrait à ces jeux, je fermais les yeux comme pour lui cacher que j'étais conscient."

Jamais Rigaut ne perd la tête, ne s'oublie. Que sont les yeux des femmes qu'il couche sous lui, sinon des miroirs qui lui renvoient l'image de son ennui? Le plaisir autant que l'amour sont absentes des nuits mornes de Jacques Rigaut : "J'ai fait plus d'une sottise de cette sorte, dans le souci d'une espèce de résultat littéraire (...) Une sorte de goût imbécile pour le pittoresque et surtout le pittoresque cynique, qui n'est pas ce qu'il y a de moins méprisable en moi."

La peau des femmes, leur chair, ne peuvent rien contre le vieil ennemi de Rigaut. Au contraire, elles le renforcent : "Et lorsque j'eus fait l'amour, quel ennui. C'était la première Américaine avec laquelle je couchais." Il fallait tenter l'expérience, non qu'on en attendait grand-chose, mais juste pour mettre les choses au clair, pour pouvoir, de retour dans sa petite chambre bien rangée, dans sa cellule, rédiger le constat d'un nouvel échec : "J'ai manqué être un gigolo. J'ai manqué être un débauché."

Rigaut ne s'arrète pas en si bon chemin ; il fouille la plaie plus profond. Il croyait aimer cette femme ; pourquoi ne l'aime-t-il pas? La réponse sonne comme une condamnation à mort : "parce qu'elle ne m'aime pas et n'est pas aimée".

Pour se consoler de n'être pas aimé, de rester un jeune homme pauvre, il faut, écrit Céline, "tout essayer, se saouler avec n'importe quoi, du vin, du pas cher, de la masturbation, du cinéma." (Voyage au bout de la nuit.) Du contact des corps, Rigaut conclut : "est-ce que ce n'était pas beaucoup mieux que les deux partenaires se soient séparés pour se branler chacun de leur côté." Et il s'étourdit aussi dans les salles obscures: le visage des actrices, monumental, inaccessible, rayonne là-haut sur l'écran blanc.

Mae Murray (all rights reserved)  
Mae Murray
(all rights reserved)

 
Des femmes idéales que l'on peut admirer, dissimulé dans l'obscurité, des femmes qui ne parlent pas et qui ne toucheront pas votre corps, des femmes qui ne sont, elles aussi, qu'un mirage de lumière qui bouge, un reflet. De celles-ci Rigaut peut tomber amoureux sans risquer qu'elles ne l'aiment pas : "Les drames de la coquetterie. Son petit rire qu'on ne gouvernera jamais, ses derniers mensonges, ses prochains mensonges, ses robes, ses enfantillages exaspérants, ses ultimatums à propos d'un gant ou d'une promenade, tout ce qu'on ne sait pas, la terreur et le désir d'une inévitable rupture, sa tendresse au moment où l'on ne l'espère plus, son incorrigible gaieté, et le souvenir de ce long corps trop agile, d'une récompense extravagante, d'un vice, je suis amoureux de Mae Murray".

On peut aussi acheter des remèdes au mal de vivre : des alcools, des drogues, de quoi faire de la lâcheté une vertu. "Pendant deux mois je n'ai pas su l'heure qu'il était grâce à l'opium, à l'absinthe, à la coco et à la générosité d'une femme." Deux mois de gagnés. Et plus que jamais le fameux ricanement résonne à travers Paris, un ricanement qui hante encore Drieu bien après qu'il se soit tu : "Et puis le soir arrivait. Alors tu te droguais, tu te piquais, tu riais, riais, riais. Tu avais des dents pour un ricanement inoubliable : fortes et serrées et solides dans une forte mâchoire, dans une figure au cuir large. Tu riais, tu ricanais; et puis tu tombais mort. Mais tu renaissais , dans ce temps-là, chaque lendemain" (Adieu à Gonzague)

  Pierre Drieu la Rochelle - photo : Harlingue-Viollet (all rights reserved)
 
Pierre Drieu la Rochelle
photo : Harlingue-Viollet
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On peut aussi rencontrer une jeune et riche Américaine, blonde comme Mae Murray et en instance de divorce. Drieu, Aragon, Céline en rêvent, de la jeune et belle fille d'Amérique, de la blonde aux longues jambes, aux cuisses musclées, aux fesses dures, qui les prendra par la main et les tirera d'une rive de l'Atlantique à l'autre. Celle qui tend la main à Rigaut se nomme Gladys Barber. A sa suite, il fait un premier voyage aux Etats-Unis. Voyage qui ne peut être que décevant : "New York, qu'on loue d'être si différente. Moi je suis bien le même". Rigaut n'a pas l'âme touristique.

Le 20 juillet 1924, alors qu'il séjourne chez Cecil Stewart, à Oyster Bay, Jacques Rigaut se refarde dans une vitre, peinte sur une face, qui semble un grand miroir en pied : "J'ai pris un léger élan et, le front en avant, j'ai traversé la glace. Ce fut facile et ma gique - une légère coupure au front, blessure imperceptible et fatale." Ce jour là, Rigaut est passé littéralement de l'autre côté du miroir. Il a changé de place avec son reflet.

Ses amis se sont levés, se pressent autour de lui. Miracle : il est à peine blessé, juste "une fine, oblique coupure unique", un "mince filet rouge" qui lui rature le front. On ramasse les débris de la vitre. On s'étonne de la chance qu'a eu l'ami Jacques. Personne ne se rend compte qu'il a disparu, qu'il est resté prisonnier du miroir.

Ce n'est que le premier pas qui coûte. De l'autre côté du miroir l'attendait la mort. Depuis le temps qu'elle fait le pied de grue! Et Rigaut constate : "L'envers vaut l'endroit, il fallait s'y attendre." Entre vie et mort, il n'y a qu'un battement de coeur, une mince coupure. Rigaut a conscience que le néant l'entoure, l'enveloppe, prend ses mesures: "Vivant, je le suis s'il ne s'agit que du mouvement du coeur et des marques extérieures de la politesse." Il n'y a pas à regretter de quitter la vie. L'endroit vaut l'envers. Il n'y a pas à souhaiter la mort. L'envers vaut l'endroit. Il n'y a même pas à choisir entre noir et blanc, entre dame de coeur et dame de pique puisque le jeu est faussé : "Il n'échappe à personne que l'adage "Tous les chemins mènent à Rome" est une sorte de calembour, Rome ne pouvant signifier que Mort, qu'on a retourné." L'envers vaut l'endroit.

Rigaut a la révélation du néant, et de sa propre inexistence. Il n'est plus là : "Touchez-moi au front, bien! Maintenant regardez vos doigts, ils sont tachés de mon sang. Quand je dis mon front, mon sang, c'est une concession aux habitudes du langage. Si je doute de mon existence, je ne conteste pas l'existence mais seulement qu'elle soit mienne." Captif du miroir, il n'est plus que le reflet des autres ; "C'est moi que vous regardez et c'est vous que vous voyez, vous êtes incorrigible."

Si la vie et la mort ne sont que l'envers et l'endroit d'une même pièce de monnaie, le néant, que risque-t-on à jouer chacun de ses actes à pile ou face. On ne risque pas de perdre puisqu'on ne peut pas gagner. Son ami, Jacques-Emile Blanche, constate qu'à partir "d'un certain moment, toutes les décisions de sa journée dépendirent d'un coup de ces dés qu'il portait sur lui. Il se jouait lui-méme aux cartes, sachant qu'il perdrait ", (Sur Jacques Rigaut).

Peut-être est-ce sur un jet de dés ou en tirant une carte que Rigaut décide de repartir pour New York, d'y rejoindre Gladys Barber et de se fare épouser. Mais qu'a-t-il à perdre en quittant Paris? Certes, il y a retrouvé ses amis, ses chers et attentionnés amis qui l'invitent même en vacances. L'été, la plage, la villa. On se croirait en famille. Drieu et Aragon dans le rôle des grands frères, du père, de la mère qui, chaque jour, redoutent (espèrent?) le pire : Fais ceci, ne fais pas cela. Que vas-tu devenir? Sois plus sociable. Dis bonjour. Sois poli. Bien sûr, ses amis n'agissent ainsi que pour son bien. Rigaut n'est pas dupe: "Mais quant à vous, mes amis, mes bons amis, quel dommage qu'on ne puisse pas se promener avec un revolver dans chaque main pour tirer sur vos sales gueules." Mais tout plutôt que de blesser ses amis.

Ils attendent de lui qu'il se comporte en sale gosse, qu'il boude, qu'il ricane, qu'il gâche les belles vacances à Biarritz? Rien de plus facile. En miroir honnête, Rigaut renvoie l'image qu'on lui présente : "Tu jetais sur toutes choses le regard dépris du chrétien : le soleil ne brillait pas, la mer ne remuait pas, ce n'était pas une bonne saison pour les seins. Avec quel pâle sourire tu me disais : "C'est une belle femme", avec quel ricanement tu ajoutais : "Je la clouerais bien sur ma paillasse." (Pierre Drieu la Rochelle, Adieu à Gonzague) En fait, Rigaut est aussi fragile qu'un enfant qui ne veut pas lever le bras pour parer une gifle : "Il prenait tout en plein visage, constate Jacques Porel. Faible mais courageux. Ce drogué était la pureté même." (Fils de Réjane)

Et quand en août 1924, la Nouvelle Revue Française publie La valise vide, une nouvelle de Drieu la Rochelle qui représente Rigaut , sous les traits de Gonzague, comme un raté, un velléitare et un aigri, Rigaut prend l'insulte en plein visage et sourit. Pour la galerie. Maurice Martin du Gard, qui n'est pas la finesse même, est dupe de la comédie : "Je le vis ensuite assez flatté de se reconnaître dans la nouvelle de Drieu, ayant d'ailleurs tout fait pour y entrer et affectant d'offrir, puis de taire, quelques secrets nouveaux sur sa personne avec une incroyable forfanterie, lorsque en arrivant quelque part il y trouvait son biographe et qu'on louait celui-ci d'avoir épuisé son sujet." (Les Mémorables).

"Qu'on ne me mêle pas à mes affaires", avait prévenu Rigaut. Qu'on n'espère pas de lui qu'il montre sa douleur ; un ricanement suffira. Pourtant il est blessé, profondément blessé de la cruauté de Drieu. Si blessé que quatre ans plus tard, quand il écrit à une amie, échoué dans une chambre d'hotel new-yorkais, seul avec son ennui, il reprend la formule de Drieu : "Peut-être reviendrai-je un jour avec une surprise très blonde (et malheur à ceux qui en feront pas assez ou trop) - sinon la valise vide."

Non, décidément, Rigaut n'à rien à perdre à s'en aller. André Breton va ouvrir sa petite boutique surréaliste, devenir un honnête et prospère commerçant des lettres. Breton, Aragon, Drieu la Rochelle construisent, renforcent, consolident leur position dans le petit monde littéraire. Ils sont en route vers la gloire, quitte à sauter si besoin est dans les wagons de la première idéologie qui passe; quitte à mettre en devanture les bonheurs du jour du bric-à-brac contemporain : Freud, Marx, Staline, Lénine, Mussolini, Hitler...

Pas question pour Rigaut de devenir chef de rayon au grand Bazar du Siècle. Comment pourrait-il trafiquer de la certitude, de la foi, lui qui doute de tout? Rimbaud, déjà, avait commis un crime de lèse-poésie en abandonnant le troupeau des élus pour s'en aller vendre des armes en Ethiopie. La littérature est un tour de passe-passe, une illusion, qui nécessite, pour emporter la conviction du public, que l'artiste fasse semblant au moins d'y croire. Rimbaud hausse les épaules et s'en va. Cravan gueule: "Toute la littérature, c'est : ta, ta, ta, ta, ta, ta. L'Art, l'Art, ce que je m'en fiche de l'Art! Merde! nom de Dieu!". Heureusement, ces empêcheurs de publier en rond ont la bonne idée de mourir jeunes, laissant la place libre aux écrivains à sang-froid, les Gide, les Breton, les Aragon, qui savent qu'une carrère cela se bâtit jour après jour, qu'une mention dans le Larousse se gagne à force d'hypocrisie et de compromissions, et que qui veut finir pape ou grand poète national, doit d'abord et avant tout savoir durer.

Passe de ne pas être sérieux quand on a vingt ans mais le temps arrive où il faut savoir trouver sa place dans le petit jeu de la société et s'y tenir. Les amis de Rigaut froncent les sourcils, prennent un ton paternel: est-ce charitable de déchirer ce qu'on écrit quand tant d'autres se vendent corps et âme pour être publiés? Est-ce raisonnable de collectionner les boîtes d'allumettes et les cendriers de night-clubs quand les camarades investissent dans l'art nègre? Est-ce bien élevé de fréquenter les bordels quand les collègues riment studieusement amour et toujours? Est-ce prudent de dire tout haut qu'on n'a pas de talent quand les autres ne demandent qu'à le croire?

Aussi, au début de l'année 1925, les amis de Rigaut lui rendent le pire service qu'il pouvait attendre d'eux : ils l'aident à trouver l'argent pour acheter un billet sur un paquebot vers l'Amérique. New York sera son Harrar.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Avril 2000)

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